Les Sœurs Vatard

Chapitre 2

 

Des quatre ouvrières qui, à part de légères fugues,travaillaient assidûment dans les ateliers de satinage et debrochure de la maison Débonnaire et cie, une passoire, disait lacontre-maître, trois étaient sages: – La première, parce qu’elleétait trop vieille; la seconde, parce qu’elle était trop peutentante; la troisième, parce qu’elle était jeune et n’était pasbête. La quatrième était à peu près sage, changeant d’amant tousles mois, mais n’en ayant jamais qu’un ou deux au plus en mêmetemps. C’était: Madame Teston, une femme mariée, une vieille biquede cinquante ans, une longue efflanquée qui bêlait à la lune,campée sur de maigres tibias, la face taillée à grands pans, lesoreilles en anses de pot; c’était Madame Voblat, un gabion de suif,une bombance de chairs mal retenue par les douves d’un corset, untendron abêti et béat qui riait et tâchait de se tenir la taille àpropos de tout, pour un miaulement de chat, pour un vol de mouche;c’étaient enfin les deux soeurs Vatard, Désirée, une galopine dequinze ans, une brunette aux grands yeux affaiblis, pas trèsdroits, grasse sans excès, avenante et propre, et Céline, lagodailleuse, une grande fille aux yeux clairs et aux cheveuxcouleur de paille, une solide gaillarde dont le sang fourmillait etdansait dans les veines, une grande mâtine qui avait couru auxhommes, dès les premiers frissons de sa puberté.

La mère Teston travaillait, depuis plus de trente années, dansla maison Débonnaire. Les trois autres y avaient vagi et tété,alors que leur mère, les torchant d’une main, pliait, de l’autre,les rames des papiers. En sus de ces quatre ouvrières, unevingtaine de femmes, de fillettes, de gosses, s’amoncelaient, lematin, dès sept heures, le long des tables et s’en allaient,suivant la saison ou la plus ou moins grande presse du travail, àsix, à sept, à huit heures du soir.

Ces vingt filles se renouvelant, tous les dix jours, formaientcette population nomade, cette coterie des ouvrières brocheuses,étrange association où l’on vocifère, à qui mieux mieux, les plusabominables jurons, où l’on se déverse sur la tête de pleinesécuellées d’ordures, très curieuse race de filles qui ne cherchentguère de liaisons en dehors de leur monde, ne s’enflammentvéritablement qu’au souffle des haleines vineuses, ramassis dechenapans femelles, écloses pour la plupart dans un bouge et quiont, dès l’âge de quatorze ans, éteint les premiers incendies deleurs chairs, derrière le mur des abattoirs ou dans le fond desruelles.

Tous se détestaient et tous, hommes et femmes, s’entendaientcomme larrons en foire pour dauber les contre-maîtres, mais, unefois échappés de l’atelier, ils ne s’entendaient guère plus qu’enéchangeant force coups d’ongles et revers de mains. Il y avait, lematin, dès l’arrivée, des cris de liesse, des bondissementsfurieux, des joies folles, à la vue d’une femme qui entrait,tiraillant péniblement sa croupe, ou clignant des paupièrescharbonnées d’indigo et d’encre, et cela n’empêchait point que sile patron, exaspéré de voir un grand diable, soûl comme unePologne, rebondir d’une pile à l’autre, lui réglait son compte etle congédiait, la femme qu’il honorait de ses caresses et de sescoups, se levait et partait, entraînant avec elle toute la coteriequi la soutenait. Il y avait alors des huées des autres ouvrières,puis des larmoiements de femmes mûres criant: est-elle bête desuivre un homme qui la bat! C’est moi qui le ficherais en plan! Etelles-mêmes arrivaient, le lendemain, avec un pochon ou des ravinessur le visage et défendaient énergiquement leur maître alors queles autres le traitaient de brigand et de lâche! – et les histoireset les cancans pleuvaient. -une telle courait comme une chienneaprès un homme qui se moquait bien d’elle, pleurnichait pendanttoute la journée, sur son ouvrage, et finissait par se crêper latignasse avec une camarade assez malhonnête pour lui avoir pris sonamant et assez taquine pour la braver. – Avec toutes ces parlottesenvenimées par la bêtise, avec toutes ces haines qui prenaient feuau frottement des hommes, c’était miracle qu’il restât, au bout dequelques jours, dix ou douze des mêmes ouvrières. – La passoireDébonnaire ne se bouchait pas et, comme un ruisseau d’eau sale,tout son personnel de femelles et de mâles clapotait et fuyait parle trou des portes.

