Les Dieux ont soif

Chapitre 8

 

 

La veille de la fête, par un soir tranquille et clair, Élodie,au bras d’Évariste, se promenait sur le champ de la Fédération. Desouvriers achevaient en hâte d’élever des colonnes, des statues, destemples, une montagne, un autel. Des symboles gigantesques,l’Hercule populaire brandissant sa massue, la Nature abreuvantl’univers à ses mamelles inépuisables, se dressaient soudain dansla capitale en proie à la famine, à la terreur, écoutant si l’onn’entendait pas sur la route de Meaux les canons autrichiens. LaVendée réparait son échec devant Nantes par des victoiresaudacieuses. Un cercle de fer, de flammes et de haine entourait lagrande cité révolutionnaire. Et cependant elle recevait avecmagnificence, comme la souveraine d’un vaste empire, les députésdes assemblées primaires qui avaient accepté la constitution. Lefédéralisme était vaincu: la République une, indivisible, vaincraittous ses ennemis.

Étendant le bras sur la plaine populeuse:

– C’est là, dit Évariste, que, le 17 juillet 91, l’infâme Baillyfit fusiller le peuple au pied de l’autel de la patrie. Legrenadier Passavant, témoin du massacre, rentra dans sa maison,déchira son habit, s’écria: « J’ai juré de mourir avec la liberté;elle n’est plus je meurs. » Et il se brûla la cervelle.

Cependant les artistes et les bourgeois paisibles examinaientles préparatifs de la fête, et on lisait sur leurs visages un amourde la vie aussi morne que leur vie elle-même; les plus grandsévénements, en entrant dans leur esprit, se rapetissaient à leurmesure et devenaient insipides comme eux. Chaque couple allait,portant dans ses bras ou traînant par la main ou faisant courirdevant lui des enfants qui n’étaient pas plus beaux que leursparents et ne promettaient pas de devenir plus heureux, et quidonneraient la vie à d’autres enfants aussi médiocres qu’eux enjoie et en beauté. Et parfois l’on voyait une jeune fille grande etbelle qui sur son passage inspirait aux jeunes hommes un généreuxdésir, aux vieillards le regret de la douce vie.

Près de l’École militaire, Évariste montra à Élodie des statueségyptiennes dessinées par David d’après des modèles romains del’époque d’Auguste. Ils entendirent alors un vieux Parisien poudrés’écrier:

– On se croirait sur les bords du Nil!

Depuis trois jours qu’Élodie n’avait vu son ami, de gravesévénements s’étaient passés à l’Amour peintre. Le citoyen Blaiseavait été dénoncé au Comité de sûreté générale pour fraudes dansles fournitures. Heureusement que le marchand d’estampes étaitconnu dans sa section; le Comité de surveillance de la section desPiques s’était porté garant de son civisme auprès du Comité desûreté générale et l’avait pleinement justifié.

Ayant conté cet événement avec émotion, Élodie ajouta:

– Nous sommes tranquilles maintenant, mais l’alerte a étéchaude. Il s’en est fallu de peu que mon père n’ait été mis enprison. Si le danger avait duré quelques heures de plus, je seraisallée vous demander, Évariste, de faire auprès de vos amisinfluents des démarches en sa faveur.

Évariste ne répondit pas. Élodie fut bien loin de mesurer laprofondeur de ce silence.

Ils allèrent, la main dans la main, le long des berges de laSeine. Ils se disaient leur mutuelle tendresse dans le langage deJulie et de Saint-Preux; le bon Jean-Jacques leur donnait lesmoyens de peindre et d’orner leur amour.

La municipalité avait accompli ce prodige de faire régner pourun jour l’abondance dans la ville affamée. Une foire s’étaitinstallée sur la place des Invalides, au bord de la rivière desmarchands vendaient, dans des baraques, des saucissons, descervelas, des andouilles, des jambons couverts de lauriers, desgâteaux de Nanterre, des pains d’épices, des crêpes, des pains dequatre livres, de la limonade et du vin. Il y avait aussi desboutiques où l’on vendait des chansons patriotiques, des cocardes,des rubans tricolores, des bourses, des chaînes de laiton et toutessortes de menus joyaux. S’arrêtant à l’étalage d’un humblebijoutier, Évariste choisit une bague en argent où l’on voyait enrelief la tête de Marat entortillée d’un foulard. Et il la passa audoigt d’Élodie.

