Les Dieux ont soif

Chapitre 14

 

 

Levé dès l’aube, le Père Longuemare, ayant balayé la chambre,s’en alla dire sa messe dans une chapelle de la rue d’Enfer,desservie par un prêtre insermenté. Il y avait à Paris des milliersde retraites semblables, où le clergé réfractaire réunissaitclandestinement de petits troupeaux de fidèles. La police dessections, bien que vigilante et soupçonneuse, fermait les yeux surces bercails cachés, de peur des ouailles irritées et par un restede vénération pour les choses saintes. Le Barnabite fit ses adieuxà son hôte, qui eut grand-peine à obtenir qu’il revînt dîner, etl’engagea enfin par la promesse que la chère ne serait ni abondanteni délicate.

Brotteaux, demeuré seul, alluma un petit fourneau de terre;puis, tout en préparant le dîner du religieux et de l’épicurien, ilrelisait Lucrèce et méditait sur la condition des hommes.

Ce sage n’était pas surpris que des êtres misérables, vainsjouets des forces de la nature, se trouvassent le plus souvent dansdes situations absurdes et pénibles; mais il avait la faiblesse decroire que les révolutionnaires étaient plus méchants et plus sotsque les autres hommes, en quoi il tombait dans l’idéologie. Aureste, il n’était point pessimiste et ne pensait pas que la vie fûttout à fait mauvaise. Il admirait la nature en plusieurs de sesparties, spécialement dans la mécanique céleste et dans l’amourphysique et s’accommodait des travaux de la vie en attendant lejour prochain où il ne connaîtrait plus ni craintes nidésirs.

Il coloria quelques pantins avec attention et fit une Zerlinequi ressemblait à la Thévenin. Cette fille lui plaisait et sonépicurisme louait l’ordre des atomes qui la composaient.

Ces soins t’occupèrent jusqu’au retour du Barnabite.

– Mon Père, fit-il en lui ouvrant la porte, je vous avais biendit que notre repas serait maigre. Nous n’avons que des châtaignes.Encore s’en faut-il qu’elles soient bien assaisonnées.

– Des châtaignes ! s’écria le Père Longuemare en souriant,il n’y a point de mets plus délicieux. Mon père, monsieur, était unpauvre gentilhomme limousin, qui possédait, pour tout bien, unpigeonnier en ruines, un verger sauvage et un bouquet dechâtaigniers. Il se nourrissait, avec sa femme et ses douzeenfants, de grosses châtaignes vertes, et nous étions tous forts etrobustes. J’étais le plus jeune et le plus turbulent; mon pèredisait, par plaisanterie, qu’il faudrait m’envoyer à l’Amériquefaire le flibustier. Ah monsieur, que cette soupe aux châtaignesest parfumée! Elle me rappelle la table couronnée d’enfants oùsouriait ma mère.

Le repas achevé, Brotteaux se rendit chez Joly, marchand dejouets rue Neuve-des-Petits-Champs, qui prit les pantins refuséspar Caillou et en commanda non pas douze douzaines à la fois commecelui-ci, mais bien vingt quatre douzaines pourcommencer.

En atteignant la rue ci-devant Royale, Brotteaux vit sur laplace de la Révolution étinceler un triangle d’acier entre deuxmontants de bois c’était la guillotine. Une foule énorme et joyeusede curieux se pressait autour de l’échafaud, attendant lescharrettes pleines. Des femmes, portant l’éventaire sur le ventre,criaient les gâteaux de Nanterre. Les marchands de tisane agitaientleur sonnette; au pied de la statue de la Liberté, un vieillardmontrait des gravures d’optique dans un petit théâtre surmontéd’une escarpolette où se balançait un singe. Des chiens, sousl’échafaud, léchaient le sang de la veille. Brotteaux rebroussavers la rue Honoré.

Rentré dans son grenier, où le Barnabite lisait son bréviaire,il essuya soigneusement la. table et y mit sa boite de couleursainsi que les outils et les matériaux de son état.

