Les Sœurs Vatard

Chapitre 5

 

– Allons, ravale ta salive, fourre-toi les doigts dans le nez situ veux, mais tais-toi! – Trêve à la plaisanterie, la lutte vacommencer, c’est moi que je suis Marseille, le seul Marseille,c’est moi que j’ai combattu, lors de la grande exposition de 1867,dans l’arène de la rue Le Peletier, contre les plus fameux lutteursde l’Europe, et aucun de ceux que j’ai tenus entre mes mains nepeut se vanter d’être resté debout, – et des compères, semés dansla foule, criaient: – Un gant! passez-moi un gant! – A qui! à toi,petit? – Oui, oui! – Et la foule d’applaudir, de trépigner, de seprécipiter dans la baraque. – Entrez! entrez! criait l’athlète dansson porte-voix, et les trombones soufflaient à faire péter leurcuivre, la cloche derlinait à toute volée, les cymbales claquaientdésespérément, les fifres piaulaient déchirants, aigus, et, dans cetumulte d’enfer, calmes et mâchant des chiques, se tenaient droitssur l’estrade, bombant leurs torses velus, faisant sauter dansleurs bras la boule de leurs biceps, des hercules énormes. Despiaffes, des poussées, des cris de ralliement, des sifflets,éclataient de toutes parts. – Ohé les enfants! Viens donc, Paul! HéLouis! Par ici, vieux! – et, comme une poussée d’eau sale, la foulebattait la cahute sur laquelle, époumonné, rouge, suant, éperdu,Marseille vociférait sans relâche: – Entrez! entrez!

Désirée donnait le bras à Céline et s’amusait fort. Anatole etColombel fumaient des tronçons de cigarettes et ouvraient desbouches à y mettre des poings; tous les deux voulaient aller voirla lutte. Céline et Désirée n’y tenaient pas, la petite surtout,qui écoutait la parade qu’un pitre, chargé de tenir la foule enhaleine, récitait avec de grands gestes.

La tente était déjà pleine, car l’on entendait un martellementde bottes, une rumeur de rires, et, par moments, la toile étaitcabossée par des derrières trop à l’étroit. Un bobèche au pantaloncouleur de soufre, au gilet jaune agrémenté de passements rouges,un gilet à la Robespierre dont les ailes volaient sur un habit vertde bouteille, fit frétiller la queue de sa perruque en escalade ethurla: – Mesdames et messieurs, nous allons avoir l’honneur de vousoffrir une seconde représentation! Pour cette fois, pour cette foisseulement, les places seront diminuées, 50 centimes les premières,25 centimes les secondes et 15 centimes pour messieurs lesmilitaires! – et la musique, exaltée par son propre vacarme, sciaplus rageusement ses airs, le pitre suça le bec d’un flageolet quibrandit son cri aigre sur l’explosion des cuivres et l’effondrementde la mailloche sur la caisse, s’interrompant pour turlupiner avecson instrument, se le fourrant dans les yeux, dans le nez, dans labouche, tendant trois doigts devant sa caboche glabre, répétant surtous les tons: -15 centimes, trois sous, pour messieurs lesmilitaires!

Colombel gigottait, transporté d’une joie folle. – Voyons,dit-il, nous allons entrer, je paie la place aux dames! -mais lesdames préféraient s’échapper au travers de la foire plutôt que derester assises, pendant plus d’un quart d’heure, à écouter unepièce. Force fut aux hommes de les suivre.

Une foule épaisse coulait le long des baraques; des ventréesd’enfants turbulaient, soufflant dans des trompettes, barbouillésde pain d’épice, éveillés et morveux. D’autres étaient portés surles bras et ils agitaient, en dansant dans leurs langes, desmenottes poissées par le sucre d’orge. On se marchait sur lespieds, on se poussait, des galapiats jouaient du mirliton etgambadaient, faisant halte devant les tirs à la carabine,s’essayant à casser un oeuf perché sur un jet eau. Il y avait, iciet là, des huttes encombrées de gens; haussés sur la pointe deleurs bottines, appuyés sur les épaules les uns des autres,cherchant à voir par les créneaux des têtes, des massacresd’innocents, des poupées costumées en paysans, en mariées, enprinces, qu’on abattait à coups de balles.

Le coup d’éclat, c’était l’envoi sur le dos de la mariée. Lesremarques les plus saugrenues, les allusions les moins équivoques,s’échappaient de la foule alors que la pucelle tombait cul pardessus tête; Anatole voulait absolument la démolir. Colombel, lui,disait qu’il faisait soif et Céline qu’il faisait faim. Anatolemassacra un monsieur bien mis et, après avoir raté les autres, ils’en fut, vexé d’être traité de maladroit par sa maîtresse.