 

Gamelin se rendit, ce soir-là, rue de l’Arbre-Sec, chez lacitoyenne Rochemaure, qui l’avait mandé pour affaire pressante. Illa trouva dans sa chambre à coucher, étendue sur une chaise longue,en déshabillé galant.

Tandis que l’attitude de la citoyenne exprimait une voluptueuselangueur, autour d’elle tout disait ses grâces, ses jeux, sestalents: une harpe près du clavecin entrouvert, une guitare dans unfauteuil; un métier à broder où était montée une étoffe de satin;sur la table, une miniature ébauchée, des papiers, des livres; unebibliothèque en désordre comme ravagée par une belle main aussiavide de connaître que de sentir. Elle lui donna sa main à baiseret lui dit:

– Salut, citoyen juré! Aujourd’hui même, Robespierre l’aîné m’aremis une lettre en votre faveur pour le président Herman, unelettre très bien tournée, qui disait à peu près: « Je vous indiquele citoyen Gamelin, recommandable par ses talents et par sonpatriotisme. Je me suis fait un devoir de vous annoncer un patriotequi a des principes et une conduite ferme dans la lignerévolutionnaire. Vous ne négligerez pas l’occasion d’être utile àun républicain. » J’ai porté sans débrider cette lettre au présidentHerman, qui m’a reçue avec une politesse exquise et a aussitôtsigné votre nomination. C’est chose faite.

Gamelin, après un moment de silence:

– Citoyenne, dit-il, bien que je n’aie pas un morceau de pain àdonner à ma mère, je jure sur mon honneur que je n’accepte lesfonctions de juré que pour servir la République et la venger detous ses ennemis.

La citoyenne jugea le remerciement froid et le complimentsévère. Elle soupçonna Gamelin de manquer de grâce. Mais elleaimait trop la jeunesse pour ne pas lui pardonner quelque âpreté.Gamelin était beau elle lui trouvait du mérite. On le façonnerasongea-t-elle. Et elle l’invita à ses soupers: elle recevait,chaque soir, après le théâtre.

– Vous rencontrerez chez moi des gens d’esprit et de talent:Elleviou, Talma, le citoyen Vigée, qui tourne les bouts-rimés avecune habileté merveilleuse. Le citoyen François nous a lu sa piècequ’on répète en ce moment au Théâtre de la Nation. Le style en estélégant et pur, comme tout ce qui sort de la plume du citoyenFrançois. La pièce est touchante, elle nous a fait verser deslarmes. C’est la jeune Lange qui tiendra le rôle de Paméla.

– Je m’en rapporte à votre jugement, citoyenne, réponditGamelin. Mais le Théâtre de la Nation est peu national. Et il estfâcheux pour le citoyen François que ses ouvrages soient portés surces planches avilies par les vers misérables de Laya; on n’a pasoublié le scandale de L’Ami des Lois.

– Citoyen Gamelin, je vous abandonne Laya: il n’est pas de mesamis.

Ce n’était point par bonté pure que la citoyenne avait employéson crédit à faire nommer Gamelin à un poste envié: après cequ’elle avait fait et ce que d’aventure il adviendrait qu’elle fîtpour lui, elle comptait se l’attacher étroitement et s’assurer unappui auprès d’une justice à laquelle elle pouvait avoir affaire,un jour ou l’autre, car enfin elle envoyait beaucoup de lettres enFrance et à l’étranger, et de telles correspondances étaient alorssuspectes.

– Allez-vous souvent au théâtre, citoyen?

A ce moment, le dragon Henry, plus charmant que l’enfantBathylle, entra dans la chambre. Deux énormes pistolets étaientpassés dans sa ceinture.

Il baisa la main de la belle citoyenne, qui lui dit:

– Voilà le citoyen Évariste Gamelin pour qui j’ai passé lajournée au Comité de sûreté générale et qui ne m’en sait point degré. Grondez-le.

