Les Sœurs Vatard

Chapitre 12

 

Vatard ne s’était pas trompé; il allait être accablé par desquerelles sans nombre, par des ennuis sans fin. Son refus eut pourpremière conséquence de rendre Désirée absolument possédéed’Auguste. Jamais elle ne l’aima tant. Ils se tutoyèrent, ne sedisant plus comme autrefois, tantôt tu tantôt vous, éprouvant, dansleur malheur, une sorte de consolation, se trouvant plus rapprochéset comme s’appartenant davantage, depuis qu’ils se parlaient ainsi.Dans les coins isolés, dans la cour, près de la fontaine, ils sedévisageaient avec des joies contenues, bégayant des motsentrecoupés, riant sans motif, échangeant des bouts de rubans etdes fleurs. Auguste se levait, le matin, plus tôt, couraitau-devant de son amoureuse, se postait dans la rue, déchiffrant lesaffiches collées sur les murs, examinant ces charretées boueuses defruits que des femmes dont les sabots clapotent poussent le longdes trottoirs, et quand il l’apercevait au loin, trottinant, sonsac de cuir au bras, il s’élançait au-devant d’elle, l’emmenaitdans une des petites rues adjacentes, à moitié désertes, et là ilss’embrassaient en se laçant les bras autour des épaules. Ilsn’avaient plus qu’un but, tromper la surveillance de Vatard qui,devenu très soupçonneux, venait chercher sa fille à la sortie del’atelier, et ne s’absentait plus le soir de peur qu’elle nedécampât.

La vie était devenue insupportable pour les uns comme pour lesautres. à table, Désirée ne desserrait plus les dents, mangeait àpeine, chipotant sur chaque morceau, laissant son verre toujoursplein, rêvassant, soupirant des Jésus-mon- Dieu, des hélas! Quivous coupaient l’appétit. Céline grognait, et, lorsqu’elle crachaitun noyau de prune, elle le jetait véhémentement dans l’âtre, selevait et, avec un regard de défi, faisait claquer les portes.Vatard baissait les yeux, craignant d’entamer une querelle; alorsDésirée se levait à son tour, pliait sa serviette et, droite, sansse retourner, entrait dans sa chambre qu’elle fermait à clef.

Vatard relevait le nez, se crispait les poings, invoquait leciel et il ne bougeait, contemplant Eulalie dont le ventre jetaitsur les murs une ombre de bonbonne. Il crut toujours que ce partipris de Désirée de s’enfermer dans sa chambre était uneprotestation muette contre son refus. Il se trompait. Il y avaitbien un peu de cela, mais le véritable motif était autre. L’enfantse mettait à la fenêtre et regardait le pont suspendu; Augustevenait s’y installer, et là, trop éloignés pour se parler, ils sefaisaient des signes, se lançaient des baisers, des clins d’yeux,des rires. Cela durait jusqu’à ce que la nuit tombât et parfoisleurs signaux étaient interrompus par le passage des trains.Auguste disparaissait tout à coup, comme dans un nuage, puis, quandla fumée s’envolait, s’écardant comme des flocons d’ouate, le jeunehomme continuait à lui envoyer des bécots avec les doigts. Sifureteur qu’il pût être, Vatard n’avait pas encore éventé ce truc,mais il connaissait en revanche Auguste et son oeil. à voirtoujours le même individu rôder autour de sa demeure, il lui avaitété facile de deviner comment s’appelait cet homme.

En attendant, le mutisme obstiné de Désirée, ses alluresanonchalies, son indifférence toujours croissante à soigner lesplats, jetèrent Vatard dans des rages sourdes qui compromirent sesdigestions. Assis devant la soupe, n’ayant autour de lui que desregards larmoyants ou hostiles, il s’affaissait sur lui-même,furieux et craintif, laissant s’embourber sa cuiller dans la soupequi se figeait.

Alors que le veau mal cuit saignait sur un lit de carottes, ilétait envahi par de bondissantes colères que la mine hargneuse deCéline lui faisait rentrer. Le soir, il demeurait seul; la mèreTeston même ne le visitait plus, et, après deux pipessilencieusement fumées, il couchait Eulalie, et, revêche, bâillaitjusqu’à dix heures.

Puis, un beau soir, la situation empira. Céline revint de sesescapades avec des gestes de folle, bouleversa tout, jeta lesportes, ferma les croisées à coups de poings, fut à ne plus osertoucher avec des pincettes. Vatard crut que sa réponse auxpropositions qu’elle lui avait soumises d’unir Désirée avec Augusteétait cause de ces bourrasques. En cela, il se trompait encore.Céline était bien assez ennuyée pour son propre compte, sanspersister encore à prendre comme elle l’avait fait jusqu’ici ladéfense de sa soeur.