Avant que d’aller plus loin Colombel déclara derechef qu’ilfallait s’arroser la luette. Les femmes exigèrent qu’on s’arrêtâtdans une tente où l’on forgeait des gaufres. L’on y pourrait mangeret boire. Ils y furent mal assis par exemple, et la poussière,tourbillonnant sur eux, poudrait de granules cendrées les tables etles verres, mais enfin cela valait toujours bien l’arrière- Salledes marchands de vins. – Cette boutique n’était pas luxueuse, dixtables, trente tabourets, l’appareil à gaufrer, une terrine pleinede blanc battu; au fond, des barriques en chantier, sur la façade,un drapeau tricolore; c’était tout; mais elle présentait cetavantage que les clients pouvaient voir défiler le monde et gagnerdes macarons, à la rouge ou à la noire.

Les hommes commandèrent des litres et on leur apporta dureginglat à faire danser les chèvres; ils l’estimèrent jeune, maisbon, les femmes mordirent dans leur carré de pâte et se sablèrentla bouche de grésil blanc, puis, tout en sirotant des cassis àl’eau, elles déclarèrent qu’elles seraient heureuses de voir desfemmes colosses.

Leurs souhaits pouvaient être aisément exaucés. Les pains degraisse, modelés en façon de femmes, abondaient dans cette foire.Il y en avait de toutes les provenances et pour tous les goûts: laVénus de Luchon, la belle brabançonne, la géante d’Auvergne; desmufles armés de baguettes, scandaient leurs boniments avec desraflaflas de tambour, désignant des enseignes qui se ressemblaienttoutes. Toutes, en effet, étalaient sur le champ de sinople et degueules de gigantesques berdouilles aux seins comme des boulesd’haltères, aux jambes comme des tours, et tous ces monstresavançaient sur un coussin vermeil l’énorme jambon de leurs cuisses,et des tambours-majors, des médecins décorés, des maréchaux engrand uniforme les entouraient et paraissaient surpris.

Anatole soutint qu’il valait mieux aller voir une étrangèrequ’une française. Ce serait plus curieux. Son avis prévalut et tousles quatre entrèrent dans le palais de la belle Brabançonne.

Colombel et Anatole exultaient à l’idée qu’ils tâteraient uneformidable jambe, Céline surveillait son homme qu’elle savaitvolage, Désirée allait simplement assouvir une curiosité.

La femme reposait sur une estrade, élevée de deux marches; elleavait une robe verte, outrageusement décolletée, deux globes commedes ballons roses, trois fausses lentilles près des tempes. Elle seleva, dit qu’elle était originaire de Bruxelles, qu’elle était âgéede vingt-deux ans, tendit le bras au-dessus du shako d’un pioupiouqui lui regardait, extasié, l’aisselle, et finit sa petite histoirepar la phrase consacrée: -je vous remercie bien, j’espère que vousreviendrez et que vous en ferez part à vos amis etconnaissances.

Anatole exprima le désir de palper le mollet. La grosse femmes’y prêta d’assez mauvaise grâce. Elle leva un peu sa jupe et,quand le jeune homme lui eut fourragé dans le gras des jambes, ellegrogna: – En voilà assez, mon petit, ça suffit.

– Céline était rouge, rageait; elle pinça son amant jusqu’ausang; lui, peu aimable, lui asséna un violent coup de coude dansles reins. Ils s’injurièrent; Désirée et Colombel s’entremirent,mais Anatole, enchanté de voir sa maîtresse en furie, répétait que,s’il devenait jamais amoureux, ce serait certainement d’une bellefemme comme celle-là. Désirée disait que tant de viande luisoulevait le coeur, mais Colombel, qui n’arrivait à rien avec elle,soutint son ami pour la faire endêver. Ils finirent par se bouder;les hommes prirent les devants et Céline proposa à sa soeur de lesperdre et de parcourir sans eux la foire. Désirée ne demandait pasmieux, et elles allaient se faufiler derrière une baraque quand lesdeux hommes s’arrêtèrent net. Anatole serrait la main à Auguste quiflânait, le nez en l’air, dans les allées.

