Les Dieux ont soif

Chapitre 21

 

 

Cependant Julie Gamelin, vêtue de son carrick vert bouteille,allait tous les jours dans le jardin du Luxembourg et là, sur unbanc, au bout d’une allée, attendait le moment où son amantparaîtrait à une des lucarnes du palais. Ils se faisaient dessignes et échangeaient leurs pensées dans un langage muet qu’ilsavaient imaginé. Elle savait par ce moyen que le prisonnieroccupait une assez bonne chambre, jouissait d’une agréablecompagnie, avait besoin d’une couverture et d’une bouillotte etaimait tendrement sa maîtresse.

Elle n’était pas seule à épier un visage aimé dans ce palaischangé en prison. Une jeune mère près d’elle tenait ses regardsattachés sur une fenêtre close et, dès qu’elle voyait la fenêtres’ouvrir, elle élevait son petit enfant dans ses bras, au-dessus desa tête. Une vieille dame, voilée de dentelle, se tenait de longuesheures immobile sur un pliant, espérant en vain apercevoir unmoment son fils qui, pour ne pas s’attendrir, jouait au palet dansla cour de la prison, jusqu’à ce qu’on eût fermé lejardin.

Durant ces longues stations sous le ciel gris ou bleu, un hommed’un âge mûr, assez gros, très propre, se tenait sur un bancvoisin, jouant avec sa tabatière et ses breloques, et dépliant unjournal qu’il ne lisait jamais. Il était vêtu, à la vieille modebourgeoise, d’un tricorne à galon d’or, d’un habit zinzolin et d’ungilet bleu, brodé d’argent. Il avait l’air honnête; il étaitmusicien, à en juger par la flûte dont un bout dépassait sa poche.Pas un moment il ne quittait des yeux le faux jeune garçon, il necessait de lui sourire et, le voyant se lever, il se levaitlui-même et le suivait de loin. Julie, dans sa misère et dans sasolitude, se sentait touchée de la sympathie discrète que luimontrait ce bon homme.

Un jour, comme elle sortait du jardin, la pluie commençant àtomber, le bon homme s’approcha d’elle et, ouvrant son vasteparapluie rouge, lui demanda la permission de l’en abriter. Ellelui répondit doucement, de sa voix claire, qu’elle y consentait.Mais au son de cette voix et averti, peut-être, par une subtileodeur de femme, il s’éloigna vivement, laissant exposée à la pluied’orage la jeune femme, qui comprit et, malgré ses soucis, ne puts’empêcher de sourire.

Julie logeait dans une mansarde de la rue du Cherche-Midi et sefaisait passer pour un commis drapier qui cherchait unemploi ; la citoyenne veuve Gamelin, persuadée enfin que safille ne courait nulle part de si grand danger que près d’elle,l’avait éloignée de la place de Thionville et de la section duPont-Neuf, et l’entretenait de vivres et de linge autant qu’ellepouvait. Julie faisait un peu de cuisine, allait au Luxembourg voirson cher amant et rentrait dans son taudis; la monotonie de cemanège berçait ses chagrins et, comme elle était jeune et robuste,elle dormait toute la nuit d’un profond sommeil. D’un caractèrehardi, habituée aux aventures et excitée, peut-être, par l’habitqu’elle portait, elle allait quelquefois, la nuit, chez unlimonadier de la rue du Four, à l’enseigne de La Croix rouge, quefréquentaient des gens de toutes sortes et des femmes galantes.Elle y lisait les gazettes et jouait au trictrac avec quelquecourtaud de boutique ou quelque militaire, qui lui fumait sa pipeau nez. Là, on buvait, on jouait, on faisait l’amour et les rixesétaient fréquentes. Un soir, un buveur, au bruit d’une chevauchéesur le pavé du carrefour, souleva le rideau et, reconnaissant lecommandant en chef de la garde nationale, le citoyen Hanriot, quipassait au galop avec son état-major, murmura entre ses dents:

– Voilà la bourrique à Robespierre!

A ce mot, Julie poussa un grand éclat de rire. Mais un patrioteà moustaches releva vertement le propos:

– Celui qui parle ainsi, s’écria-t-il, est un f… aristocrate,que j’aurais plaisir à voir éternuer dans le panier à Samson.Sachez que le général Hanriot est un bon patriote qui sauradéfendre, au besoin, Paris et la Convention. C’est cela que lesroyalistes ne lui pardonnent point.