Elle avait revu Anatole. Celui-ci n’avait pas emporté d’assautla fillette qu’il comptait réduire. La malheureuse l’ayant congédiéà temps, il regretta de n’avoir pas giflé Céline, le soir où il luiavait gouaillé ses théories et ses adieux. Il avait de plus apprispar de bonnes camarades de l’atelier que son ancienne maîtresseallait subir un somptueux emballage dans de la soie. Il en avaitconclu qu’elle était richement entretenue et qu’il ne serait quebien juste qu’il participât à une telle aubaine. Il avait doncguetté Céline et, un soir, il l’avait hélée: hé limande! Célineavait filé à grands pas, mais il l’avait rejointe, lui avait prisle bras et il continuait avec de grands gestes.

– Alors tu t’étais dit comme cela: Anatole il est dans lescombles! Il m’a oubliée, ce marquis de mes deux! C’est une autremaintenant qui vendange ses grâces! ô les hommes, les hommes!C’est-il lâche! – Tu errais, mon coeur, Anatole pensait toujours àsa petite Céline. Ce que ce souvenir lui a coûté de chopines, parexemple, pour tâcher de l’oublier, c’est incalculable; des quarantesous de crédit par jour! Tu seras cause de la ruine de bien desmastroquets! Voilà ton ouvrage. Si c’est pas une pitié! Eh bien! Jet’adore tout de même; puisque je t’ai retrouvée, je ne te quitteplus!

Céline fut désolée. – Voyons, laisse-moi, dit-elle, tu sais bienque tout est fini entre nous, j’ai un amant, tu as une maîtresse,je ne t’en veux pas, moi, d’en avoir pris une…

– Je l’ai lâchée, cria triomphalement Anatole; elle était bêtecomme un litre vide, et laide! De la gorge? Oui, deux lentilles surune assiette! Des yeux? Des pruneaux dans du blanc d’oeuf! Et aveccela, quand elle ouvrait la bouche pour jaser, elle faisaitl’absinthe! Merci bien, si c’était un bijou, il n’avait pas lepoinçon de la monnaie! J’aime pas le toc, moi, je veux du vrai!Elle était point comme toi, qui as des appâts à vous crocheter lecoeur! Parole! Je flambe rien qu’à te regarder. T’as des pétardsdans la prunelle, faudrait être de bien mauvaise foi pour ne pas lereconnaître! Oui, je sais bien, tu as un nourrisseur qui te vésuvedes jaunets quand tu lui dis: mon prince. -combien qu’il te donne,à propos! -rien? – Tu serais assez bête! … oh! C’est pascroyable, je t’estime trop pour penser que tu ferais le bonheurd’un monsieur sans qu’il lui en coutât rien! S’il en était ainsi,je m’y opposerais, d’ailleurs; je veux que tu sois heureuse, moi!Mais c’est des fichaises! Passons, j’ai assez de coeur pour ne pasvouloir que tu lui fasses des crasses, à ce pèlerin-là! Jet’autorise donc à ne pas le lâcher; ce serait manquer desavoir-vivre. Non, non, poulotte-le, mon ange, dorlote-le,cherche-lui ses puces, dis-lui qu’il est beau comme un boulevard,que tu l’aimes quand il se lève, que tu l’adores lorsqu’il secouche! dis-lui qu’il a du chic quand il se remue, qu’il a dumaintien lorsqu’il ne bouge pas, crie-lui dans les oreilles: c’esttoi, t’es le premier, t’es l’unique, t’es le seul qui m’ait jamaisplu! Du bonheur en rôti, du bonheur en fricassée, du bonheur àtoutes les sauces! Je serai le garçon qui apporte, moyennantpourboires; réponds, cela te va-t-il?

– Je ne veux pas! s’écria Céline.

– Ah! tu ne veux pas! Tu as cassé l’agrafe, tu as bien réfléchi!Tu ne veux pas y venir faire une soudure, là, sur le zinc, en face.-faudrait donc alors que je te tape sur le réverbère? Non, là,sincèrement, ça me coûterait. – Voyons, décide-toi, restant demalheur, ou je cogne!

Céline jetait des regards éperdus autour d’elle; elle eut peur,prit la main d’Anatole et se fit douce.

– Ah! tu n’es pas raisonnable, tu sais bien qu’il ne m’est paspossible de te contenter, je n’ai pas le sou, il ne vend pas sestableaux, il ne me donne presque rien, non, là, vrai, je ne peuxpas!