– Ah! Bien, elle est bonne, celle-là, criait-il, voilà trois ansque j’ai quitté le service et je te retrouve sans habits detroubade, tu as donc aussi lâché le métier? Hein! Quelle boîte, monpauvre vieux, te souviens-tu? Mais pardon, tiens, que je te fassevoir mon éponge, poursuivit-il en tirant à lui Céline que ce motrendit plus furieuse encore. Auguste restait ébahi devant Désirée.Ils allèrent tous chez un marchand de vins. – Là, on causa, envidant des verres. Le nouveau venu offrit une tournée et iléchangea quelques mots avec Désirée qui fut aimable, mais toutjuste. – Le jeune homme était embarrassé, il croyait que Colombelétait l’amoureux de la petite, mais pourtant elle paraissait sesoucier peu de lui et elle l’invita même à reculer sa chaise,déclarant qu’elle n’aimait pas qu’on lui soufflât dans le nez. Onparla de la maison Débonnaire. -Anatole et Colombel, qui en avaientété renvoyés, pour ivrognerie, dirent pis que pendre des patrons.Céline n’en voulait qu’à la contre-maître, une mauvaise bête quisortait quand elle ne vous voyait pas à votre place et voustraitait de petite cochonne alors qu’elle vous trouvait en train decauser avec des hommes dans la cour. – Ah! Bien, reprirent-ils, enchoeur, vous en aurez du courage si vous restez dans ce bahut-là! -Mais lui répondait qu’il n’avait pas le choix, qu’avant de partirpour le régiment, il apprenait la taille des pipes d’écume, qu’ilétait trop vieux maintenant pour recommencer son apprentissage etqu’enfin, d’une manière ou d’une autre, il fallait bien qu’ilgagnât sa vie.

Désirée l’approuvait, mais elle avait un petit air de dédainpour l’homme qui suffisait si mal à ses besoins; puis l’on vint àparler des camarades. – Chaudrut était une vieille fripouille!Lorsque sa femme avait trépassé, le singe lui avait donné une pairede draps pour l’ensevelir et il les avait bus! Il est vrai qu’aprèstout, sa femme n’en avait été ni mieux ni plus mal.

Les deux soeurs trouvaient cela ignoble; ce qu’elles luireprochaient surtout, c’étaient ses perpétuels attentats à leursbourses, mais Anatole riait et rappelait ce jour où le vieux coquinavait fait entrer à l’atelier sa maîtresse, une ignoble nabote,grêlée comme la Hollande, et dont la tête était habitée. La filleet la bonne amie de Chaudrut s’étaient crêpé le chignon et il avaitfallu que les hommes s’en mêlassent pour les séparer. Le patronavait congédié l’amant et l’amante, mais lui, le surlendemain,était venu pleurer sur ses cheveux blancs et par commisération onl’avait repris.

Auguste avoua que Chaudrut lui avait emprunté dix sous. Tousrirent et le traitèrent de nigaud, et Désirée lui demanda pourquoiil avait si vite lié connaissance avec ce carotteur. Auguste futgêné. – Ah! Bien mais! Reprit Colombel, on peut bien le fréquenter,je pense, c’est un macaire, je ne dis pas non, mais enfin il atoujours le mot pour rire, et puis c’est un brave homme aufond.

Les femmes se levèrent. – Elles étaient venues pour voir desétalages et non pour être enfermées chez un marchand de vins. – Tuvas venir avec nous, mon vieux canasson, dit Anatole à Auguste? -Oui, mais il ne pourrait les suivre que jusqu’à l’heure du dîner.Il fallait qu’il rentrât chez sa mère, malade depuis plusieursjours. Quand il eut ajouté qu’il demeurait avec elle, rue du champ-D’asile, Céline dit: – Ah bien! Puisque Désirée doit retourner à lamaison, pour chauffer le dîner des vieux, vous pourrez partirensemble par le tramway. – Les jeunes gens rougirent. En attendant,comme ils voulaient profiter du temps qui leur restait, ils selancèrent de nouveau dans la fourmille.

Les débits de pain d’épice foisonnaient, alternant, çà et là,avec des marchands d’osier et des jeux de boule. Anatole étaitdevenu très galant; il fit arrêter toute la bande devant la plusluxueuse des boutiques, et il invita les femmes à faire leurchoix.

Il y avait tant de bonnes choses qu’elles ne se décidaient pas.- C’est beau comme un opéra! Murmurait Désirée ravie. – Le fait estque, dans toute cette misère de toiles et de bâches, cette cahutereluisait avec un admirable clinquant de pompons rouges et depaillons d’or.

De grosses lampes de cuivre se balançaient au-dessus desdevantures qui montaient jusqu’au toit, s’échancrant au milieu,formant comme une large embrasure où rayonnait une matroneimpudente et grave.

Cette femme était flanquée, à droite, d’un amas de pavés aumiel, de rouleaux de nonnettes, de coeurs d’Arras, de couronnes deDijon, enveloppés de papier glacé, vergetés de lettres d’or,enrubannés de faveurs bleues, le tout sillonné par de gigantesquesmirlitons, tendus de jaune, de lilas, de vert, ondés de spiralesd’argent, écussonnés de devises tendres. – A sa gauche, gisait unearmée de bonshommes en pain d’épice, mollasse et blond, les unsfrustes, les autres savamment enjolivés de festons de pâte, diaprésde grains d’anis, grenelés de points de sucre; vivandières,bourgeois, bersaglieri, généraux, tout s’y trouvait, même un lion àjambes de basset et à groin de porc.

Les deux femmes choisirent des coeurs tigrés de rouge tendre,puis la troupe alla voir la charmeuse de serpents. Ce spectacle lesimpressionna plus que tout autre. La charmeuse était une grandefemme du midi, maquillée comme une Jézabel, vêtue d’une blouse desoie rose, de collants cachou, de bottines à glands d’or. Elletirait d’une caisse d’interminables reptiles qui dardaient deslangues noires en fourche, et ondulaient autour de son corps,caressant ses joues fardées avec leurs têtes plates, chatouillantses dessous de bras avec leurs anneaux roulants. La tenteregorgeait de monde et l’on entendait des petits cris d’admiration,les oh! Et les ah! Des stupeurs effrayées. – Celui-ci, c’estBaptiste, un jeune crocodile de vingt et un ans, cria-t-elle, entirant un saurien d’une couverture, et elle le mit sur sa gorge,lui tapa les mâchoires, les lui ouvrit de force, montrant au publicune large gueule mal piquée de crocs. Puis, elle rejeta le tout parterre, et, tandis que le tas grouillait et se mouvait, rentraitdans ses caisses, elle salua la société, se rassit et regarda enl’air, appuyée sur son coude, anonchalie et comme écoeurée par leshommages qu’on lui décernait.

– C’est vraiment épatant, disait Céline, avez-vous vu comme leserpent boa lui caresse les joues? Dieu! que ça me dégoûterait unebête comme celle-là sur la peau! Mais Colombel riait, prétendant aucontraire que ça devait produire un drôle d’effet. – Désirée avaitdes frissons dans le dos, brrou! ça devait être froid, et Augusteétait bien de son avis. Ils suivirent la foule qui s’empurait deplus en plus; les artilleurs dominaient avec leurs balais rouges aushako; ils avaient tous les mêmes têtes, des joues mal rasées, desboutons de sang vicié au cou, des gants blancs trop larges, desregards d’effarement et de joie. – Les marmots pullulaient dansleurs jambes, des marmots dont la gourme s’écaillait, des marmotsque les mères troussaient le long de l’avenue et qui mangeaient,accroupis, des gâteaux secs et des nougats rouges. On ne pouvaitplus ni avancer ni reculer. C’était un vacarme diabolique, coupépar le sifflet d’un chemin de fer minuscule et tournant.

Anatole précédait la bande, il profita d’une éclaircie et,jouant des coudes, il fraya le passage aux filles jusqu’aux chevauxde bois. – Chariots et bêtes étaient pleins. La machine tournoyaitdans un grincement d’orgue, dans un écroulement de cymbales et decaisse. Des bobonnes califourchonnaient des dadas peints, despetites filles, bouclées sur leurs étalons par une ceinture decuir, tâchaient d’attraper des bagues. Désirée et Céline avaientdes haut-le-coeur à voir vironner cette manivelle.

Elles voulurent partir, et, marchant à la queue- Leu- Leu, setenant par leurs jupes pour ne pas se perdre, elles foncèrent, têtebaissée, dans la multitude. Le temps s’assombrissait, un éclairfêla la muraille des nuées, quelques gouttes tombèrent. Ils durentse réfugier au plus vite dans une boutique où l’on exhibait lestravaux des bagnes. Une machine à vapeur jouait des pistons à laporte et scandait à coups de sifflets l’assourdissant charivarid’un orgue. – C’était un joli travail. – Des forçats vêtus de rougeet culottés d’orange travaillaient, recevaient des fessées desgardes-chiourmes, dormaient, mangeaient, marchaient à laguillotine. – Le cornac expliquait les différents tableaux; ilracontait que les poupées, coiffées de bonnets verts, étaient descondamnés à perpétuité, que celles qui avaient une manche orange,comme leur pantalon, étaient des révoltés qu’on avait punis; ilajoutait enfin que les bonnets rouges pourraient, après leurlibération, retourner dans leurs familles. Il fit ensuite une quêtequi ne lui rapporta rien et il invita les personnes désireuses des’instruire à passer, moyennant dix centimes en plus, dans lecabinet réservé.

