Les Dieux ont soif

Chapitre 20

 

 

Évariste Gamelin, pendant une longue audience du Tribunal, à sonbanc, dans l’air chaud, ferme les yeux et pense:

« Les méchants, en forçant Marat à se cacher dans les trous, enavaient fait un oiseau de nuit, l’oiseau de Minerve, dont l’œilperçait les conspirateurs dans les ténèbres où ils sedissimulaient. Maintenant, c’est un regard bleu, froid, tranquille,qui pénètre les ennemis de l’État et dénonce les traîtres avec unesubtilité inconnue même à l’Ami du peuple, endormi pour toujoursdans le jardin des Cordeliers. Le nouveau sauveur, aussi zélé etplus perspicace que le premier, voit ce que personne n’avait vu etson doigt levé répand la terreur. II distingue les nuancesdélicates,  imperceptibles, qui séparent le mal du bien, levice de la vertu, que sans lui on eût confondues, au dommage de lapatrie et de la liberté; il trace devant lui la ligne mince,inflexible, en dehors de laquelle il n’est, à gauche et à droite,qu’erreur, crime et scélératesse. L’Incorruptible enseigne commenton sert l’étranger par exagération et par faiblesse, en persécutantles cultes au nom de la raison, et en résistant au nom de lareligion aux lois de la République.  Non moins que lesscélérats qui immolèrent Le Peltier  et Marat, ceux qui leurdécernent des honneurs divins pour compromettre leur mémoireservent l’étranger. Agent de l’étranger, quiconque rejette lesidées d’ordre, de sagesse, d’opportunité; agent de l’étranger,quiconque outrage les mœurs, offense la vertu, et, dans ledérèglement  de son cœur, nie Dieu. Les prêtres fanatiquesméritent  la mort; mais il y a une manièrecontre-révolutionnaire  de combattre le fanatisme; il y a desabjurations criminelles.  Modéré, on perd la République;violent, on la perd.

« Oh redoutables devoirs du juge, dictés par le plus sage deshommes! Ce ne sont plus seulement les aristocrates, lesfédéralistes, les scélérats de la faction d’Orléans, les ennemisdéclarés de la patrie qu’il faut frapper. Le conspirateur, l’agentde l’étranger est un Protée, il prend toutes les formes. Il revêtl’apparence d’un patriote, d’un révolutionnaire, d’un ennemi desrois; il affecte l’audace d’un cœur qui ne bat que pour la liberté;il enfle la voix et fait trembler les ennemis de la République:c’est Danton; sa violence cache mal son odieux modérantisme et sacorruption apparaît enfin. Le conspirateur, l’agent de l’étranger,c’est ce bègue éloquent qui mit à son chapeau la première cocardedes révolutionnaires, c’est ce pamphlétaire qui, dans son civismeironique et cruel, s’appelait lui-même le procureur de la lanterne,c’est Camille Desmoulins: il s’est décelé en défendant les générauxtraîtres et en réclamant les mesures criminelles d’une clémenceintempestive. C’est Philippeaux, c’est Hérault, c’est le méprisableLacroix. Le conspirateur, l’agent de l’étranger, c’est ce pèreDuchesne qui avilit la liberté par sa basse démagogie et de qui lesimmondes calomnies rendirent Antoinette elle-même intéressante.C’est Chaumette, qu’on vit pourtant doux, populaire, modéré,bonhomme et vertueux dans l’administration de la Commune, mais ilétait athée. Les conspirateurs, les agents de l’étranger, ce sonttous ces sans-culottes en bonnet rouge, en carmagnole, en sabots,qui ont follement renchéri de patriotisme sur les jacobins. Leconspirateur, l’agent de l’étranger, c’est Anacharsis Cloots,l’orateur du genre humain, condamné à mort par toutes lesmonarchies du monde; mais on devait tout craindre de lui: il étaitPrussien.

« Maintenant, violents et modérés, tous ces méchants, tous cestraîtres, Danton, Desmoulins, Hébert, Chaumette, ont péri sous lahache. La République est sauvée; un concert de louanges monte detous les comités et de toutes les assemblées populaires versMaximilien et la Montagne. Les bons citoyens s’écrient « Dignesreprésentants d’un peuple libre, c’est en vain que les enfants desTitans ont levé leur tête altière: Montagne bienfaisante, Sinaïprotecteur, de ton sein bouillonnant est sortie la foudresalutaire… »

« En ce concert, le Tribunal a sa part de louanges. Qu’il estdoux d’être vertueux et combien la reconnaissance publique estchère au cœur du juge intègre ! Cependant, pour un cœurpatriote, quel sujet d’étonnement et quelles causes d’inquiétude.Quoi! pour trahir la cause populaire, ce n’était donc pas assez deMirabeau, de La Fayette, de Bailly, de Pétion, de Brissot? Il yfallait encore ceux qui ont dénoncé ces traîtres. Quoi! tous leshommes qui ont fait la Révolution ne l’ont faite que pour laperdre. Ces grands auteurs des grandes journées préparaient avecPitt et Cobourg la royauté d’Orléans ou la tutelle de Louis XVII.Quoi! Danton, c’était Monk! Quoi! Chaumette et les hébertistes,plus perfides que les fédéralistes qu’ils ont poussés sous lecouteau, avaient conjuré la ruine de l’empire Mais parmi ceux quiprécipitent à la mort les perfides Danton et les perfidesChaumette, l’œil bleu de Robespierre n’en découvrira-t-il pasdemain de plus perfides encore? Où s’arrêtera l’exécrableenchaînement des traîtres trahis et la perspicacité del’Incorruptible? »

 

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