– Mon Père, dit-il, si vous ne jugez pas cette occupationindigne du sacré caractère dont vous êtes revêtu, aidez-moi, jevous prie, à fabriquer des pantins. Un sieur Joly m’en a fait, cematin même, une assez grosse commande. Pendant que je peindrai cesfigures déjà formées, vous me rendrez grand service en découpantdes têtes, des bras, des jambes et des troncs sur les patrons quevoici. Vous n’en sauriez trouver de meilleurs ils sont d’aprèsWatteau et Boucher.

– Je crois, en effet, monsieur, dit Longuemare, que Watteau etBoucher étaient propres à créer de tels brimborions il eût mieuxvalu, pour leur gloire, qu’ils s’en fussent tenus à d’innocentspantins comme ceux-ci. Je serais heureux de vous aider, mais jecrains de n’être pas assez habile pour cela.

Le Père Longuemare avait raison de se défier de son adresseaprès plusieurs essais malheureux, il fallut bien reconnaître queson génie n’était pas de découper à la pointe du canif, dans unmince carton, des contours agréables. Mais quand, à sa demande,Brotteaux lui eut donné de la ficelle et un passe-lacet, il serévéla très apte à douer de mouvement ces petits êtres qu’iln’avait su former, et à les instruire à la danse. Il avait bonnegrâce à les essayer ensuite en faisant exécuter à chacun d’euxquelques pas de gavotte, et, quand ils répondaient à ses soins, unsourire glissait sur ses lèvres sévères.

Une fois qu’il tirait en mesure la ficelle d’un Scaramouche:

– Monsieur, dit-il, ce petit masque me rappelle une singulièrehistoire. C’était en 1746 j’achevais mon noviciat, sous ladirection du Père Magitot, homme âgé, de profond savoir et de mœursaustères. A cette époque, il vous en souvient peut-être, lespantins, destinés d’abord à l’amusement des enfants, exerçaient surles femmes et même sur les hommes jeunes et vieux un attraitextraordinaire; ils faisaient fureur à Paris. Les boutiques desmarchands à la mode en regorgeaient; on en trouvait chez lespersonnes de qualité, et il n’était pas rare de voir à la promenadeet dans les rues un grave personnage faire danser son pantin.L’âge, le caractère, la profession du Père Magitot ne le gardèrentpoint de la contagion. Alors qu’il voyait chacun occupé à fairesauter un petit homme de carton, ses doigts éprouvaient desimpatiences qui lui devinrent bientôt très importunes. Un jour quepour une affaire importante, qui intéressait l’ordre tout entier,il faisait visite à monsieur Chauvel, avocat au Parlement, avisantun pantin suspendu à la cheminée, il éprouva une terrible tentationd’en tirer la ficelle. Ce ne fut qu’au prix d’un grand effort qu’ilen triompha. Mais ce désir frivole le poursuivit et ne lui laissaplus de repos. Dans ses études, dans ses méditations, dans sesprières, à l’église, dans le chapitre, au confessionnal, en chaire,il en était obsédé. Après quelques jours consumés dans un troubleaffreux, il exposa ce cas extraordinaire au général de l’ordre,qui, en ce moment, se trouvait heureusement à Paris. C’était undocteur éminent et l’un des princes de l’église de Milan. Ilconseilla au Père Magitot de satisfaire une envie innocente dansson principe, importune dans ses conséquences et dont l’excèsmenaçait de causer dans l’âme qui en était dévorée les plus gravesdésordres. Sur l’avis ou, pour mieux dire, par l’ordre du général,le Père Magitot retourna chez monsieur Chauve!, qui le reçut, commela première fois, dans son cabinet. Là, retrouvant le pantinaccroché à la cheminée, il s’en approcha vivement et demanda à sonhôte la grâce d’en tirer un moment la ficelle.. L’avocat la luiaccorda très volontiers et lui confia que parfois il faisait danserScaramouche (c’était le nom du pantin) en préparant ses plaidoirieset que, la veille encore, il avait réglé sur les mouvements deScaramouche sa péroraison en faveur d’une femme accusée faussementd’avoir empoisonné son mari. Le Père Magitot saisit en tremblant laficelle, et vit sous sa main Scaramouche s’agiter comme un possédéqu’on exorcise. Ayant ainsi contenté son caprice, il fut délivré del’obsession.