Pendant qu’on y est, fit observer Céline, autant tout voir, etils entrèrent très alléchés et sortirent furieux. – C’était un vol!- il n’y avait qu’un scaphandre et un bateau en bois avec cetteétiquette:

« Modèle du Vengeur fait au bagne de Brest par le forçatPouillac. – Dix années de travail. »

– Ils s’en moquaient bien! Et tous les assistants étaient commeeux exaspérés d’avoir payé deux sous pour voir de semblablesbêtises. – Désirée demandait l’heure, mais Anatole assurait qu’elleavait bien le temps, qu’en partant dans vingt minutes au plus tôt,elle serait rentrée chez son père à cinq heures et demie, et commeils mâchaient de la poussière et que des grains leur craquaientsous la dent, ils songèrent à boire. – Céline avala et leur fitavaler du sirop de Calabre à un sou le verre, mais les hommesfirent la grimace; ils aimaient mieux du vin, et ils s’en furent denouveau s’attabler chez un mastroquet. Les femmes requirent ducuraçao, une vraie pommade qu’elles délayèrent dans un verre d’eau.- Anatole, qui payait cette réjouissance, trouva qu’elles auraientbien pu boire comme eux du vin et ne pas s’ingurgiter des choseschères.

Ils étaient éreintés. Ils ne bougeaient plus, affaissés etendormis sur leur banc. Céline bâillait, Désirée s’inquiétait, elleavait peur de ne pas trouver de place dans le tramway; Augustes’efforçait de la rassurer; Colombel insinuait qu’après le dîner onpourrait aller voir le théâtre de la famille Legois, ou Delille, oule cirque Corvi. – Un grand quart d’heure, ils restèrent cois,voyant la foule couler et braire au loin.

Désirée déclara enfin qu’elle allait partir et Auguste s’offrità l’accompagner, mais tous affirmèrent qu’ils les reconduiraientjusqu’à la Bastille. Ils se raffermirent sur leurs jambes etdescendirent le cours de Vincennes. Le brouhaha des voix, lesdétonations des carabines, le tintin des cloches, allaients’affaiblissant; il ne restait plus çà et là, échelonnés sur laroute, que de misérables éventaires. Éparpillées sur les trottoirs,des infantes hors d’âge vendaient des jujubes et des nougatstunisiens, des marchandes d’oranges poussaient leurs charrettes,braillant à tue-gorge: la belle valence! La belle valence! Deségueulés offraient des cure-dents et des cure-oreilles, et unaffreux voyou dont les yeux se fleurissaient de compères-loriotshurlait: l’anneau brisé, la sûreté des clefs, dix centimes, deuxsous! Tout cela était parfaitement indifférent à Désirée. Ce qui latouchait le plus, c’était de voir les voitures s’ébranler, bondéesde monde. Au bout d’une demi-heure, Auguste parvint enfin à lahisser sur la plate-forme du tramway, et Anatole, qui dégoisait desinepties pour faire rire la foule, se mit à vociférer: – Bonsoir,les enfants, ne faites pas de bêtises, hein!

Ils étaient serrés l’un contre l’autre et debout. Augustes’informa auprès de Désirée pourquoi sa soeur ne rentrait pas avecelle. – Oh! Elle veut s’amuser, répondit simplement la petite. – Ehbien, et vous, vous ne tenez donc pas à vous amuser? – Elle eut unepetite moue qui ne signifiait pas grand’chose. Auguste poursuivit:il est gentil, n’est-ce pas, Colombel? -elle eut le même mouvementde lèvres, mais plus significatif; celui-là semblait dire: je mefiche absolument de Colombel!

Auguste changea une fois encore de conversation: – J’ ai entendudire, reprit-il, que vous étiez une des meilleures ouvrières de lamaison. – Cette fois il avait touché une corde flexible. Désiréeavoua fièrement qu’elle et sa soeur étaient en effet de finescouseuses, et comme il semblait attentif et charmé, elle souritjoyeusement. Il reprit alors le thème de ses premières questions etil lui demanda si cela ne l’ennuyait pas de retourner chez elle, sielle ne voudrait pas avoir, comme Céline, un amoureux qui lapromènerait?