– Tout ça, c’est des mots pour ne rien dire, reprit Anatole. -Tiens, je fais bien les choses, et il lorgnait du coin de l’oeildeux sergents de ville qui poignaient au loin; je te donne troisjours pour réfléchir; d’ici là, je vais faire chauffer la colle quidoit nous réparer. Elle sera forte, je t’en réponds, et t’aurasbeau crier au vinaigre, elle t’arrachera la peau si t’essaies del’enlever! Et il claqua du jarret, se mit au port d’armes,s’inclina comme s’il ouvrait une voiture, et sifflotant, partitavec cette allure débringuée qui le rendait irrésistible auprès desfemmes.

Céline se fit alors accompagner par son amant, le soir, dans lesrues. Anatole les suivait à distance, mais le jonc plombé dupeintre lui imposait sans doute, car il ne les abordait point.Céline ne pouvait néanmoins reprendre courage. Son amant se bornaità lui faire observer qu’il était insupportable de sortir par tousles temps, la nuit, et que la perspective d’une lutte à main plateavec un voyou le ravissait peu. Elle le trouva peu dévoué, maiscomme il chantonnait, en écrasant ses pâtes dans un godet, toutesles fois qu’elle se préparait à l’injurier, elle bridait sa colèreet ne la laissait s’échapper qu’une fois de retour chez son père.Impatienté par ces chamaillis et ces disputes à propos de rien,Vatard se fit cette réflexion, que la maison n’était plus tenable,qu’il ne pouvait s’astreindre à rester au logis comme un cloporte,et peu à peu la surveillance qu’il exerçait sur Désirée se relâcha.Parfois cependant, une défiance soudaine l’assaillait et alors,dans un accès de zèle qui l’éreintait et lui faisait gémir, en semettant au lit: – Si elle tourne mal, ce ne sera vraiment pas de mafaute! Jamais père n’a eu autant de souci de la vertu de sa fille!-il la suivait, la guettait, ne songeant plus à cette idéephilosophique que Tabuche avait émise: – Si tu embêtes ton enfant,si tu es toujours sur son dos, tu peux être assuré qu’ellechaloupera; il serait plus simple alors de la pousser tout de suitedans les bras de son amoureux, tu t’éviterais au moins des pertesde temps et des ennuis. – Qu’il eût ou qu’il n’eût pas reconnu toutd’abord la justesse de cet axiome, il n’en fut pas moins vrai queVatard cessa de pourchasser sa fille. Elle put donc revoir Auguste,mais leurs rendez-vous étaient forcément écourtés. Désiréeattendait qu’une demi-heure se fût écoulée, après le départ dupère, craignant qu’il n’eût omis d’emporter son mouchoir ou sapipe, et elle revenait de très bonne heure, avant son retour.

La rue où ils se rejoignaient était heureusement peu éloignée,une rue faite exprès pour les amoureux, la rue du Cotentin, unegrande route à peine éclairée, bordée à gauche par le remblai duchemin de fer, des gares à marchandises, le poste des landiers, lesmessageries; à droite, par quelques bâtisses, des dépôts de pavéset des palissades. Ils se promenaient, de long en large,rencontrant à peine une ou deux personnes, un enfant en course, unchien flairant; arrivés au milieu du chemin, à l’endroit oùs’ouvre, vis-à-vis de la rue de l’Armorique, l’entrée des docks,ils passaient vite devant les trois lanternes qui éclairaient lacaserne des douanes et ils se renfonçaient dans l’ombre. Ilss’arrêtaient presque toujours à mi-chemin et fouillaient d’unregard curieux au travers des palis d’une porte. Un champ immenses’étendait, arrêté au loin par la masse noire des maisons alluméesd’un point rouge aux vitres. à perte de vue, des entassements depavés s’élevaient, des pyramides grisâtres qui bleuissaient quandla lune, écornant leurs pointes, étalait la froide eau de seslueurs sur l’ombre diminuée des rues. Au fond, dans un vaguecrépuscule, entre deux cônes gigantesques de pavés plus gros, desarbres bouffaient, subitement retroussés par un coup de vent ouvoilés par les flocons tourbillonnants d’un tuyau d’usine. Près deDésirée, derrière la haie des planches, une charrette gisait, lesquatre fers en l’air, un tombereau faisait étinceler les menottesde cuivre de ses bras, des scintillements s’accrochaient au ferd’une pelle, au croissant d’une pioche. – Un silence de mortplanait sur la rue, réveillée soudain par la strideur d’un siffletde machine, par le rire épanoui des gabelous au poste.

Ces amoncellements de pierres se dressant dans la nuit,donnaient la chair de poule à Désirée; elle se serrait plusétroitement contre Auguste, et, la tête appuyée sur son épaule,elle marchait doucement et, comme toutes les amoureuses au clair delune, elle levait, sans savoir pourquoi, le nez en l’air, admiraitles étoiles, puis un peu penchée, pressant à petites secousses lebras de son homme, elle le pinçait du bout de l’ongle pour qu’il laregardât et la vît sourire. Mais l’heure du départ approchait etils restaient là, l’un devant l’autre, silencieux et ne se quittantpoint. à la fin elle murmurait, en rattachant les brides de sacapuche: « Je m’en vas, » et ils s’embrassaient longuement,soupiraient, se donnaient rendez-vous, pour le lendemain, àl’atelier. Alors elle détalait comme une rate, le long des murs, seretournait au coin de la rue pour revoir Auguste, et lui, aprèsquelques minutes, regagnait, tout en mâchonnant une cigarette qu’ilne fumait point, son logis de la rue du Champ-d’Asile.

Leurs réunions se renouvelèrent, mais ces quelques minutes,conquises à grand’peine, ne les contentaient plus. Ils étaientdevenus aussi affamés l’un de l’autre que jadis, lorsqu’ils sevoyaient dans la journée seulement, près de la presse à eau ouderrière des barricades de papier et de livres. Ils aspiraient àpasser maintenant à eux deux toute une soirée, dîner à la mêmetable, rire l’un à côté de l’autre, aux couplets blafards d’unconcert, rentrer ensemble par des chemins allongés exprès. Ce rêveles obsédait et quand, après avoir épuisé la phraséologie descaresses, ils déploraient en de monotones complaintes l’ardeurinassouvie de leurs voeux, ils ne tarissaient plus. Le quartier dela gaîté leur sembla autre qu’il n’était. Vu au travers de leursdésirs, il devint pour eux une terre promise, un paradisd’enchantement et de joies. – Il n’y a pas, il n’y a pas, disaitAuguste, il faut absolument que tu découvres un joint pour êtrelibre, un jour; en attendant, ils lantiponnaient, bras dessus, brasdessous, et récitaient à mi-voix, au fil des murailles, leslitanies balbutiantes des tendresses. Un soir, la rue ne fut plus àeux seuls. Un autre couple marchait à petits pas, et il pritl’habitude de venir régulièrement, dès que la nuit tombait. d’uncommun accord, et sans dire mot, chaque paire d’amoureux errait surun trottoir différent et afin d’être plus isolé allait en sensinverse, Auguste et Désirée remontant vers la rue des fourneauxtandis que les autres descendaient du côté de la rue Vandamme.

Ils faisaient ainsi la navette et lorsque, revenus à leur pointde départ, ils s’arrêtaient, puis, se tournant le dos encore,reprenaient le vice-versa de leur marche, les gazouillis, lessoupirs d’un couple cessaient à peine de vibrer qu’ils renaissaientchez l’autre, comme si, bondissant sur une raquette, ils avaientvolé, au travers de la chaussée, sur le trottoir, en face.

Il advint, par exemple, qu’après s’être embrassé et s’êtrerépété mille fois qu’on s’adorait, personne ne trouvait plus rien àdire. C’est alors que les femmes commençaient à s’examiner du coinde l’oeil.

Un soir, les hommes firent connaissance. Tous deuxs’impatientaient après leurs belles qui ne venaient point; Augusten’avait pas d’allumettes et l’autre fumait; ils se mirent à causerpour tuer le temps. Auguste pensa que le camarade était un gentilgarçon. C’était un tout jeune homme, gringalet et maigre, l’airmaladif et triste. Il lui raconta qu’il adorait sa cousine, qu’ildevait rejoindre sous peu de jours son régiment, qu’ils se voyaientpour les dernières fois. Il lui dit aussi qu’il exerçait l’état depeintre sur porcelaine, qu’il travaillait à ses pièces, gagnaithuit francs, et il ajouta tristement qu’après cinq années degarnison, il serait sans nul doute incapable de reprendre sonancien métier. Auguste en savait quelque chose. – Leur conversationfut interrompue par l’arrivée des femmes qui débouchèrent en mêmetemps de la rue du château. à la vue des deux hommes qui causaient,elles restèrent interdites, se dévisagèrent, mais leurs amoureuxétaient déjà près d’elles et chacun des couples, séparément,commença la longue allée de ses va-et-vient.

Désirée exigea aussitôt d’Auguste des renseignements sur lesgens d’en face, et l’autre femme devait faire à son amant unequestion semblable, car elle jetait à la dérobée un regard curieuxsur les promeneurs.