– Votre récit ne me surprend pas, mon Père, dit Brotteaux. Onvoit de ces obsessions. Mais ce ne sont pas toujours des figures decarton qui les causent.

Le Père Longuemare, qui était religieux, ne parlait jamais dereligion; Brotteaux en parlait constamment. Et, comme il se sentaitde la sympathie pour le Barnabite, il se plaisait à l’embarrasseret à le troubler par des objections à divers articles de ladoctrine chrétienne.

Une fois, tandis qu’ils fabriquaient ensemble des Zerlines etdes Scaramouches :

– Quand je considère, dit Brotteaux, les événements qui nous ontmis au point où nous sommes, doutant quel parti, dans la folieuniverselle, a été le plus fou, je ne suis pas éloigné de croireque ce fut celui de la cour.

– Monsieur, répondit le religieux, tous les hommes deviennentinsensés, comme Nabuchodonosor, quand Dieu les abandonne; mais nulhomme, de nos jours, ne plongea dans l’ignorance et l’erreur aussiprofondément que monsieur l’abbé Fauchet, nul homme ne fut aussifuneste au royaume que celui-là. Il fallait que Dieu fût ardemmentirrité contre la France, pour lui envoyer monsieur l’abbéFauchet!

– Il me semble que nous avons vu d’autres malfaiteurs que cemalheureux Fauchet.

– Monsieur l’abbé Grégoire a montré aussi beaucoup demalice.

– Et Brissot, et Danton, et Marat, et cent autres, qu’endites-vous, mon Père?

– Monsieur, ce sont des laïques les laïques ne sauraientencourir les mêmes responsabilités que les religieux. Ils ne fontpas le mal de si haut, et leurs crimes ne sont pointuniversels.

– Et votre Dieu, mon Père, que dites-vous de sa conduite dans larévolution présente?

– Je ne vous comprends pas, monsieur.

– Épicure a dit « Ou Dieu veut empêcher le mal et ne le peut, ouil le peut et ne le veut, ou il ne le peut ni ne le veut, ou il leveut et le peut. S’il le veut et ne le peut, il est impuissant;s’il le peut et ne le veut, il est pervers; s’il ne le peut ni nele veut, il est impuissant et pervers; s’il le veut et le peut, quene le fait-il, mon Père? »

Et Brotteaux jeta sur son interlocuteur un regardsatisfait.

– Monsieur, répondit le religieux, il n’y a rien de plusmisérable que les difficultés que vous soulevez. Quand j’examineles raisons de l’incrédulité, il me semble voir des fourmis opposerquelques brins d’herbe comme une digue au torrent qui descend desmontagnes. Souffrez que je ne dispute pas avec vous j’y aurais tropde raisons et trop peu d’esprit. Au reste, vous trouverez votrecondamnation dans l’abbé Guénée et dans vingt autres. Je vous diraiseulement que ce que vous rapportez d’Épicure est une sottise caron y juge Dieu comme s’il était un homme et en avait la morale. Ehbien monsieur, les incrédules, depuis Celse jusqu’à Bayle etVoltaire, ont abusé les sots avec de semblablesparadoxes.

– Voyez, mon Père, dit Brotteaux, où votre foi vous entraîne.Non content de trouver toute la vérité dans votre théologie, vousvoulez encore n’en rencontrer aucune dans les ouvrages de tant debeaux génies qui pensèrent autrement que vous.

– Vous vous trompez entièrement, monsieur, répliqua Longuemare.Je crois, au contraire, que rien ne saurait être tout à fait fauxdans la pensée d’un homme. Les athées occupent le plus bas échelonde la connaissance; à ce degré encore, il reste des lueurs deraison et des éclairs de vérité, et, alors même que les ténèbres lenoient, l’homme dresse un front où Dieu mit l’intelligence: c’estle sort de Lucifer.

– Eh bien, monsieur, dit Brotteaux, je ne serai pas si généreuxet je vous avouerai que je ne trouve pas dans tous les ouvrages desthéologiens un atome de bon sens.

Il se défendait toutefois de vouloir attaquer la religion, qu’ilestimait nécessaire aux peuples; il eût souhaité seulement qu’elleeût pour ministres des philosophes et non des controversistes. IIdéplorait que les Jacobins voulussent la remplacer par une religionplus jeune et plus maligne, par la religion de la liberté, del’égalité, de la république, de la patrie. Il avait remarqué quec’est dans la vigueur de leur jeune âge que les religions sont leplus furieuses et le plus cruelles, et qu’elles s’apaisent envieillissant. Aussi, souhaitait-il qu’on gardât le catholicisme,qui avait beaucoup dévoré de victimes au temps de sa vigueur, etqui maintenant, appesanti sous le poids des ans, d’appétitmédiocre, se contentait de quatre ou cinq rôtis d’hérétiques encent ans.

– Au reste, ajouta-t-il, je me suis toujours bien accommodé desthéophages et des christicoles. J’avais un aumônier aux Iletteschaque dimanche, on y disait la messe; tous mes invités yassistaient. Les philosophes y étaient les plus recueillis et lesfilles d’Opéra les plus ferventes. J’étais heureux alors etcomptais de nombreux amis.

– Des amis, s’écria le Père Longuemare, des amis ! Ahmonsieur, croyez-vous qu’ils vous aimaient, tous ces philosophes ettoutes ces courtisanes, qui ont dégradé votre âme de telle sorteque Dieu lui-même aurait peine à y reconnaître un des temples qu’ila édifiés pour sa gloire?

 

Le Père Longuemare continua d’habiter huit jours chez lepublicain sans y être inquiété. Il suivait, autant qu’il pouvait,la règle de sa communauté et se levait de sa paillasse pourréciter, agenouillé sur le carreau, les offices de nuit. Bienqu’ils n’eussent tous deux à manger que de misérables rogatons, ilobservait le jeûne et l’abstinence. Témoin affligé et souriant deces austérités, le philosophe lui demanda, un jour :

– Croyez-vous vraiment que Dieu éprouve quelque plaisir à vousvoir endurer ainsi le froid et la faim?

– Dieu lui-même, répondit le moine, nous a donné l’exemple de lasouffrance.

Le neuvième jour depuis que le Barnabite logeait dans le grenierdu philosophe, celui-ci sortit entre chien et loup pour porter sespantins à Joly, marchand de jouets, rue Neuve-des-Petits-Champs. Ilrevenait heureux de les avoir tous vendus, lorsque, sur laci-devant place du Carrousel, une fille en pelisse de satin bleubordée d’hermine, qui courait en boitant, se jeta dans ses bras etle tint embrassé à la façon des suppliantes de tous lestemps.

Elle tremblait; on entendait les battements précipités de soncœur. Admirant comme elle se montrait pathétique dans sa vulgarité,Brotteaux, vieil amateur de théâtre, songea que mademoiselleRaucourt ne l’eût pas vue sans profit.

Elle parlait d’une voix haletante, dont elle baissait le ton depeur d’être entendue des passants

– Emmenez-moi, citoyen, cachez-moi, par pitié! Ils sont dans machambre, rue Fromenteau. Pendant qu’ils montaient, je me suisréfugiée chez Flora, ma voisine, et j’ai sauté par la fenêtre dansla rue, de sorte que je me suis foulé le pied. Ils viennent; ilsveulent me mettre en prison et me faire mourir. La semainedernière, ils ont fait mourir Virginie.