De la gouape! Disait sentencieusement le contre-maître, un malbâti, laid jusqu’à l’horreur, avec sa face livide, tigrée de petitevérole, et ses touffes de sourcils embroussaillant un oeil crevéqui roulait, laiteux, dans une paupière rouge. – Les coquines!Soupirait la contre-maître, une grande femme anguleuse, aux yeuxbruns comme des pépins de pomme, à la bouche barrée de formidablescrocs; mais gouapes et coquines se moquaient bien d’eux! Le lundi,l’atelier était vide, le mardi, l’atelier était également vide, lemercredi, l’atelier commençait à se remplir et, le samedi, à sevider. à part les contre-maîtres, qui plaçaient sous sur sous, etun pauvre vieil homme qui avait tant bu, dans sa jeunesse, qu’ilavait l’estomac en meringue et ne pouvait plus boire, tout le restene travaillait, les ouvrières que pour bâfrer des frites ets’acheter des bijoux en doublé, les ouvriers que pour s’enfourner àtirelarigot, dès l’aube, des chopines de vin blanc et laper, dèsl’après-midi, des litres de vin bleu.

Tel était le personnel de la maison qui, pour les nuits deveille, se recrutait encore d’un monceau de femmes ramassées auxsorties des autres brocheurs. Ah! La contre-maître avait fort àfaire, par ces longues nuits, il fallait distribuer l’ouvrage. -Ah! Bien merci! Clamaient les filles, rien de bon, tout ça, cen’est pas du salé! En voilà de la turbine! On se casse les onglessur ce papier-là! – Et il fallait apaiser leur soif et leur donnerà toutes du café et de l’eau-de-vie, il fallait les empêcher de sesauter aux yeux et de se gifler la figure; il fallait inscrirel’ouvrage, pièces par pièces, les ouvrières attitrées de la maisonvoulant passer avant le fretin raccolé la veille, les autres criantqu’on les embêtait et qu’il faudrait pourtant voir à ne pas lesprendre pour des gâcheuses et pour des sabots!

Aussi quand cette lavure eut été balayée hors des cours, lacontre-maître poussa un soupir, rajusta les brides de son bonnet àchoux, arracha prestement la mite qui lui croûtait l’oeil, repoussadu pied son petit banc sous la table et se dirigea touteguillerette vers le bureau du patron.

Elle demeura surprise. -Céline et Désirée discutaientfurieusement. -Désirée demandait à n’être plus payée aux pièces,mais bien à l’heure. – Tiens, voyez-vous, dit la contre-maître,comme moi, alors! Mais Céline, qui avait la langue bien pendue,reprit: – Eh! Bien, mais pourquoi donc pas? Ma soeur n’est pas unecoltineuse, bonne seulement à plier des feuilles, elle fait lestravaux délicats, la couture, et puis monsieur m’a bien mise, lasemaine dernière, aux heures, pourquoi donc qu’il ne donnerait pasà ma soeur le même salaire qu’à moi? – Après de longs débats, ilfut entendu que Désirée toucherait désormais 25 centimes et demipar heure de travail. Elles souhaitèrent alors, très enchantées, lebonsoir, firent un salut à derrière ouvert, s’en furent se laver àla pompe et, se poussant et sautant dans la cour pour seréchauffer, elles remontèrent de la rue du dragon à Vaugirard.

Désirée, très engourdie, traînait les pieds et s’arrêtait devanttous les éventaires; l’autre, habituée par le galvaudage de sesnuits, aux tiraillements de l’estomac, le matin, et au froid dansle dos qui vous fait bouger les épaules et hâter le pas, hélait sasoeur, la traitant de faignante et de clampine!

La rue de Sèvres s’étendait, interminable, avec ses communautés,ses abbayes, ses hospices, ses pensionnats de demoiselles, mais cequi ralentissait la marche de la petite, ce n’était pas cetteescouade de béquillards et de loqueteux qui geignent pitoyablement,le chapeau tendu, quand l’église s’emplit de monde, ce n’était pascette tourbe d’affamés qui, les bras en bandoulière, les jambesemmaillotées de linges, s’amassent, avinés et transis, devant lapetite entrée des Dames Saint-Thomas de Villeneuve, c’étaient cesnombreuses boutiques, ces innombrables bondieuseries dont la rueest pleine.

Près des jésuites où piaffaient des équipages de maîtres et où,descendus des sièges, des larbins galonnés prenaient des attitudesattendries de canailles pieuses, il y avait des statues coloriéesde vierges, des madones sérieuses et bonnes à mettre en niche, deschrists, grandeur nature, avec du lilas sur le ventre et du carminaux doigts, des Jésus bénisseurs, frisottés et blonds, les bras enavant, accueillants et bien vêtus, puis, sur le rayon du bas, dessaints- Sacrements, des patènes, des ciboires, resplendissaientavec leurs dorures et leurs mosaïques; des veilleuses étranges, descoeurs en verre rouge, montés sur du bronze, des lys aux pistils etaux tiges de cuivre, des vases avec des J. M. entrelacés et desbouquets de roses, en papier blanc, s’empilaient sur une cloison,encadrant un petit rédempteur, de cire rose, qui batifolait sur dela paille, serré comme un joujou de vieille femme, sous un globe deverre.

Et tous ces magasins s’échelonnaient, diminuant en splendeur, àmesure que la rue s’acheminait vers le boulevard.

