Les Dieux ont soif

Chapitre 29

 

 

La Seine charriait les glaces de nivôse. Les bassins desTuileries, les ruisseaux, les fontaines étaient gelés. Le vent duNord soulevait dans les rues des ondes de frimas. Les chevauxexpiraient par les naseaux une vapeur blanche; les citadinsregardaient en passant le thermomètre à la porte des opticiens. Uncommis essuyait la buée sur les vitres de l’Amour peintre et lescurieux jetaient un regard sur les estampes à la mode: Robespierrepressant au-dessus d’une coupe un cœur comme un citron, pour enboire le sang, et de grandes pièces allégoriques telles que laTigrocratie de Robespierre: ce n’était qu’hydres, serpents,monstres affreux déchaînés sur la France par le tyran. Et l’onvoyait encore l’Horrible Conspiration de Robespierre, l’Arrestationde Robespierre, la Mort de Robespierre.

Ce jour-là, après le dîner de midi, Philippe Desmahis entra, soncarton sous le bras, à l’Amour peintre  et apporta au citoyenJean Blaise une planche qu’il venait de graver au pointillé, leSuicide de Robespierre. Le burin picaresque du graveur avait faitRobespierre aussi hideux que possible. Le peuple français n’étaitpas encore saoul de tous ces monuments qui consacraient l’opprobreet l’horreur de cet homme chargé de tous les crimes de laRévolution. Pourtant le marchand d’estampes, qui connaissait lepublic, avertit Desmahis qu’il lui donnerait désormais à graver dessujets militaires.

– Il va nous falloir des victoires et conquêtes, des sabres, despanaches, des généraux. Nous sommes partis pour la gloire. Je senscela en moi; mon cœur bat au récit des exploits de nos vaillantesarmées. Et quand j’éprouve un sentiment, il est rare que tout lemonde ne l’éprouve pas en même temps. Ce qu’il nous faut, ce sontdes guerriers et des femmes, Mars et Vénus.

– Citoyen Blaise, j’ai encore chez moi deux ou trois dessins deGamelin, que vous m’avez donnés à graver. Est-ce pressé?

– Nullement.

– A propos de Gamelin hier, en passant sur le boulevard duTemple, j’ai vu chez un brocanteur, qui a son échoppe vis-à-vis lamaison de Beaumarchais, toutes les toiles de ce malheureux. Il yavait là son Oreste et Électre. La tête de l’Oreste, qui ressembleà Gamelin, est vraiment belle, je vous assure. la tête et le brassont superbes. Le brocanteur m’a dit qu’il n’était pas embarrasséde vendre ces toiles à des artistes qui peindront dessus. Ce pauvreGamelin! il aurait eu peut-être un talent de premier ordre, s’iln’avait pas fait de politique.

– Il avait l’âme d’un criminel! répliqua le citoyen Blaise. Jel’ai démasqué, à cette place même, alors que ses instinctssanguinaires étaient encore contenus. II ne me l’a jamais pardonné.Ah! c’était une belle canaille.

– Le pauvre garçon il était sincère. Ce sont les fanatiques quil’ont perdu.

– Vous ne le défendez pas, je pense, Desmahis!… Il n’est pasdéfendable.

– Non, citoyen Blaise, il n’est pas défendable.

Et le citoyen Blaise tapant sur l’épaule du beauDesmahis

– Les temps sont changés. On peut vous appeler « Barbaroux »maintenant que la Convention rappelle les proscrits. J’y songeDesmahis, gravez-moi donc un portrait de CharlotteCorday.

Une femme grande et belle, brune, enveloppée de fourrures, entradans le magasin et fit au citoyen Blaise un petit salut intime etdiscret. C’était Julie Gamelin; mais elle ne portait plus ce nomdéshonoré elle se faisait appeler « la citoyenne veuve Chassagne » etétait habillée, sous son manteau, d’une tunique rouge, en l’honneurdes chemises rouges de la Terreur.

Julie avait d’abord senti de l’éloignement pour l’amanted’Évariste: tout ce qui avait touché à son frère lui était odieux.Mais la citoyenne Blaise, après la mort d’Évariste, avait recueillila malheureuse mère dans les combles de la maison de l’Amourpeintre. Julie s’y était aussi réfugiée; puis elle avait retrouvéune place dans la maison de modes de la rue des Lombards. Sescheveux courts, à la victime, son air aristocratique, son deuil luiattiraient les sympathies de la jeunesse dorée. Jean Blaise, queRose Thévenin avait à demi quitté, lui offrit des hommages qu’elleaccepta. Cependant Julie aimait à porter, comme aux jourstragiques, des vêtements d’homme elle s’était fait faire un belhabit de muscadin et allait souvent, un énorme bâton à la main,souper dans quelque cabaret de Sèvres ou de Meudon avec unedemoiselle de modes. Inconsolable de la mort du jeune ci-devantdont elle portait le nom, cette mâle Julie ne trouvait de réconfortà sa tristesse que dans sa fureur, et, quand elle rencontrait desjacobins, elle ameutait contre eux les passants en poussant descris de mort. Il lui restait peu de temps à donner à sa mère qui,seule dans sa chambre, disait toute la journée son chapelet, tropaccablée de la fin tragique de son fils pour en sentir de ladouleur. Rose était devenue la compagne assidue d’Élodie, qui.décidément s’accordait avec ses belles-mères.

