Les Sœurs Vatard

Chapitre 11

 

– Et d’un! Murmurait Céline, très satisfaite; passons maintenantà l’autre. Ici la victoire était moins certaine. Aussi Céline serésolut-elle à agir de concert avec la maman Teston. En raison deson âge, de ses vertus domestiques, de son incomparable habileté àcuisiner des fèves, cette femme exerçait sur Vatard une influencesans égale. à elles deux, elles avaient chance de pulvériser sesobjections, de faire triompher Auguste.

Quand Céline eut appris à la camarade le service qu’elleréclamait de son obligeance, la mère Teston jubila, rit comme unehébétée et, joignant les mains, murmura: comme ça sera mignon! -Elle était de ces femmes qui pleurent lorsqu’elles aperçoivent unepremière communiante ou une mariée en blanc. Cette couleur luisuggérait des idées touchantes, lui rappelait ses souvenirs chastesd’enfant, ses joies désirantes de vierge. – Auguste ou un autre,peu lui importait; mais la pensée que sa petite Désirée trotterait,dans une église, avec une grappe d’oranger sur les cheveux et unvoile balayant les dalles, lui causa une telle impression qu’elleplut des yeux à grosses gouttes, puis se pourfendit la bouche en unlarge rire, jura enfin qu’elle aiderait Céline à décider sonpère.

Un rendez-vous fut pris. Ce matin-là, Céline dit à sa soeur: Tupeux aller dîner, ce soir, avec Auguste, j’arrangerai cela. Tupourras même t’en donner avec ton prétendu jusqu’à dix heures. Ilest inutile que tu reviennes avant.

Désirée, qui était sevrée des rencontres, à la brume, etharcelée par les prières et les révoltes d’Auguste, bondit et, sansen demander plus, s’en fut trouver le jeune homme et lui annonça labonne nouvelle. Celui-ci entama un chahut d’allégresse vis-à-visd’une pile, et il invita la petite à venir dîner avec lui aurestaurant de la Belle Polonaise.

A l’atelier, Céline et la mère Teston dressèrent leursbatteries. Il demeura entendu que la vieille ouvrirait le feu, queCéline se bornerait à la soutenir.

Vatard fut surpris de ne pas voir Désirée à l’heure du repas,mais Céline insinua qu’elle lui donnerait l’explication de sonabsence quand la mère Teston serait présente.

Vatard insista pour l’avoir de suite. – Sa fille refusa. -Vatard se mit en rage. Elle tint bon, mais pensa que l’aventurecommençait mal! Ils n’échangèrent plus une parole tant que dura labriffe. Ils étalaient sur une tartine du brie coulant, quand lafemme Teston entra.

Céline lui jeta un regard de détresse et, s’approchant d’elle,souffla: – Allez-y, maman Teston, et ferme!

La vieille tira solennellement un pan de culotte, une piècequ’elle voulait y coudre, des aiguilles, un dé, et d’une voix malaffermie, elle commença:

– Vatard, quand vous avez demandé au père Briquet la maind’Eulalie, il vous répondit quoi?

– Il me répondit probablement: prends- La, mon garçon, mais jene vois pas…

– Peu importe que vous ne voyiez pas; alors qu’avez-vousfait?

– Comment, ce que j’ai fait? Est-ce que je le sais, moi? Il y ades années que tout cela a eu lieu!

– Vous avez dû sauter en l’air, Vatard, et vous écrier: Quelleveine!

– C’est possible! Mais je ne vois toujours pas…

– Eh bien, articula péniblement la femme, c’est à votre tour decrier: prends-la, mon garçon!

– Hein? quoi? qu’est-ce que vous me chantez là?

– Papa, jeta Céline, il s’agit de Désirée et d’Auguste.

– Désirée! vous voulez marier Désirée avec Auguste! Qui est-cecela Auguste?

Alors la charge donna bride abattue; la femme Teston et Célineparlèrent ensemble. Auguste, c’est un brave garçon, un ouvrier dela brochure qui aime Désirée et que Désirée aime, c’est un garçonsobre, rangé, tranquille…

Vatard repoussa l’assaut par cette simple sortie: – Combiengagne-t-il?

Les deux femmes eurent un moment de recul. Elles proférèrentplus bas: – Huit sous l’heure!

– Un sabot, quoi!

La femme Teston était désarçonnée. Céline vint à la rescousse etreprit: – Huit sous pour l’instant, mais dix sous, douze sous dansquelques mois; c’est un ouvrier sobre, un ouvrier tranquille…

– Connu! Tu l’as déjà dit-ne bavons pas, – j’ai toujours été unbon père, je m’en flatte, et ça n’est pas maintenant que jeconsentirais à faire le malheur de ma fille. Huit sous, mais c’estla débine, c’est la dèche en plein! Huit sous, c’est des haricotstoute la semaine et un franc soixante donné par moi, tous lesdimanches, pour acheter du veau! C’est le terme pas payé et despleurs, tous les trois mois, pour me le soutirer; c’est mesassiettes, mes casseroles, mes plats empruntés pour deux jours etne me revenant jamais; huit sous, c’est le pillage de mon mobilier,la mise à sec de ma bourse! Oui, oui, je sais bien ce que vousallez me raconter, qu’ils s’en tireront tout seuls; ce n’est paspossible, je n’y crois pas!