Brotteaux comprenait bien qu’elle parlait des délégués du Comitérévolutionnaire de la section ou des commissaires du Comité desûreté générale. La Commune avait alors un procureur vertueux, lecitoyen Chaumette, qui poursuivait les filles de joie comme lesplus funestes ennemies de la République. Il voulait régénérer lesmœurs. A vrai dire, les demoiselles du Palais-Égalité étaient peupatriotes. Elles regrettaient l’ancien état et ne s’en cachaientpas toujours. Plusieurs avaient été déjà guillotinées commeconspiratrices, et leur sort tragique avait excité beaucoupd’émulation chez leurs pareilles.

Le citoyen Brotteaux demanda à la suppliante par quelle fauteelle s’était attiré un mandat d’arrêt.

Elle jura qu’elle n’en savait rien, qu’elle n’avait rien faitqu’on pût lui reprocher.

– Eh bien, ma fille, lui dit Brotteaux, tu n’es point suspectetu n’as rien à craindre. Va te coucher, et laisse-moitranquille.

Alors elle avoua tout

– J’ai arraché ma cocarde et j’ai crié « Vive le roi!»

Il s’engagea sur les quais déserts, avec elle. Serrée à sonbras, elle disait :

– Ce n’est pas que je l’aime, le roi; vous pensez bien que je nel’ai jamais connu et peut-être n’était-il pas un homme trèsdifférent des autres. Mais ceux-ci sont méchants. Ils se montrentcruels envers les pauvres filles. Ils me tourmentent, me vexent etm’injurient de toutes les manières; ils veulent m’empêcher de fairemon métier. Je n’en ai pas d’autre. Vous pensez bien que si j’enavais un autre, je ne ferais pas celui-là. Qu’est-ce qu’ilsveulent? Ils s’acharnent contre les petits, les faibles, lelaitier, le charbonnier, le porteur d’eau, la blanchisseuse. Ils neseront contents que lorsqu’ils auront mis contre eux tout le pauvremonde.

Il la regarda elle avait l’air d’un enfant. Elle ne ressentaitplus de peur. Elle souriait presque, légère et boitillante. Il luidemanda son nom. Elle répondit qu’elle se nommait Athénaïs et avaitseize ans.

Brotteaux lui offrit de la conduire où elle voudrait. Elle neconnaissait personne à Paris; mais elle avait une tante, servante àPalaiseau, qui la garderait chez elle.

Brotteaux prit sa résolution :

– Viens, mon enfant lui dit-il.

Et il l’emmena, appuyée à son bras.

Rentré dans son grenier, il trouva le Père Longuemare qui lisaitson bréviaire.

Il lui montra Athénaïs, qu’il tenait par la main :

– Mon Père, voilà une fille de la rue Fromenteau qui a crié «Vive le roi! » La police révolutionnaire est à ses trousses. Ellen’a point de gîte. Permettrez-vous qu’elle passe la nuitici?

Le Père Longuemare ferma son bréviaire :

– Si je vous comprends bien, dit-il, vous me demandez monsieur,si cette jeune fille, qui est comme moi sous le coup d’un mandatd’arrêt, peut, pour son salut temporel, passer la nuit dans la mêmechambre que moi.

– Oui, mon Père.

– De quel droit m’y opposerais-je? et, pour me croire offensé desa présence, suis-je sûr de valoir mieux qu’elle?

Il se mit, pour la nuit, dans un vieux fauteuil ruiné, assurantqu’if y dormirait bien. Athénaïs se coucha sur le matelas.Brotteaux s’étendit sur la paillasse et souffla lachandelle.

Les heures et les demies sonnaient aux clochers des églises ilne dormait point et entendait les souffles mêlés du religieux et dela fille. La lune, image et témoin de ses anciennes amours, se levaet envoya dans la mansarde un rayon d’argent qui éclaira lachevelure blonde, les cils d’or, le nez fin, la bouche ronde etrouge d’Athénaïs, dormant les poings fermés.

« Voilà, songea-t-il, une terrible ennemie de la République!»

Quand Athénaïs se réveilla, il faisait jour. Le religieux étaitparti. Brotteaux, sous la lucarne, lisant Lucrèce, s’instruisait,aux leçons de la muse latine, à vivre sans craintes et sans désirs;et toutefois il était dévoré de regrets et d’inquiétudes.