– Ah! citoyenne, s’écria le militaire, vous venez de voir noslégislateurs aux Tuileries. Quel spectacle affligeant Lesreprésentants d’un peuple libre devraient-ils siéger sous leslambris d’un despote? Les mêmes lustres allumés naguère sur lescomplots de Capet et les orgies d’Antoinette éclairent aujourd’huiles veilles de nos législateurs. Cela fait frémir la nature.

– Mon ami, félicitez le citoyen Gamelin, répondit-elle il estnommé juré au Tribunal révolutionnaire.

– Mes compliments, citoyen! fit Henry. Je suis heureux de voirun homme de ton caractère investi de ces fonctions. Mais, à vraidire, j’ai peu de confiance en cette justice méthodique, créée parles modérés de la Convention, en cette Némésis débonnaire quiménage les conspirateurs, épargne les traîtres, ose à peine frapperles fédéralistes et craint d’appeler l’Autrichienne à sa barre.Non, ce n’est pas le Tribunal révolutionnaire qui sauvera laRépublique. Ils sont bien coupables, ceux qui, dans la situationdésespérée où nous sommes, ont arrêté l’élan de la justicepopulaire!

– Henry, dit la citoyenne Rochemaure, passez-moi ce flacon.

En rentrant chez lui, Gamelin trouva sa mère et le vieuxBrotteaux qui faisaient une partie de piquet à la lueur d’unechandelle fumeuse. La citoyenne annonçait sans vergogne tierce auroi.

Apprenant que son fils était juré, elle l’embrassa avectransports, songeant que c’était pour l’un et l’autre beaucoupd’honneur et que désormais tous deux mangeraient tous lesjours.

– Je suis heureuse et fière d’être la mère d’un juré, dit-elle.C’est une belle chose que la justice, et la plus nécessaire detoutes: sans justice, les faibles seraient vexés à chaque instant.Et je crois que tu jugeras bien, mon Évariste car, dès l’enfance,je t’ai trouvé juste et bienveillant en toutes choses. Tu nepouvais souffrir l’iniquité et tu t’opposais selon tes forces à laviolence. Tu avais pitié des malheureux, et c’est là le plus beaufleuron d’un juge. Mais, dis-moi, Évariste, comment êtes-voushabillés dans ce grand tribunal?

Gamelin lui répondit que les juges se coiffaient d’un chapeau àplumes noires, mais que les jurés n’avaient point de costumeuniforme, qu’ils portaient leur habit ordinaire.

Il vaudrait mieux, répliqua la citoyenne, qu’ils portassent larobe et la perruque ils en paraîtraient plus respectables. Bien quevêtu le plus souvent avec négligence, tu es beau et tu pares teshabits; mais la plupart des hommes ont besoin de quelque ornementpour paraître considérables il vaudrait mieux que les jurés eussentla robe et la perruque.

La citoyenne avait ouï dire que les fonctions de juré auTribunal rapportaient quelque chose; elle ne se tint pas dedemander si l’on y gagnait de quoi vivre honnêtement, car un juré,disait-elle, doit faire bonne figure dans le monde.

Elle apprit avec satisfaction que les jurés recevaient uneindemnité de dix-huit livres par séance et que la multitude descrimes contre la sûreté de l’État les obligerait à siéger trèssouvent.

Le vieux Brotteaux ramassa les cartes, se leva et dit àGamelin

– Citoyen, vous êtes investi d’une magistrature auguste etredoutable. Je vous félicite de prêter les lumières de votreconscience à un tribunal plus sûr et moins faillible peut-être quetout autre, parce qu’il recherche le bien et le mal, non point eneux-mêmes et dans leur essence, mais seulement par rapport à desintérêts tangibles et à des sentiments manifestes. Vous aurez àvous prononcer entre la haine et l’amour, ce qui se faitspontanément, non entre la vérité et l’erreur, dont le discernementest impossible au faible esprit des hommes. Jugeant d’après lesmouvements de vos cœurs, vous ne risquerez pas de vous tromper,puisque le verdict sera bon pourvu qu’il contente les passions quisont votre loi sacrée. Mais, c’est égal, si j’étais de votreprésident, je ferais comme Bridoie, je m’en rapporterais au sortdes dés. En matière de justice, c’est encore le plus sûr.

 

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