– Mais ils s’aiment, papa! gémit Céline.

– C’est-il de ma faute? Non, n’est-ce pas? Et puis, tenez, sivous aviez pour deux liards de bon sens, vous auriez compris queDésirée ne pouvait se marier encore! Ici, la mère est infirme,incapable de se remuer; admettez que Désirée parte avec son mari;Céline fiche le camp, tous les soirs, elle prend la maison pour uneauberge, elle ne raccommode rien, ne nettoie rien, s’en va je nesais où! – Ne réponds pas, j’aime mieux ne pas savoir où tu vas. -Ah! Bien, il serait propre, le ménage! Une vraie débandade, ainsique chez Tabuche! Où il faut que chacun rince un verre quand ilveut boire, et encore, lorsque l’on met du sucre dans son grog,comme on ne retrouve jamais les petites cuillers, on est prié desortir sa clef de sa poche et de piler son sucre avec! Si vousappelez ça une perspective agréable pour un père, eh bien! Vousn’êtes pas difficiles!

La mère Teston riposta avec une douceur aigre: – Alors, parceque votre femme est infirme, il s’ensuit que votre fille ne doitpas se marier?

– Je ne dis pas cela, s’écria Vatard, je ne dis pas cela! Je disque si, au lieu de me proposer un garçon sans le sou et sans moyenspour en gagner, vous m’aviez présenté un ouvrier capable derapporter une dizaine de francs par jour, j’aurais réfléchi,j’aurais vu; je dis que, pour accepter la vie stupide que vousm’offrez, je veux que ma fille ne soit pas dans la misère, je veuxune compensation enfin!

– Mais puisqu’ils s’aiment! hurla Céline.

– Toi d’abord, tais ton bec, tu me soûles avec tes cris! Ilss’aiment, ils s’aiment! Comme c’est neuf! Tas de bûches! Si l’onépousait toutes les femmes qu’on aime, ah bien ça serait du propre!Eh! ça leur passera! Tout le monde a aimé une femme avant sonmariage et en a épousé une autre! C’est-il vrai? Oui ou non? Tenez,vous, la mère, avant de vous unir avec Alexandre, vous aviezcertainement raffolé d’un autre homme.

La femme Teston eut un soubresaut; elle répondit avec dignité,une main sur l’estomac, à gauche:

– Vous vous trompez, Vatard, Alexandre a été le seul homme quej’aie aimé!

– Enfin, reprit le père, à bout d’arguments, en voilà assez!Parlons de tout ce que vous voudrez, excepté de cela… nous nesommes pas ici pour nous castiller, et puis d’ailleurs, comme lanoce n’aura pas lieu demain, faites-moi pour l’instant le plaisirde me ficher la paix!

Alors la soirée devint morne. La femme Teston tira l’aiguillesans desserrer les dents; Céline remit, expectorant de temps àautre un long soupir, des boutons à ses camisoles.

Vatard ralluma sa pipe et la fuma, très sombre, prévoyant desquerelles sans nombre, des ennuis sans fin.

Et tandis qu’ils se morfondaient, les uns et les autres, Augusteet Désirée riaient comme des fous. – Céline n’avait pas prévenu sasoeur de l’assaut qu’elle voulait tenter. – Auguste avait bien dità la petite qu’il était décidé à la demander en mariage, mais elle,qui avait toujours craint un refus du père, avait repris courage,ce soir-là. Persuadée que son prétendu était très séduisant, ellene doutait plus qu’après avoir un peu grogné, Vatard ne l’acceptâtpour gendre. Elle était loin de croire au piteux résultat desdémarches osées.

En attendant, le couple s’ébattait comme une volée de jeunesmerles. – Auguste avait emmené la petite dans un restaurant fameux,rue de la gaîté, un restaurant où l’on fabriquait des repas denoce, et ils avaient dîné dans le jardin, sous une tonnelle.