En ouvrant les yeux, Athénaïs vit avec stupeur sur sa tête lessolives d’un grenier. Puis elle se rappela, sourit à son sauveur ettendit vers lui, pour le caresser, ses jolies petites mainssales.

Soulevée sur sa couche, elle montra du doigt le fauteuil délabréoù le religieux avait passé la nuit.

– II est parti?. Il n’est pas allé me dénoncer, dites?

– Non, mon enfant. On ne saurait trouver plus honnête homme quece vieux fou.

Athénaïs demanda quelle était la folie de ce bonhomme; et, quandBrotteaux lui eut dit que c’était la religion, elle lui reprochagravement de parler ainsi, déclara que les hommes sans religionétaient pis que des bêtes et que, pour elle, elle priait Dieusouvent, espérant qu’il lui pardonnerait ses péchés et la recevraiten sa sainte miséricorde.

Puis, remarquant que Brotteaux tenait un livre à la main, ellecrut que c’était un livre de messe et dit :

– Vous voyez bien que, vous aussi, vous dites vos prières! Dieuvous récompensera de ce que vous avez fait pour moi.

Brotteaux lui ayant dit que ce livre n’était pas un livre demesse, et qu’il avait été écrit avant que l’idée de messer se fûtintroduite dans le monde, elle pensa que c’était une Clé desSonges, et demanda s’il ne s’y trouvait pas l’explication d’un rêveextraordinaire qu’elle avait fait. Elle ne savait pas lire et neconnaissait, par ouï-dire, que ces deux sortesd’ouvrages.

Brotteaux lui répondit que ce livre n’expliquait que le songe dela vie. La belle enfant, trouvant cette réponse difficile, renonçaà la comprendre et se trempa le bout du nez dans la terrine quiremplaçait pour Brotteaux les cuvettes d’argent dont il usaitautrefois. Puis elle arrangea ses cheveux devant le miroir à barbede son hôte, avec un soin minutieux et grave. Ses bras blancsrecourbés sur sa tête, elle prononçait quelques paroles, à longsintervalles.

– Vous, vous avez été riche.

– Qu’est-ce qui te le fait croire?

– Je ne sais pas. Mais vous avez été riche et vous êtes unaristocrate, j’en suis sûre.

Elle tira de sa poche une petite Sainte-Vierge en argent dansune chapelle ronde d’ivoire, un morceau de sucre, du fil, desciseaux, un briquet, deux ou trois étuis et, après avoir fait lechoix de ce qui lui était nécessaire, elle se mit à raccommoder sajupe, qui avait été déchirée en plusieurs endroits.

– Pour votre sûreté, mon enfant, mettez ceci à votre coiffe! luidit Brotteaux, en lui donnant une cocarde tricolore.

– Je le ferai volontiers, monsieur, lui répondit-elle; mais cesera pour l’amour de vous et non pour l’amour de lanation.

Quand elle se fut habillée et parée de son mieux, tenant sa jupeà deux mains, elle fit la révérence comme elle l’avait appris auvillage et dit à Brotteaux :

– Monsieur, je suis votre très humble servante.

Elle était prête à obliger son bienfaiteur de toutes lesmanières, mais elle trouvait convenable qu’il ne demandât rien etqu’elle n’offrît rien: il lui semblait que c’était gentil de sequitter de la sorte, et selon les bienséances.

Brotteaux lui mit dans la main quelques assignats pour qu’elleprît le coche de Palaiseau. C’était la moitié de sa fortune, et,bien qu’il fût connu pour ses prodigalités envers les femmes, iln’avait encore fait avec aucune un si égal partage de sesbiens.

Elle lui demanda son nom.

– Je me nomme Maurice.

Il lui ouvrit à regret la porte de la mansarde

– Adieu, Athénaïs.

Elle l’embrassa.

– Monsieur Maurice, quand vous penserez à moi, appelez-moiMarthe c’est le nom de mon baptême, le nom dont on m’appelait auvillage… Adieu et merci… Bien votre servante, monsieurMaurice.

 

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