Ici, là, alternant avec eux, béaient sur le trottoir desboutiques de marchands de vins, avec des tonneaux vernissés le longdes murs, et des grilles cramoisies aux vitres. à cette heure, ilsregorgeaient de monde. Des poivrots, le coude sur le zinc, riaientau nez des petites avec des yeux fripés et des mâchoires violiespar le gros vin. Céline fit bouffer sa jupe et pimpa des prunelles,se retournant, appelant sa soeur qui rêvait tout haut devant lamontre d’un herboriste, admirant des colliers d’ambre, desirrigateurs aux serpents rouges, des tétines en caoutchouc, despeignes de buffle, des houppes à poudre, de toutes petites épongesfines taillées en amande, montrant du doigt à l’autre qui pinçaitla bouche, des blaireaux à barbe et des soutiens en filoselle. ça,c’est pour les hommes! Dit Céline qui reprit sa marche, mais lapetite clopinait de plus en plus, badaudant de nouveau devant lachatte empaillée d’un marchand de chaussures, musant devant laporte d’un lavoir pavoisée d’un drapeau tricolore en zinc,s’ébahissant devant des étalages de frusques où pendaient despantalons côtelés en velours à 8 francs, des costumes complets pourmioches avec ces étiquettes sur carton: le Tapageur, le Jean-Bart,le Lolo, des ceintures écarlates pour les charpentiers, despercales à raies, des surahs tissés aux Batignolles, deschemisettes empesées, des cravates semées de vermicelles et depois.

– Ah! Les belles chemises! Soupira Désirée, sont-ils assezcoquets ces tuyautés!

– Oui, va, regarde, ce n’est pas pour nous, ma fille; et direpourtant qu’il y a des femmes qui ne me valent pas et qui semettent ça sur le dos, pas seulement les dimanches, mais encoretous les jours que le bon Dieu fait! S’il n’y a pas de quoi vousmettre hors de soi quand on songe que, pendant que l’on pioche, desgrues comme la fille à Gamel, se bourrent d’huîtres et se collentdes dentelles sur la peau! Et pourtant elle est laide, cettevolaille-là, et elle ne fait rien, et elle pionce, et elle boit, etelle bouffe, et elle rigole! ça vous ferait insurger, à la fin desfins! Viens- Tu? Qu’est-ce que tu grognes, que je fasse comme elle?Certainement que si je voulais, je ferais comme elle. – Mais je lesais bien, répétait Désirée, voyons, laisse-moi, tu me fais malavec tes ongles, et puis je ne sais pas pourquoi tu en veux àVirginie, -elle t’a payé des bischoffs, l’été dernier. – Eh! Jem’en fiche bien de ses bischoffs, s’écria Céline exaspérée; mais sacolère changea de route et se tourna soudain contre un gâte- Saucequi, sans le faire exprès, lui flanqua sa manne dans les cheveux,et elle le traita durement, tandis que le galopin, après s’êtreretiré à une distance raisonnable, la narguait, tapant sur sacuisse, la main plate, puis fermée, et le pouce en l’air.

Elle se décida pourtant à continuer son chemin, mais Désiréebutait des souliers contre le trottoir, s’arrêtant quand mêmedevant les marchands de chandelles saintes, désignant de son doigten boudin qui laissait un point de buée sur la vitre, des ciergescannelés, arrondis, nus ou juponnés de papier à fleurs de lys, desrats de cave aux cires tirebouchonnées et blêmes, l’encens dusanctuaire sublimé avec la manière de s’en servir écrite sur laboîte, et elle restait là, somnolente ou se retournant, regardaitsans savoir pourquoi la file des fiacres, les arbres écharnés dusquare, les magasins du Bon Marché s’enveloppant d’une poussière debleu tendre au loin. Céline piétinait de rage: – Anatole vam’attraper, lui disait-elle, je t’en supplie, remets- Toi etviens!

Et elles trottinaient très lasses, et, le long de leur route,les imageries religieuses reprenaient de plus belle, tournant aujouet, se dédorant, se fanant, se fondant, se couvrant d’épaissiesde crasse; de gravures pleines de petits garçons à genoux, defemmes prosternées, d’anges bouffis et montrant le ciel, des Materdolorosa, fabriquées d’après la formule de Delaroche, les yeux enlarmes et les mains pleines de rayons, des enfants avec un agneausur le cou, des crucifix avec une coquille en bas pour y mettre del’eau, des coeurs en platine, en maillechort, en vermeil, descoeurs percés de glaives, flambant par le haut et saignant par lebas, des immaculées creuses en stéarine et en biscuit, des saintJoseph mal moulés et mal vernis, des crèches enluminées, des ânespelucheux, toute une Judée de carton-pâte, tout un Nazareth de boispeint, toute une religion en toc s’épanouissaient entre des bocauxde chocolats poudreux et de vieilles boules de gomme!

Désirée ne se réveilla vraiment que devant l’ancien hospice desincurables; elle poussa le bouton d’une fontaine et fit cracher aubroc que tenait, dans chacune de ses mains, un égyptien de pierre,une fusée d’eau qui éclaboussa une dame de la tête aux pieds. Alorsses yeux se rallumèrent et, enchantée de sa plaisanterie, elle sesauva et rattrapa sa soeur, déjà parvenue au boulevard desInvalides.