Un jour que la femme tardait plus que de coutume, Auguste etDésirée tinrent compagnie au jeune homme. Sa promise arriva enfin.Alors tous causèrent et, après qu’ils eurent bien bavardé ensemble,les couples, peut-être lassés de leur tête-à-tête, se suivirent surle même trottoir et continuèrent, tout en se baisotant entre eux, àdeviser de rubans et d’amour.

Le moment approchait où le jeune homme devait se mettre enroute; la veille de son départ, il offrit à Auguste et à Désirée devenir prendre un verre, et tous les quatre furent s’attabler nonloin de là, dans l’arrière-boutique d’un petit marchand devins.

A la pensée que le lendemain matin, il devait quitter Paris,délaisser la femme qu’il aimait, abandonner son ouvrage et sesamitiés, et que, le soir même, il ne s’appartiendrait plus, qu’ilserait une chose, un n’importe quoi, placé et déplacé au hasardd’un ordre, le jeune homme eut le coeur gros. Assis devant sonverre, les yeux baissés, il gardait le silence. Auguste lui donnaitsur le métier de soldat des indications précises, mais peuconsolantes; à la fin de chacune de ses phrases revenaient, ainsiqu’une ritournelle obstinée, les mots de clou, de salle de policeet d’ours. à l’entendre, c’était un odieux supplice pour les gensdébiles, mais pour les gaillards solides, pour lui, par exemple, etil se tapait de grands coups dans la poitrine, c’était une blagueet voilà tout. – Il ajouta cependant: il y avait des jours où j’étais crevé, ce n’est pas pour vous décourager que je le dis, maisparce que c’est la vérité pure. – Et comme si, malgré leur desseinde le désapeurer, ils avaient juré de lui enlever touteconsolation, la femme reprenait en sourdine, disait en montrant lespoignets frêles de son amoureux: il a les bras si mignons! ça l’atoujours empêché d’apprendre un état fatigant! Jamais il ne pourraporter son fusil!

Lui ne soufflait mot – il n’écoutait même plus. Il était hantépar cette idée fixe: il faut partir-et il se voyait déjà aurégiment. Il quittait sa blouse pour la tunique aux boutons decuivre, on lui mettait un flingot entre les doigts et là, ausoleil, à la pluie, au vent, il devait s’évertuer à jongler avec!Puis il songeait au temps du repos, aux flânes limitées parl’heure, dans les rues, le soir, sans le sou pour se payer un verreou casser une croûte; il songeait aux chambrées nauséabondes, auxcouchers sans adieux d’amie, aux réveils sans espoirs. Mais la viede garnison lui semblait moins pénible encore; devant lui, sedéroulaient maintenant des étapes sans fin. Il se voyait, exténuéde fatigue sur une route, las, brisé, suant sous le harnais, setraînant à l’arrière du troupeau autour duquel couraient des chiensde garde; il s’entendait appeler propre à rien, faignant; il sevoyait tombé dans un fossé, ramassé et jeté dans le coffre d’unfourgon et, avec l’exagération qui naît des transes, il se figuraitcouché dans un hôpital, y crevant, tandis que ses camaradesgrogneraient, embêtés par le râle de son agonie!

Désirée était très émue; elle lui tendit son verre pourtrinquer, mais leurs mains tremblèrent et le vin dansants’éparpilla sur la table en de larges gouttes. Ils mirent leursverres au repos, sans avoir le courage d’y tremper les lèvres. Ilsétaient décontenancés, ne savaient plus que dire. Auguste fixait lebout de ses ongles, Désirée contemplait les mains frêles du jeunehomme et ces mains de demoiselle lui faisaient peine. L’idéequ’elles devraient supporter des charges aussi lourdes que despoings d’hommes forts la révolta.

L’autre femme embrassait son amoureux, le consolait, luiessuyait le nez avec son mouchoir, lui jurait un éternel amour, etelle était sans doute de bonne foi à ce moment-là.

Ils n’eurent plus le courage de boire un second litre à la santédu patient, et Désirée, qui était déjà très en retard, partit,l’âme en deuil, pleine d’apitoiement pour ses nouveaux amis.

Quand elle rentra, Vatard déboutonnait mélancoliquement sesbretelles. Un autre jour, elle eût tremblé devant son père; cesoir-là, elle affronta, sans même y prendre garde, son regard quiappelait les colères du ciel, et enfermée dans sa chambre, aveccette joie inconsciente qui résulte du malheur des autres, elle sedit qu’elle avait bien tort de se plaindre, que, somme toute, elleétait heureuse, puisque, si peu qu’elle le pût voir, Augusterestait au moins à Paris, près d’elle, ne s’en allait pas commel’autre dans le fond des Landes.

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