Et le patriote à moustaches, dévisageant Julie qui ne cessaitpas de rire:

– Toi, blanc-bec, prends garde que je ne t’envoie mon pied dansle derrière, pour t’apprendre à respecter les patriotes.

Cependant des voix s’élevaient:

– Hanriot est un ivrogne et un imbécile!

– Hanriot est un bon jacobin! Vive Hanriot!

Deux partis se formèrent. On s’aborda, les poings s’abattirentsur les chapeaux défoncés, les tables se renversèrent, les verresvolèrent en éclats, les quinquets s’éteignirent, les femmespoussèrent des cris aigus. Assaillie par plusieurs patriotes, Julies’arma d’une banquette, fut terrassée, griffa, mordit sesagresseurs. De son carrick ouvert et de son jabot déchiré sapoitrine haletante sortait. Une patrouille accourut au bruit, et lajeune aristocrate s’échappa entre les jambes desgendarmes.

Chaque jour, les charrettes étaient pleines decondamnés.

– Je ne peux pourtant pas laisser mourir mon amant disait Julieà sa mère.

Elle résolut de solliciter, de faire des démarches, d’aller dansles comités, dans les bureaux, chez des représentants, chez desmagistrats, partout où il faudrait. Elle n’avait point de robe. Samère emprunta une robe rayée, un fichu, une coiffe de dentelle à lacitoyenne Blaise, et Julie, vêtue en femme et en patriote, serendit chez le juge Renaudin, dans une humide et sombre maison dela rue Mazarine.

Elle monta en tremblant l’escalier de bois et de carreau et futreçue par le juge dans son cabinet misérable, meublé d’une table desapin et de deux chaises de paille. Le papier de tenture pendait enlambeaux. Renaudin, les cheveux noirs et collés, l’œil sombre, lesbabines retroussées et le menton saillant, lui fit signe de parleret l’écouta en silence.

Elle lui dit qu’elle était la sœur du citoyen Chassagne,prisonnier au Luxembourg, lui exposa le plus habilement qu’elle putles circonstances dans lesquelles il avait été arrêté, lereprésenta innocent et malheureux, se montra pressante.

Il demeura insensible et dur.

Suppliante, à ses pieds, elle pleura.

Dès qu’il vit des larmes, son visage changea: ses prunelles,d’un noir rougeâtre, s’enflammèrent, et ses énormes mâchoiresbleues remuèrent comme pour ramener la salive dans sa gorgesèche.

– Citoyenne, on fera le nécessaire. Ne vous inquiétezpas.

Et, ouvrant une porte, il poussa la solliciteuse dans un petitsalon rose, où il y avait des trumeaux peints, des groupes debiscuit, un cartel et des candélabres dorés, des bergères, uncanapé de tapisserie décoré d’une pastorale de Boucher. Julie étaitprête à tout pour sauver son amant.

Renaudin fut brutal et rapide. Quand elle se leva, rajustant labelle robe de la citoyenne Elodie, elle rencontra le regard cruelet moqueur de cet homme; elle sentit aussitôt qu’elle avait fait unsacrifice inutile.

– Vous m’avez promis la liberté de mon frère dit-elle.

Il ricana.

– Je t’ai dit, citoyenne, qu’on ferait le nécessaire,c’est-à-dire qu’on appliquerait la loi, rien de plus, rien demoins. Je t’ai dît de ne point t’inquiéter, et pourquoit’inquiéterais-tu? Le Tribunal révolutionnaire est toujoursjuste.

Elle pensa se jeter sur lui, le mordre, lui arracher les yeux.Mais, sentant qu’elle achèverait de perdre Fortuné Chassagne, elles’enfuit et courut enlever dans sa mansarde la robe souilléed’Élodie. Et là, seule, elle hurla, toute la nuit, de rage et dedouleur.

Le lendemain, étant retournée au Luxembourg, elle trouva lejardin occupé par des gendarmes qui chassaient les femmes et lesenfants. Des sentinelles, placées dans les allées, empêchaient lespassants de communiquer avec les détenus. La jeune mère, quivenait, chaque jour, portant son enfant dans ses bras, dit à Juliequ’on parlait de conspiration dans les prisons et que l’onreprochait aux femmes de se réunir dans le jardin pour émouvoir lepeuple en faveur des aristocrates et des traîtres.

 

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