La rue de Sèvres allait en s’évasant un peu et débouchant sur laplace en gueule d’entonnoir, puis, devenue rue Lecourbe, elle secoulait, flanquée à chaque angle d’une bibine énorme, en une largetraîne de bâtisses noires. Le quartier s’attristait à mesure qu’ilmontait vers les remparts. Cette rue grouillante, ces boulevardsdésertés qui la prenaient en écharpe et fuyaient à perte de vue,cette population qui fermentait sur la chaussée, les femmes sortantd’essuyer les plâtres en sueur des corridors, les hommes fumant destêtes de sultanes et se prélassant, les mains dans les poches, lesenfants se frottant à l’écorche-cul dans l’eau des ruisseaux,criaient la détresse lamentable des anciennes banlieues, ladésolation sans fin des paies écornées par les pochardises etachevées par les maladies!

Les deux soeurs s’arrêtèrent, non loin de chez Ragache, devantune crémerie dont les appâts: des assiettées de choux-fleurs et desjattes de bouillon trouble, étaient contenus entre les vitresverdâtres et les rideaux blancs. Céline poussa la porte d’un coupd’épaule, et s’en fut droit à un grand garçon, assis, la casquetteécrasée sur la nuque, brassant avec un sien ami une potée dedominos gras.

– Ah! Bien, ce n’est vraiment pas trop tôt, dit Anatole,mademoiselle se décide enfin à venir. Dis donc, tu sais pourtantbien que je n’aime pas trop à poser pour le sexe. – Assez, ne disrien, ça suffit; qu’est-ce que vous buvez?

Céline hasarda un geste d’indifférence, qui se termina, sousl’oeil fixe d’Anatole, en une allure de soumission et de crainte,et elle bégaya, très interloquée: -moi je prendrais bien quelquechose de chaud, est-ce qu’il y a du chasselas sur le feu, MadameAntoine?

– Mais oui, on va vous en faire chauffer, et vous, MademoiselleDésirée, faut-il aussi vous en préparer un verre?

La petite fit signe que oui. Elle était debout devant le poêleen fonte qui se dressait au milieu de la salle. Elle ne paraissaitpas avoir conscience de ce qu’elle faisait, car ses doigtsgrattaient la tôle du couvercle et, mal affermie sur ses jambes,elle considérait, d’un air dolent, le bouton de cuivre du tuyau. Lacrémerie était vide. Il n’y avait que de vieux caracos et devieilles pèlerines accrochés au mur et, sur une table au fond, unesalière à deux branches et un moutardier dont le bonnet avait perdusa pointe. à cette heure, la mère Antoine tournait et virait danssa cuisine, essuyant avec des loques grasses le lait grésillant surla fonte, soufflant de petites bulles qui crevaient et puaient.Toutes les dix minutes, elle rentrait dans la salle, torchantl’éternelle gouttière de son nez, versant aux deux hommes denouvelles rasades, essuyant furtivement avec son doigt sans ongleles larmes poissées qui gluaient le col de ses bouteilles. Anatoleet son ami Colombel avaient bu comme des sables en attendant lesfemmes. La partie de dominos prenait fin. – Colombel se leva,s’étira, fit manoeuvrer les manches de veste de ses jambes, frottases pieds sur le carreau du parquet afin d’enlever la croûte decigarettes et de boue qui les empurait, et, pirouettant sur unepatte, glapit: -Mademoiselle Désirée, quand donc que vous mepermettrez de vous faire la cour?

Mais Désirée ne l’entendait guère, elle pleurait à force debailler, se tirait les doigts, tendait les genoux; ce fut Céline entrain de s’embrasser en godinette avec Anatole qui répondit: -C’est des mistoufles tout ça! Qu’est-ce que vous offrez? Votrecoeur? Il n’y a que les gens qui n’ont que ça qui le proposent! çane suffit pas, vous pouvez aller vous faire lanlaire!

Colombel rit de travers dans sa barbe trop drue. Anatole, trèsréjoui, soupesa la poitrine de sa femme et cria: -à papa tout lepaquet! Colombel retourna s’asseoir et brassa derechef les dominos.La porte s’ouvrit et deux hommes entrèrent. Ils avaient arboré descostumes de dimanche, des costumes à prendre sur le bras desbourgeoises, à aller faire la vendange du campêche chez lesmastroquets. Ils avaient des tape-à- L’oeil flambant neufs, despantalons à raies avec des pièces entre les cuisses, des redingoteséchouées et radoubées au temple, des cravates en cordes. -ilsserrèrent la main à la société, blaguèrent Céline qui, le nez dansson verre de vin chaud, mordillait le zeste du citron quand larondelle lui venait aux lèvres et s’asseyant, en face l’un del’autre, un litre et deux verres entre eux, ils se couchèrent surla table, causant bec à bec, haleinant fort et droit, se tapantréciproquement sur les bras, comme pour mieux se fairecomprendre.

– Ah, ça, dit Colombel, où donc allez-vous aujourd’hui, vousêtes d’un rupin?

– On va trimballer sa blonde, mon vieux; nous irons lichoter unrigolboche à la place Pinel, puis dame, après cela, nousverrons.

– Tiens, mais c’est une idée, s’exclama Anatole, si nous allionsmanger une friture quelconque et des escargots? -ça va-t-il,Céline? -Colombel et ta soeur viendraient avec nous. -mais lesfemmes refusèrent; il fallait qu’elles rentrassent pour préparer lemanger du père et puis elles étaient trop fatiguées, ce serait pourune autre fois. – Oui, il n’y a pas plan, murmurait Céline, c’eûtpourtant été gentil, et elle s’accouda, contemplant, pensive, letourniquet vissé au mur, voyant, dans le couple en papier peint quis’embrassait sous une tonnelle, la joie des parties fines, lesmatelotes lentement mangées, les morceaux où l’on mord, à la mêmeplace, les glorias bus à deux dans la même tasse, puis l’un desouvriers fit virevolter la mécanique et la campagne se brouilla ets’éclaircit à nouveau quand le tournoiement prit fin, et Célinerestait là, songeant à ces promenades où l’on batifole, à cesretours le long de la Seine où l’on se dévisage avec des airsalanguis et où les bouches s’oublient de temps à autre dans lesfourrés, à toute cette allégresse enfin qui se termine en disputesdès que l’on a franchi le mur de l’enceinte!

– Ah! çà, voyons, dit Anatole, quand tu resteras là à faire taMarie-je-m’embête, ça n’avancera à rien. Venez-vous, oui ounon?

– Mais je ne peux pas, répéta Céline.

– Eh! Zut alors! Et, tandis que les petites se frottaient lesyeux et s’apprêtaient à regagner leur gîte, Colombel, très ennuyéde les voir partir, commanda des tournées de marc et il les but latête renversée, le gosier bouffant, pendant que, clopant-clopin,les deux soeurs regagnaient leur demeure où elles dormirent, lespoings fermés, sans même avoir eu le courage de délacer leurrobe.

Alors le père Vatard rentra, très émoustillé par l’idée qu’il yaurait un gigot saignant sur la table. Le vieil homme avait passéla journée chez son ami Tabuche, un charpentier, devenu presqueriche, et dont le premier soin avait été de se fâcher avec sa femmeet de se monter une cave. Vatard, très galant, fit quelques rondsde jambe autour de son épouse qui avait un ventre de grosse caisse,embrassa ses filles et vidant sa bouffarde sur l’ongle de sonpouce, lança une longue fusée de salive dans les cendres, mouillason doigt, le frotta sur son pantalon pour enlever la tache de jusde pipe qui le marbrait et, se laissant tomber dans un fauteuil,demeura béatement réjoui, les jambes écartées, les braspendants.

Pierre-Séraphin Vatard s’était marié de bonne heure avec unefemme, gaillarde à ses bons moments, carogne à d’autres. Sommetoute, il avait eu de la chance. Eulalie était bien revêche etquinteuse, mais c’était au demeurant une fille vaillante et bête.Elle n’avait donné le jour qu’à deux enfants, Céline et Désirée.Vatard s’était contenté de créer des filles, et n’osant risquer ungarçon, il avait mis une sourdine aux fringales de ses nuits. Aufond, il avait toujours été un homme circonspect et doux et il eutété un mari parfait sans une belle indifférence pour les milletracas de la vie et une invincible paresse à les surmonter. Cequ’il voulait, c’était une existence d’oisiveté et de paix. Ilavait été heureux en ménage, cédant aux exigences de sa femme,répondant: oui, ma vieille, à tout ce qu’elle disait, et,concessions pour concessions, l’autre le dorlotait, le laissantvivre des quelques sous que lui avait laissés, après sa mort, sonfrère, un mégissier fabricant de schabraques du faubourgSaint-Marceau. Les seules disputes qui s’élevaient parfoisn’avaient lieu que la nuit, lorsqu’ils ne dormaient pas. Ilss’aigrissaient le caractère, les yeux ouverts dans le noir de leurchambre, lui, souffrant, sans espoir de guérison, d’un rhumatisme,elle, sentant déjà les premières atteintes d’une prodigieusehydropisie.

Mais les deux grands chagrins qui avaient, coup sur coup, portéune terrible atteinte à la douce existence de cocagne qu’il sepromettait, avaient eu pour cause la maladie de sa femme etl’entrain étonnant de Céline à courir sus aux hommes. Il eut unmouvement de tristesse, mais il se consola vite. Désirée était enâge de le soigner et de remplacer sa mère, et, quant à l’autre, lemeilleur parti qu’il eût à prendre était de fermer les yeux sur sescavalcades. Il avait agi comme un père d’ailleurs; il lui avaitreproché en termes de cour d’assises, la crapule de ses moeurs,mais elle s’était fâchée, avait jeté la maison sens dessus dessous,menaçant de tout saccager si on l’embêtait encore. Vatard avaitalors adopté une grande indulgence, puis, le terrible bagout de safille le divertissait pendant sa digestion, le soir. Elle luisemblait même très émerillonnée très folâtre. Ses expressions debarrière, ses gestes de bastringue, ses rires de fille qui connaîtla vie lui rappelaient sa jeunesse et une certaine maîtresse qu’ilaurait pu aimer. Au temps où il comptait la marier, ces allures dedébardeuse l’avaient inquiété. Céline aurait fait prendre fuite auxpartis honnêtes, mais étant donné qu’aujourd’hui elle voulait vivrecomme une pure souillon, mieux valait alors qu’elle fût drôle etpas acariâtre et mauvaise comme ces filles que la chasteté rendaigres. Quant à Désirée, Vatard la laisserait agir comme bon luisemblerait, pourvu qu’elle soignât son manger et ne désertât pas lelogis dès que la nuit tomberait. La compagnie de sa femme, quirestait clouée, dans une bergère, souffrante et stupide, ledivertissait peu. La malheureuse vivait, la tête trouble, et nedisait mot. Par- Dessus le marché, elle lui coupait l’appétit avecson air de perpétuelle détresse et sa façon de laisser refroidir lefricot dans l’assiette.

La pauvre Eulalie, ce soir-là, ne bougeait, regardant son mariavec une fixité qui le gênait. – Désirée dormassait sur une chaise,Céline se mouvait languissamment du fourneau aux fenêtres. – Legigot fut trop cuit. -jamais ses filles n’avaient été dans un étatsemblable. L’aînée, qui avait découché, l’avant-veille, qui, pourse reposer des ébats de ses jambes, avait travaillé des bras,pendant toute la nuit, arrosait le rôti d’une main tremblante,versait la sauce à côté du plat, s’aspergeait de graisse depuis lecol jusqu’aux bottines. – La petite, qui s’était redressée sur sesjambes, s’était affaissée de nouveau sur une chaise et le nez dansl’épaule, les yeux fermés, ronflait lentement, mal à l’aise etfrissonnante; Vatard, lui, fumait sa pipe et se désolait; une odeurde brûlé s’échappait de la cuisine; -enfin Désirée se réveilla ensursaut, se frotta énergiquement les yeux et dressa la table. Ledîner fut étrange. – Très mécontent, le père gardait le silence,les filles tapotaient dans leur assiette et, ahuries, mangeaient.-quand le dessert fut avalé, ce fut au tour du père à s’assoupir etau tour des filles à se réveiller.

Céline fit chauffer de l’eau pour le café. -à ce moment le cieltrès assombri remua, des rafales secouèrent la maison du faîte auxcaves, des tourbillons de vent s’engouffrèrent dans la cheminée,chassant la fumée du charbon dans la chambre. Du coup, tout lemonde fut vraiment sur pieds et se précipita vers les fenêtres pourles ouvrir. – Sapristi! Dit Vatard, si ce temps-là continue, lesTeston ne viendront pas, et il s’accouda sur la balustrade de lacroisée, avec cette joie de l’individu qui se sent à l’abri et neserait pas fâché de voir tremper les autres. – Le tout, c’estqu’ils soient sortis de chez eux, pensa-t-il. C’est égal, ilsdoivent faire une drôle de tête, dans la rue, par un temps pareil!- La pluie augmenta, hachant toute la rue de ses diagonales grises;des trombes de vent cinglaient les ardoises des toits, lesfaisaient cabrioler en l’air et se briser sur les trottoirs avec unbruit sec; par moment, les rafales se ruaient sur une corniche, etlà éclataient, volant en poussière fine. L’on entendait lecrépitement de l’eau sur les vitres, le hoquet des ruisseaux, lesplaintes sourdes des plombs obstrués, les roulades de gorges destuyaux trop pleins et l’averse ruisselait sur les pavés,s’acharnait sur les tuiles, ravivait l’ocre pâli des murs, lestachant de plaques plus foncées, dégoulinant tantôt avec un fracasd’avalanche, tantôt avec un grésillement de friture au feu.

Vatard commençait à se divertir démesurément. -il regardaitquelques passants lancés à toutes jambes, des femmes quibarbotaient, les cheveux collés sur le front, le chapeau baissantses ailes, des hommes qui se tapaient le derrière avec leurstalons, à force de courir, agitant des pantalons de bois, desredingotes collées aux hanches, s’efforçant d’abriter des chapeauxdont la gomme sortait, puis plus loin, quand tous ces malheureuxeurent disparu et que la rue fut déserte, Vatard se délecta àécouter le chant plaintif d’une gargouille, le haut- De-coeur d’untuyau mal soudé à un autre.

A ce moment les Teston pointèrent au loin; la femme, la robelevée jusqu’aux genoux, pataugeant à pleins pieds dans les flaques,le mari, courbé, ratatiné sous la pluie, tirant après lui samoitié. -Vatard contemplait alors un conduit de fonte qui s’étaitfendu. – L’eau clapotait, sortant en blanche écume par sesfissures, bouillonnant en bulles savonneuses, s’épanouissant enroses blanches, puis toutes ces fleurs de l’eau crevèrent ettombèrent en une nappe d’une saleté ignoble, tandis que d’autreséclosaient à nouveau et s’effeuillaient encore en des crachatstroubles.

– S’ils passent sur ce trottoir, ça va être du propre, se ditVatard; -mais les malheureux n’y voyaient pas, ils marchaient droità la cascade. Ils trébuchaient, fermant les yeux, aveuglés par lapluie, assourdis par le vent qui secouait le riflard auquel ils secramponnaient. Ils s’étaient pris le bras, se rattrapant l’un àl’autre, à chaque secousse, baissant la tête, éclaboussant leursbas, s’essuyant la nuque. Comme ils s’enfonçaient dans un lac deboue, ils gagnèrent la berge et passèrent près du tuyau. Leparapluie plia et sonna comme un tambour, le mari et la femmes’injurièrent, elle, perdant son châle, se troussant jusqu’auventre, lui, se colletant avec le pépin qui claquait. Un coup devent prit la rue en écharpe, secoua les boudins de la femme,s’engouffra dans le parapluie qui, cessant d’abriter son maître,lui fit recevoir sur le crâne toute la douche des gouttièrescomblées. Teston dansait comme un hurluberlu sous l’averse, et sonépouse, exaspérée, les brides de son bonnet lui fouettant lesjoues, sacrait et jurait, mâchant de la pluie et du vent, traitantson mari d’imbécile et de propre à rien. Vatard riait à se tordrequand le ménage frappa à sa porte. – Ah! Quel temps! Quel temps!Dit la femme. -Teston ne soufflait mot, ses cheveux coulaient, ilavait de l’eau jusque dans les narines et il reniflait, lamentableet grotesque, avec sa mauve en loques et ses souliers qui, à chaquepesée des jambes, jutaient une cuillerée d’eau sale.

– Attendez, Madame Teston, dit Céline, je vas vous chercher uncaraco et des bottines.

– Et vous, mon vieux, proféra Vatard, voulez-vous un paletot? -Mais Teston déclara qu’il n’avait besoin de rien, sinon d’avalerquelque chose de chaud; il se blottit dans un des coins de lacheminée et là, tirant un mouchoir à carreaux, il s’épongea latête. Sa femme se défit; elle enleva rageusement sa capuche naguèreblanche et maintenant bise comme un torchon et bonne à tordre.Tournant le dos à la cheminée, elle reflétait dans la glace sataille grêle, emmaillotée d’un tas de linges, et, maigre comme uncent de clous, elle était allongée comme ces interminables sucresd’orge que des voyous coiffés de fez tirent sur une tringle, muniede sonnettes, dans les foires de la banlieue. – L’arc de sesépaules descendait en une pente rapide jusqu’à ses hanches quicrevaient la chemise et se reliaient à un petit fessier vaguesoutenu par deux longues lattes. – L’eau l’avait transpercée, de lacime aux plantes, elle s’essuya tant bien que mal, découvrant, dansle va-et-vient de ses bras, la cage de ses côtes. On la roula lemieux qu’on put dans un vieux peignoir de Désirée, et, assise àcroupeton, devant le feu, elle délaça les cordonnets de sesbottines. Le cirage coulait, le cuir s’était racorni et collait auxpieds. Il fallut que Vatard s’en mêlât et, entre deux bouffées depipe, les lui arrachât. Alors, elle poussa un long cri de détresse,ses bas étaient dans un désolant état. Tout le bout semblait avoirséjourné dans un bain d’encre, et la tache allait affaiblissant ouchangeant de ton à mesure qu’elle gagnait la jambe; du noir, elletouchait au bistre, et du bistre au jaune, près du cou- De-pied,elle s’était élargie, mais ne se teintait plus que de gris pâle. Lafemme Teston enfourna de vieilles savates dépareillées et, le mufledans son mouchoir, la carcasse cassée, regarda le feu quis’éjouissait bruyamment, flambant haut et sec, pétant à petitesbordées.

Une douce chaleur emplissait la chambre; les rideaux avaient ététirés, Désirée avait mis un vieil essuie-main sous la porte pourempêcher les vents coulis, un grand bien-être, une tiédeur desomnolence les envahissaient. Désirée prépara du vin chaud dans unecasserole et Vatard, très heureux de penser qu’il ne serait pascontraint comme les Teston à se lever et à courir les rues jusqu’àson domicile, regardait avec une visible satisfaction son ami dontle drap et les bottes fumaient dans une buée puante.

L’on ne disait mot. Vatard s’épanouissant dans son allégresse,la mère Teston songeant à son bonnet perdu, son mari à l’humeurmassacrante de sa femme, Céline à son amoureux, sa mère à rien dutout, Désirée au vin qu’elle avait trop sucré.

Puis les langues se délièrent. – Les hommes causèrent entre eux,les femmes parlèrent entre elles de leurs camarades del’atelier.

Madame Teston affectait un ravissement sans fin, en apprenantque Désirée ne serait plus payée aux pièces, mais bien aux heures;elle insinuait seulement que, si elle avait été plus maligne, elleaurait pu obtenir 30 centimes au lieu de 25 centimes et demi. Ellefit tant que la petite, qui était enchantée de son succès, convintqu’elle avait peut-être été bête et finit par ne plus se réjouir dutout de l’augmentation qu’elle avait acquise.

Et, tandis qu’elles jabotaient, Vatard, brandissant à chaque motsa pipe, criait:

– La femme, c’est le bonheur du prolétaire! Voilà mon idée,-puis il plaignait Tabuche qui s’était séparé d’avec sa bourgeoise.-maintenant, qu’il était malade, il restait seul chez lui, comme unpauvre chien. Il avait un panaris au doigt, une mauvaise maladie,comme chacun sait, et il allait en être réduit à se faire soignerpar les dames saint-Thomas, de la rue de Sèvres, qui les guérissentsans opérations.

La femme Teston, elle aussi, avait connu un homme qui avait euun mal blanc au pouce. Il l’avait enfoncé dans le derrière d’unegrenouille; ses souffrances avaient diminué à mesure que le doigtentrait, il était maintenant guéri, mais la grenouille étaitmorte.

Vatard ne pensait pas que ce remède fût bon; il soutenait mêmeque c’était de la blague, mais la vieille jura sur la tête de samère qu’elle tenait cette histoire de la personne même à qui elleétait arrivée.

Le résultat de cette discussion fut qu’on fait toujours bien dene pas appeler un médecin quand on est malade. Tabuche avait raisond’avoir recours aux soeurs. Les médecins n’ouvrent avec leurslancettes les panaris mûrs qu’aux gens du peuple. – Les riches neles feraient plus venir et ils perdraient leur pratique, s’ils neles guérissaient pas sans les charcuter.

Céline émit alors cette idée très neuve que les familles àl’aise sont plus heureuses que celles qui ne possèdent rien.

Tout le monde l’approuva. Vatard reprit, au bout d’un silence,comme si cela pouvait avoir un rapport quelconque avec le panarisde son ami Tabuche: je suis allé aujourd’hui rue de Rennes et j’ yai rencontré l’ancienne bonne des Thomassin. Elle est placéemaintenant chez un ingénieur et elle lui achète de l’eau-de-vie àsix francs la bouteille.

– La bouteille! Pas possible, s’exclama la mère Teston.

– C’est comme cela, poursuivit Vatard, et il hochait la tête,n’écoutant pas Céline qui abîmait l’une de ses camarades qu’onavait rencontrée, dans un bouisbouis de Montparnasse, chahutant,les jambes en l’air et les bras en bas.

– Une fille qui respecte sa parentelle peut aller danser aubanquet d’Anacréon ou aux mille-colonnes, seulement elle ne va pasau bal Grados. C’est une infamie que ce pince-cul-là!

Mais le père Teston racontait la découverte d’une petite fillede neuf ans qui avait été retrouvée, morte et violée, au fond d’unpuits. – Alors toutes les conversations se mêlèrent en une seule etchacun pleura en deux mots émus l’infortune de cette malheureuseenfant.

Vatard, lui, doutait que l’histoire fût vraie. – c’est lapolice, dit-il gravement, on veut détourner l’opinion publique.

– Ou ce sont les jésuites, reprit à voix basse Madame Teston,qui était un esprit fort. Les jeunes filles, elles, croyaient quec’était arrivé.

Mais ce qui apitoyait le plus la femme Teston, ce qui rendaitl’histoire plus horrible et plus intéressante, c’était moins le coudépecé de l’enfant et l’outrage qu’elle avait subi, c’était cepantalon qu’une main brutale avait arraché et qui laissait voir sonpauvre petit ventre à nu. – Elle s’extasiait sur ce pantalon,disant que bien sûr c’était la fille d’un riche, d’un prince oud’un duc; ces hommes-là sont si vicieux, il n’y a qu’à lire desromans pour être renseigné là- Dessus!

Désirée mit une cuiller dans chaque verre et versa le vin qui sefrangea d’écume rose au bord. Ils trinquèrent tous ensemble etentre deux gorgées la maman Teston ajouta: -quand on pense que nousavons été exposées à ça, lorsque nous étions enfants!

A ce moment, la pluie se mit à tomber de nouveau, les vitrescrièrent sous la poussée du vent. -il est onze heures, dit Teston,il va falloir partir. Sa femme remit sur son dos ses hardes à peinesèches, chaussa ses brodequins racornis et, maugréant après leciel, embrassa les jeunes filles, leur donna rendez-vous pour lelendemain à l’atelier, et, tandis qu’ils se perdaient clapotant etronchonnant dans le noir des bourrasques, Céline dit à sasoeur:

– N’ est-ce pas qu’il n’est pas mal, Colombel?

– Oh! fit l’autre en riant, il a une sale tête!

– Mâtin de chien, tu es difficile toi; je ne prétends pas qu’ilsoit joli, joli, mais voyons, il n’est pas laid ce garçon, et,comme l’autre ne répondait point, elle ajouta: alors ce ne sera pasencore lui qui fera ton bonheur?

– Pour sûr, dit Désirée; tu y es, une, deux, trois, je souffle,- et la chambre devint noire.

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