Elle répondit, sans gêne, que bien sûr elle serait heureused’avoir un bon ami, mais elle ajouta d’un ton très décidé: pour lebon motif.

Auguste ne fut pas très satisfait, et il fut troublé quand, leregardant en face, elle ajouta: -mais vous, vous n’avez donc pas depetite camarade, que vous venez seul à la foire?

Il voulut se faire valoir, disant qu’il ne pourrait aimer qu’unefille honnête et gentille, et non une de ces soussouilles comme lesouvriers en ont souvent. Malheureusement, la conversation futinterrompue. Une place était libre dans l’intérieur du tramway.Désirée fut s’y asseoir. Il resta seul.

Il se dit qu’elle était très franche et qu’elle ne semblait pasfille à se laisser enjôler par le premier venu; puis un monsieurlui fit perdre le fil de ses idées, en lui quêtant du feu, et ilcontempla les rues qui fuyaient derrière lui. La voiture couraitsur le boulevard de l’hôpital. – Une femme, assise sur les marchesde l’escalier, avait des transes, à chaque coup de corne; dansl’intérieur, tout le monde remuait des rouleaux et des paquets depain d’épice et les galopins voisinaient se montrant leurs joujoux.Une fillette avait gagné un verre, grand comme un litre, une autredes coquetiers bleus, une troisième enfin une poule de porcelaineen train de pondre. Un homme prétendait que tout cela, c’étaientdes voleries, qu’on n’en gagnait jamais pour son argent; d’autresétaient plus justes, prétendant qu’il fallait que tous les camelotspussent gagner leur vie. – Arrivés sur le boulevard de Port-Royal,près des capucins, il y eut des malheurs; les enfants étouffés parles sucreries pleuraient et avaient des hauts-de-coeur. Les femmesgaraient leurs robes, une fille prétendit qu’il fallait leur mettreune clef dans le dos, comme pour le saignement de nez; les mamansdisaient: ne pleure pas, mon chéri, ça ne sera rien, – Tous lesgosses avaient des regards implorants ou navrés; des loupeursblaguaient, criant: passez leur-z-y une tasse! – un abominablebout-de-cul, coiffé d’une casquette en velours, fredonnait, lesmains dans les poches et la pipe aux dents:

« En revenant de Montparnasse Avec son cousin le pompier. »

Le tramway s’amusait prodigieusement. Le conducteur, en train derécolter le prix des places, se tenait les hanches, et sonescarcelle, repoussée par le flux et le reflux de son ventre,dansait avec un cliquetis d’argent; un homme se tapait les genoux,puis s’essuyait les yeux; une femme se tordait, cognait sesgaloches sur le plancher, et toute cette joie bruissait avec dessoupirs, des hoquets, des cris, soutenue comme par une basse par leroulement de la voiture, coupée par des sons de trompe, des coupsde timbre, des lamentations de mères, des pleurs étranglésd’enfants. Une dame bien vêtue descendit très dégoûtée, d’autres lasuivirent, Auguste vint occuper auprès de Désirée une place laisséevide. – Ils étaient devenus très bons amis. – Lui, affirmait qu’ilavait passé une excellente journée, et comme il racontait que lesautres dimanches il ne s’amusait guère, n’aimant pas à brasser descartes et à boire pendant des heures, elle le regarda gentiment etdit qu’elle non plus ne comprenait pas comment des hommes pouvaientavaler du vin et jouer au piquet du matin au soir; – elle étaittoujours étonnée, par exemple, qu’il n’eût pas de connaissance; luiaussi, soutenait-il, était surpris qu’une jolie fille comme elle nese fît pas faire la cour par un jeune homme, mais elle répliqua denouveau et très posément: – Oh! Mais ce n’est pas du tout la mêmechose! Un homme, ça ne tire pas à conséquence pour lui s’ils’amuse, une fille, ça l’empêche de se marier avec un garçon quiserait honnête. Je ne suis pas comme Céline pour ça, moi, jen’aimerais pas le changement et surtout je n’aimerais pas qu’unhomme me battît parce qu’il aurait de la jalousie ou qu’il seraitivre.

Auguste s’écria précipitamment que les gens qui cognaient surles femmes étaient des lâches.

– Ça, c’est bien vrai: mais, ajouta-t-elle, en défripant sarobe, je me sauve, car je suis en retard, et elle sauta du tramwayqui faisait halte et prit sa volée le long des trottoirs.

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