– Où est Élodie? demanda la citoyenne Chassagne.

Jean Blaise fit signe qu’il ne le savait pas. Il ne le savaitjamais, il en faisait une ligne de conduite.

Julie venait la prendre pour aller voir, en sa compagnie, laThévenin à Monceaux, où la comédienne habitait une petite maisonavec un jardin anglais.

A la Conciergerie, la Thévenin avait connu un gros fournisseurdes armées, le citoyen Montfort. Sortie la première, à lasollicitation de Jean Blaise, elle obtint l’élargissement ducitoyen Montfort, qui, sitôt libre, fournit des vivres aux troupeset spécula sur les terrains du quartier de la Pépinière. Lesarchitectes Ledoux, Olivier et Wailly y construisaient de joliesmaisons, et le terrain y avait, en trois mois, triplé de valeur.Montfort était, depuis la prison du Luxembourg, l’amant de laThévenin; il lui donna un petit hôtel situé près de Tivoli et de larue du Rocher, qui valait fort cher et ne lui coûtait rien, lavente des lots voisins l’ayant déjà plusieurs fois remboursé. JeanBlaise était galant homme; il pensait qu’il faut souffrir ce qu’onne peut empêcher; il abandonna la Thévenin à Montfort sans sebrouiller avec elle.

Élodie, peu de temps après l’arrivée de Julie à l’Amour peintre,descendit toute parée au magasin. Sous son manteau, malgré larigueur de la saison, elle était nue dans sa robe blanche; sonvisage avait pâli, sa taille s’était amincie, ses regards coulaientalanguis et toute sa personne respirait la volupté. Les deux femmesallèrent chez la Thévenin qui les attendait. Desmahis lesaccompagna: l’actrice le consultait pour la décoration de son hôtelet il aimait Élodie qui était à ce moment plus qu’à demi résolue àne pas le laisser souffrir davantage. Quand les deux femmespassèrent près de Monceaux, où étaient enfouis sous un lit de chauxles suppliciés de la place de la Révolution:

– C’est bon pendant les froids, dit Julie; mais, au printemps,les exhalaisons de cette terre empoisonneront la moitié de laville.

La Thévenin reçut ses deux amies dans un salon antique dont lescanapés et les fauteuils étaient dessinés par David. Desbas-reliefs romains, copiés en camaïeu, régnaient sur les murs,au-dessus de statues, de bustes et de candélabres peints en bronze.Elle portait une perruque bouclée, d’un blond de paille. Lesperruques à cette époque faisaient fureur on en mettait six oudouze ou dix-huit dans les corbeilles de mariage. Une robe « à lacyprienne » enfermait son corps comme un fourreau.

S’étant jeté un manteau sur les épaules, elle mena ses amies etle graveur dans le jardin, que Ledoux lui dessinait et qui n’étaitencore qu’un chaos d’arbres nus et de plâtras. Elle y montraittoutefois la grotte de Fingal, une chapelle gothique avec unecloche, un temple, un torrent.

– Là, dit-elle, en désignant un bouquet de sapins, je voudraisélever un cénotaphe à la mémoire de cet infortuné Brotteaux desIlettes. Je ne lui étais pas indifférente. Il était aimable. Lesmonstres l’ont égorgé, je l’ai pleuré. Desmahis, vous me dessinerezune urne sur une colonne.

Et elle ajouta presque aussitôt:

– C’est désolant… je voulais donner un bal cette semaine; maistous les joueurs de violons sont retenus trois semaines à l’avance.On danse tous les soirs chez la citoyenne Tallien.

Après le dîner, la voiture de la Thévenin conduisit les troisamies et Desmahis au Théâtre Feydeau. Tout ce que Paris avaitd’élégant y était réuni. Les femmes, coiffées à l’antique ou à lavictime en robes très ouvertes, pourpres ou blanches et pailletéesd’or; les hommes portant des collets noirs très hauts et leurmenton disparaissant dans de vastes cravates blanches.

L’affiche annonçait Phèdre et le Chien du Jardinier. Toute lasalle réclama l’hymne cher aux muscadins et à la jeunesse dorée, leRéveil du Peuple.

Le rideau se leva et un petit homme, gros et court, parut sur lascène: c’était le célèbre Lays. Il chanta de sa belle voix deténor:

 

Peuple français, peuple de frères!

 

Des applaudissements si formidables éclatèrent que les cristauxdu lustre en tintaient. Puis on entendit quelques murmures, et lavoix d’un citoyen en chapeau rond répondit, du parterre, parl’Hymne des Marseillais:

 

Allons, enfants de la patrie!

 

Cette voix fut étouffée sous les huées; des crisretentirent:

– A bas les terroristes! Mort aux jacobins!

Et Lays, rappelé, chanta une seconde fois l’hymne desthermidoriens:

 

Peuple français, peuple de frères!

 

Dans toutes les salles de spectacle on voyait le buste de Maratélevé sur une colonne ou porté sur un socle; au Théâtre Feydeau, cebuste se dressait sur un piédouche, du côté jardin contre le cadrede maçonnerie qui fermait la scène.

Tandis que l’orchestre jouait l’ouverture de Phèdre etHippolyte, un jeune muscadin, désignant le buste du bout de songourdin, s’écria:

– A bas Marat!

Toute la salle répéta:

– A bas Marat! A bas Marat!

Et des voix éloquentes dominèrent le tumulte:

– C’est une honte que ce buste soit encore debout!

– L’infâme Marat règne partout, pour notre déshonneur. Le nombrede ses bustes égale celui des têtes qu’il voulait couper.

– Crapaud venimeux!

– Tigre!

– Noir serpent!

Soudain un spectateur élégant monte sur le rebord de sa loge,pousse le buste, le renverse. Et la tête de plâtre tombe en éclatssur les musiciens, aux applaudissements de la salle, qui, soulevée,entonne debout le Réveil du Peuple:

 

Peuple français, peuple de frères!

 

Parmi les chanteurs les plus enthousiastes, Élodie reconnut lejoli dragon, le petit clerc de procureur, Henry, son premieramour.

Après la représentation, le beau Desmahis appela un cabriolet,et reconduisit la citoyenne Blaise à l’Amour peintre.

Dans la voiture, l’artiste prit la main d’Élodie, entre sesmains:

– Vous le croyez, Élodie, que je vous aime?

– Je le crois, puisque vous aimez toutes les femmes.

– Je les aime en vous.

Elle sourit:

– J’assumerais une grande charge, malgré les perruques noires,blondes, rousses qui font fureur, si je me destinais à être pourvous toutes les sortes de femmes.

– Elodie, je vous jure.

– Quoi des serments, citoyen Desmahis? Ou vous avez beaucoup decandeur, ou vous m’en supposez trop.

Desmahis ne trouvait rien à répondre, et elle se félicita commed’un triomphe de lui avoir ôté tout son esprit.

Au coin de la rue de la Loi, ils entendirent des chants et descris et virent des ombres s’agiter autour d’un brasier. C’était unetroupe d’élégants, qui, au sortir du Théâtre Français, brûlaient unmannequin représentant l’Ami du peuple.

Rue Honoré, le cocher heurta de son bicorne une effigieburlesque de Marat, pendue à la lanterne.

Le cocher, mis en joie par cette rencontre, se tourna vers lesbourgeois et leur conta comment, la veille au soir, le tripier dela rue Montorgueil avait barbouillé de sang la tête de Marat endisant « C’est ce qu’il aimait », comment des petits garçons de dixans avaient jeté le buste à l’égout, et avec quel à-propos lescitoyens s’étaient écriés « Voilà son Panthéon! »

Cependant l’on entendait chanter chez tous les traiteurs et tousles limonadiers

 

Peuple français, peuple de frères!

 

Arrivée à l’Amour peintre:

– Adieu, fit Élodie, en sautant de cabriolet.

Mais Desmahis la supplia tendrement, et fut si pressant avectant de douceur, qu’elle n’eut pas le courage de le laisser à laporte.

– Il est tard, fit-elle; vous ne resterez qu’uninstant.

Dans la chambre bleue, elle ôta son manteau et parut dans sarobe blanche à l’antique, pleine et tiède de ses formes.

– Vous avez peut-être froid, dit-elle. Je vais allumer le feu ilest tout préparé.

Elle battit le briquet et mit dans le foyer une allumetteenflammée. Philippe la prit dans ses bras avec cette délicatessequi révèle la force, et elle en ressentit une douceur étrange. Et,comme déjà elle pliait sous les baisers, elle se dégagea

– Laissez-moi.

Elle se décoiffa lentement devant la glace de la cheminée; puiselle regarda, avec mélancolie, la bague qu’elle portait àl’annulaire de sa main gauche, une petite bague d’argent où lafigure de Marat, tout usée, écrasée, ne se distinguait plus. Ellela regarda jusqu’à ce que les larmes eussent brouillé sa vue, l’ôtadoucement et la jeta dans les flammes. Alors brillante de larmes etde sourire, belle de tendresse et d’amour, elle se jeta dans lesbras de Philippe. La nuit était avancée déjà quand la citoyenneBlaise ouvrit à son amant la porte de l’appartement et lui dit toutbas dans l’ombre

– Adieu, mon amour. C’est l’heure où mon père peut rentrer; situ entends du bruit dans l’escalier, monte vite à l’étage supérieuret ne descends que quand il n’y aura plus de danger qu’on te voie.Pour te faire ouvrir la porte de la rue, frappe trois coups à lafenêtre de la concierge. Adieu, ma vie! adieu, mon âme!

Les derniers tisons brillaient dans l’âtre. Élodie laissaretomber sur l’oreiller sa tête heureuse et lasse.

 

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