C’était un endroit charmant, avec des bosquets étoilés defeuilles, des arbricules poussiéreux, des tables en bois et unebalançoire dans des marronniers. Au fond, il y avait un rideau decyprès et de pins, les cyprès et les pins du cimetièreMontparnasse, qui s’étendait derrière cette guinguette. Il n’yavait pas grand monde ce soir-là. Un mari et une femme mangeaient,dans un coin, du maquereau et des pois; un chien tournait surlui-même pour attraper sa queue, puis, bâillant et levant le gigot,pissait quelques gouttes contre les pieds d’une table; un homme etune femme étaient montés sur la planchette de la balançoire; lafemme s’était attaché les jupes avec son mouchoir et elle donnaitainsi que l’homme de solides coups de reins qui les envoyaient, àtoute volée, dans les branches. Auguste et Désirée dînèrent bien etpour pas trop cher. Ils avaient eu une bouteille, une soupe, unfricandeau et du fromage pour trois francs soixante-dix centimes.Leur bonheur eût été complet si trois jeunes gens n’étaient venuss’installer près d’eux. Ils avaient été insupportables, soutenantqu’ils sentaient un parfum de cadavre et de lapin rôti. Le garçonqui les servait était positivement scandalisé. Il avait raisond’ailleurs; quand on ne veut pas d’une chose, il ne faut pas endégoûter les autres. Le fait est que Désirée en vint à croire quele cimetière envoyait, de temps en temps, des bouffées fades;Auguste le niait, mais à la fin pourtant, comme les jeunes genscontinuaient leur mauvaise plaisanterie, tout en fumant descigarettes entre chaque plat, il s’avoua qu’ils avaient peut-êtreraison et que ce jardin fleurait l’odeur des tombes chauffées parl’outrance des soleils, l’été.

Désirée était très gênée. – Les trois jeunes gens la regardaienttrop. L’un d’eux, un brun avec des yeux d’arabe et une barbe noire,en fourche, lui jetait des coups d’oeil polissons; un autre, unmaigre, blond, avec une barbe en éventail et un nez busqué, ladétaillait d’un air narquois; le troisième enfin, avec unpince-nez, des cheveux frisés et ramenés en arrière, une moustacheen brosse, semblait pris de pitié pour Auguste. Elle hâta le repaset voulut aller boire le café ailleurs.

Auguste, lui, avait mieux pris les choses. Il était fier de sonamie et il trouvait glorieux d’être envié par des gens bien mis.Ils sortirent et comme il était déjà tard et que la petite voulaitrentrer chez elle, vers les dix heures, ils s’en furent simplementà côté, au café d’Apollon. Ils préférèrent, au lieu de rester surla terrasse de plain-pied avec la rue et toujours bondée de monde,descendre dans la salle du bas, plus calme, et où l’on pouvaits’asseoir sur de larges divans et causer à l’aise. à l’étageau-dessus, où conduisait un escalier en vrille habillé de vieillealgérienne pour abriter des regards indiscrets les tibias desdames, on tapotait sur un piano et l’on braillait. Une vaguesenteur de ripaille traînait dans les salles de cette buvette. Lepatron offrait aussi de jolies surprises; il apportait avec lemazagran un petit obus en sucre, et si l’on approchait uneallumette de la pointe, un petit feu d’artifice jaillissait, unepluie d’étincelles s’éparpillait sur la table, mêlant son fumet depoudre à l’arome du tabac grillant et du café chaud.

Ils réglèrent le compte à eux deux, en dépit d’Auguste quijugeait digne de protester; mais comme involontairement elle jetaun coup d’oeil sur son pochon, il n’insista plus et, après quelquesminutes de silence, il dit simplement que, lorsqu’ils seraient enménage et quand, le dimanche, ils ne voudraient pas faire decuisine, ils pourraient de même qu’aujourd’hui festoyer à la bellepolonaise, ou en face, chez Gagny. Désirée l’approuva, tout enfaisant observer qu’en prenant une seule portion pour deux et, aulieu d’une bouteille cachetée, un litre, ils pourraient dépensermoins encore. Puis ils continuèrent à parler d’avenir. -Célinedevrait bien, soupirait Auguste, causer de moi avec ton père; j’aidéjà prévenu ma mère, elle est enchantée d’avoir une belle-fillecomme toi, car tu vas en faire une riche petite femme!

– Vous ne le pensez pas, méchant, interrompit l’enfant qui crutde son devoir de minauder.

– Mais si je le pense, je te l’ai dit, je vous trouve gentille,jolie; -elle lui tapa sur les doigts pour l’obliger à se taire. -ettoi, reprit-il, tu diras quoi à ton père, lorsque Céline lui auraparlé de notre mariage? – Mais je n’aurai rien à lui dire, jecrois; il n’acceptera peut-être pas du premier coup, mais deuxjours après. Ne nous inquiétons pas, va, ça ira tout seul.

C’était juste à ce moment que Vatard s’écriait: – Un sabot,quoi!

Lorsque Désirée fut de retour, Céline, qui l’attendait, laregarda. Désirée lut dans ses yeux, devina tout, s’élança verselle: – Tu lui as parlé? Dis vite!

Céline baissa la tête, alors l’autre baissa aussi la tête et unegrosse larme lui dégoulina des cils. Céline ne soufflait toujoursmot, n’osant espérer la consoler; elle commença pourtant quelquesphrases, ne les acheva point, et, entourant de son bras le cou desa soeur, elle la baisa sur les yeux et la fit coucher.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer