Les Sœurs Vatard

Chapitre 15

 

Auguste était dans une désolation profonde. – D’abord lesrendez-vous avec Désirée étaient interrompus, puis il avaitd’autres sujets d’inquiétude. Sa mère devenait de plus en plussouffrante. Elle aurait eu besoin de reprendre haleine, de ne pasdescendre chercher ses provisions, de ne pas cuisiner, avaler lavapeur des fumerons, aller au lavoir; elle aurait eu besoin surtoutde distractions. Elle prit subitement la rue du Champ-d’Asile enhaine. Les croisées avaient vue sur le cimetière, et cesverdoiements d’arbres et ces blancheurs de tombes qui, l’été, luiavaient d’abord plu, avec leurs nichées ramageantes d’oiseaux etleurs fourmilles entrechoquées de plantes, lui jetèrent bientôtdans l’âme un incurable spleen. – Auguste était très embarrassé. Labrave femme l’adorait comme on adore un fils unique, et lui,l’aimait avec l’affection reconnaissante d’un homme qui asouvenance des assauts enragés supportés contre la misère par unefemme restée veuve toute jeune avec un enfant. Il devait prendreune résolution et se dépêcher; le médecin le conseillait. Il sedétermina enfin à l’installer chez une de ses tantes qui possédaitune masure et un jardinet du côté de la rue Picpus. Le quartierétait lugubre, mais la maisonnette ensoleillée et fleurie, et puis,là, ne devant jamais se trouver seule, elle ne serait plus exposéeà manquer de soins dans la journée si par malheur sa maladiedevenait plus grave.

Pour lui, par exemple, la vie allait être dure. La distance àfranchir entre le quartier Picpus et le quartier Saint-Sulpiceétait longue, mais ce surcroît de fatigues lui importait peu. Lagrande difficulté à résoudre était celle des réunions. Ellesétaient déjà si courtes, alors que tous les deux habitaient dans lemême quartier! Elles ne dureraient plus maintenant que quelquesminutes; le peu de temps dont ils pouvaient disposer devantnécessairement se passer en allées et venues. Ne pas dîner chez samère et s’attabler dans un bouisbouis quelconque jusqu’à ce queDésirée fût libre, c’était onéreux; puis la pauvre femme était simalheureuse quand elle ne le voyait pas assis à côté d’elle, devantla soupe, qu’il ne pouvait vraiment songer, souffrante comme elleétait, à la priver de cette dernière joie. Sa mère était d’ailleursainsi que les femmes âgées qui ont perdu l’appétit et sontdégoûtées de toute cuisine; elle avait des hauts-de-coeur devantles plats et, malgré l’avis du médecin, elle n’aurait touché àaucune viande si Auguste ne l’avait doucement contrainte à sucer lesang d’une côtelette, quitte à recracher, si elle ne pouvaitl’avaler, le morceau qu’elle avait en bouche.

Auguste fut comme tous les gens qui, après avoir longtempsoscillé, s’affermissent soudain. Il voulut que le déménagements’effectuât sans retard. Il mit sur la porte un écriteau pour louerau demi-terme, emprunta une petite charrette, et, avec l’aide deses amis, il la combla de meubles, s’attela à la bricole et lesautres poussant et s’arrêtant à tous les coins de rue pour boire,il brimballa peu à peu, le matin, son mobilier et ses hardes.

Il avait facilement obtenu d’ailleurs, l’autorisation de venir àl’atelier deux heures plus tard. Le contre-maître l’estimait. àdéfaut des connaissances qui lui manquaient, dans la pratique de saprofession, il possédait du moins une grande qualité: celle de nefaire que très rarement le lundi et de n’être ni indocile ni rude;puis ses amours avec la petite l’avaient rendu intéressant.Personne n’ignorait le refus de Vatard et tout le monde lui donnaittort; non seulement les personnes peu srupuleuses, mais encore lesgens honnêtes comme la mère Teston et la contre-maître. Ellesauraient eu une fille à marier qu’elles ne l’auraient probablementpas donnée à Auguste; mais n’étant pas directement intéressées à laquestion, elles s’étonnaient qu’un père eût le coeur assez dur pourfaire ainsi languir des amoureux. Un vieux fonds de romans et dechansons s’apitoyant sur les malheurs des couples qui s’aiment,surgit en elles, sans même qu’elles en eussent conscience. Lesentimentalisme pleurnichant du peuple se fit jour; Vatard devintun monstre; au besoin on eût aidé Auguste à le tromper.

L’on ne fut donc pas surpris qu’il jabotât pendant des heures,le matin, avec Céline qui servait d’intermédiaire, donnait desnouvelles de Désirée au jeune homme, expliquait qu’on lui avait misun emplâtre sur l’estomac, qu’elle allait bien, qu’elle pourraitprochainement sortir et racontait à sa soeur, le soir, qu’elleavait vu Auguste, qu’il était très malheureux de ne pas la voir,qu’il était épris plus que jamais d’elle.

Céline lui fit aussi connaître le changement de domiciled’Auguste. Désirée fut un peu froissée qu’il eût agi de la sortesans la prévenir. Elle ne comprit rien à l’aversion de la vieillefemme pour sa demeure, fut injuste, s’alarma, craignit que sonamoureux ne cherchât un prétexte pour la voir moins souvent, etelle eut cette mauvaise pensée que, n’ayant pu parvenir à laposséder, il voulait s’éloigner peu à peu d’elle. Mais toutes sesdéfiances s’évanouirent quand elle le revit. Il avait l’air sijoyeux et il l’embrassa de si bon coeur qu’elle s’accusa de l’avoirsoupçonné et qu’elle se fit pour lui plus charmante et plus douce.Cette intimité qui avait existé entre eux et qui, malgré tous leursefforts, n’était plus la même depuis qu’il avait essayé de lapétrir dans un garno, reprit comme si rien ne s’était élevé entreeux.

Alors commencèrent les longues combinaisons, les projetsingénieux pour se rendre d’un bout de Paris à l’autre, sans fraiset en quelques minutes. Auguste s’occupa du parcours des tramways,acheta, dans un bureau d’omnibus, un indicateur; mais ce grimoire,avec ses accolades de grosses lettres et ses rangées de points neleur apprit rien. Ils se tuèrent les yeux là- Dessus, ne purentdémêler l’écheveau des jonctions et des correspondances. Fatiguéede cligner ainsi des paupières et de suivre son doigt quisoulignait les lignes, la petite dit avec raison à son amant qu’unefois installée dans son nouveau quartier, il verrait bien lesvoitures et pourrait ainsi la renseigner sur la couleur de cellesqu’elle devrait prendre. Auguste lui fournit toutes les indicationsdésirables, mais comme, par tous les jours de pluie, les tramwayset les omnibus étaient invariablement pleins, ils convinrent qu’ilsn’auraient pas recours à ces véhicules qui, avec leurs détours etleurs arrêts, leur laissaient à peine le temps de s’embrasser et derepartir. Il demeura entendu que chacun ferait la moitié du cheminà pied, qu’elle tâcherait, pour son compte, d’aller jusqu’au quaide la Halle aux Vins, et qu’il l’attendrait là, le long du parapetou contre les grilles.

S’ils avaient maintenant un temps moins long à rester ensemble,ils avaient, en revanche, un rendez-vous de plus, celui dudimanche. Depuis longtemps, les ouvriers faisaient une demi-journéece matin-là; mais le patron s’étant aperçu que cette ardeur à venirtravailler tenait simplement à ceci: qu’ayant épuisé tout créditdans les quartiers où ils habitaient et en ayant conservé toujourset quand même dans les environs de ses ateliers, ils arrivaientpour boire sans bourse délier, ne se livraient, au demeurant, àaucune besogne utile, pipaient dans la cour ou pionçaient derrièreles ballots; il avait résolu de ne plus ouvrir ses magasins ledimanche. Dispensé de monter une presse, ce matin-là, Augustepouvait rejoindre Désirée vers les neuf heures.

Les réunions se succédèrent. Le temps se maintenait au froid,mais la pluie ne tombait plus. Désirée ne fut pas tout d’abordfâchée de franchir les limites de l’arrondissement de Montrouge.Cela la changeait, la rue du Contention commençait d’ailleurs àl’ennuyer avec son éternelle tristesse de rue délaissée; elle eut,enfin, pendant les premiers jours, le plaisir de traverser desboulevards et des rues où elle n’allait pas d’ordinaire plus dedeux fois par an.

Arrivée au boulevard Saint-Michel, elle le descendait lentement,quand elle n’avait pas de retard, badaudait devant les marchands dechaussures, s’extasiait devant des brodequins couleur hanneton etpuce, devant des petits souliers bas, à hauts talons et àbouffettes, devant des bottines en étoffes grossières et teintes envert, en bleu, en rouge crus, passementées et lacées de chenillesd’or faux, cherchant quelles femmes pouvaient bien les acheter, sefaisant la réflexion qu’une personne non déguisée n’oserait pas semontrer dans la rue avec; puis, elle contemplait les devanturesétincelantes des cafés, les femmes peintes qui s’agitent auxtables, les marchands d’écrevisses et de bouquets, la grosse mèrequi crie le plaisir, les bandes imbéciles des étudiants quibraillent, les mendiantes qui charroient des enfants trouvés etregardent, d’un air ahuri, la dorure des glaces.

Tout ce mouvement, tout ce bruit, la divertissaient; ellemusait, les yeux grands ouverts, ne marchait réellement qu’une foisarrivée devant les grilles du jardin de Cluny, était priserégulièrement de pitié pour la sentinelle en faction, sous la voûteobscure des Thermes.

Un soir, elle fut suivie par des jeunes gens qui, n’ayantprobablement rien à boire, emboîtèrent le pas derrière elle et luidébitèrent des galantises. Elle accélérait sa marche, se défendantde leur répondre; dès qu’ils aperçurent Auguste, mélancoliquementplanté au tournant du quai, ils se retirèrent; mais la petite qui,ainsi que toutes les femmes, n’était pas fâchée au fond d’êtresuivie, le fut moins encore, cette fois-là. Auguste pouvait voirque des jeunes gens du monde la jugeaient assez jolie pour lavouloir séduire. Cela ne faisait pas le compte du jeune homme quimaugréa tout bas, pensant qu’elle aurait bien dû les rembarrer,qu’elle n’était pas assez mécontente de ces invites.

Et elle riait, lui tapait sur les doigts, murmurait: que tu esbête, je me fiche bien d’eux puisque je suis là! Et, très contentequ’il se montrât jaloux, elle lui reprochait, puis elle se pendaitplus câline à son bras, toute penchée en avant et la tête relevéevers lui, pour lui voir les yeux.

Mais le temps coulait vite, ils remontaient lentement jusqu’auboulevard du Montparnasse. Un jour, ils avisèrent un joli bouchon,presque solitaire, où ils burent du cidre. – Le bouchon de leursrêves leur sembla être celui-là: une petite salle enguirlandée deroses, avec des tables de bois, une bonne grosse maman ronflantdans son comptoir, les bras croisés, un garçon bâillant sur leseuil de la porte, un patron salivant et fumant derrière unjournal. – Tiens, mais voilà un endroit utile à connaître, ditAuguste; au lieu de descendre jusqu’au quai, tu t’arrêteras làquand il pleuvra. Je ne crains pas l’eau. Le temps pendant lequelnous remontions jusqu’à cette place sera perdu pour moi, puisque jene t’aurai point; mais cela vaudra toujours mieux que de te laissertremper comme une soupe et de tomber de nouveau malade.

Bien leur en prit d’avoir découvert cet endroit tranquille, carles soirées où le ciel et les pavés sont couleur de boue, où lesvitres buent, où les souliers s’enlisent dans la fange grasse, sesuccédèrent sans alternances d’horizons-clairs. L’heure venue,Désirée, les jambes recroquevillées devant la grille de coke,s’engourdissait, sentant ses paupières s’alourdir, se disait: ilfaut partir, – se donnait cinq minutes de répit, restait. -elle sereprochait sa paresse, se trouvait lâche, s’apitoyait sur le sortd’Auguste qui n’hésitait pas à barboter, dans la pluie, pour elle,et, à la fin, elle sautait sur ses pieds, se secouait, mettait sacapuche, filait rapidement jusqu’à la boutique du marchand devins.

Puis ces jours de malaise, ces jours où la femme devientirritable et déplore les rappels de son sexe, la laissèrent sansforce. Ces jours-là, elle se débattait, gémissant: je ne suis pasen train, je suis fatiguée, si je n’y allais pas, je lui diraidemain que j’ai été malade, -et elle se mirait dans la glace, setrouvait les yeux cernés, le teint blême, aspirait à se mettre aulit, s’essayait à tousser et se croyait perdue. Elle se disait:Allons voyons, un peu de courage! Et elle espérait un coup desonnette, une visite quelconque qui justifierait sa fainéantise,qui lui permettrait de croire qu’elle n’avait pu faire autrementque de rester chez elle. – Personne ne venait, alors elle serésolvait à ouvrir la porte, descendait, inspectait encore la rue àgauche, à droite; aucune connaissance n’apparaissant, elle sedéterminait enfin à prendre son élan.

Ces soirs-là, par exemple, elle était d’humeur contrariante, selaissait à peine embrasser, répondait à son amoureux, lorsque, lavoyant si soucieuse et si pâle, il lui demandait: qu’est-ce que tuas? Tu es malade? – un non maussade, se mettait en colère quand ilinsistait, lui répétant: mais puisque je te dis que je n’ai rien!-et elle se plaignait dix minutes après d’avoir froid, se secouaitles épaules et, bien qu’il commandât du vin chaud pour laragaillardir, elle se taisait, absorbée, n’insistait pas pourdemeurer, quand, inquiet de la voir ainsi, le jeune homme luiproposait de la reconduire.

Après l’avoir quittée, il retournait chez lui, se sentait ungrand vide. Il aurait voulu, en rentrant, avoir une chambre tiède,une femme dont le sommeil se réveillerait en une questionaffectueuse et douce; il aurait voulu, en allumant la chandelle,voir sourire à son arrivée la femme qui s’était endormie, enl’attendant; il se rappelait mot pour mot cette image de bien-être,de bonheur, que Céline avait évoquée, le jour où elle l’invitait àépouser sa soeur. Lorsqu’il croisait sur le boulevard de Mazasquelques gens attardés qui marchaient bon pas, il les enviait,pensant: ceux-là vont retrouver un gentil intérieur, ils vontpouvoir raconter à celle qui est chez eux, ce qu’ils ont fait, cequ’ils ont vu. Il aspirait à la quiétude du ménage, à l’unionreposante de deux êtres dont les intérêts et les pensées sontparfois les mêmes.

La nuit surtout, alors qu’il était couché et que la chambreétait noire, toutes les pensées tristes l’obsédaient, et, bienqu’il fermât obstinément les yeux, il ne pouvait dormir. Il tentaitquelquefois de rejeter tous ses chagrins, se disant: mais en somme,je ne suis pas à plaindre, je suis heureux avec ma brave femme demère. Il s’avouait pourtant que cette affection tranquille, que cescaresses tièdes de vieille femme le laissaient fâché ou froid; -par moments, il s’épouvantait, craignant d’aimer moins sa mère.

Puis l’image de Désirée le hantait de nouveau et il semorfondait en regrets inutiles, se redisait: Ah! Si je n’étais pasallé au régiment, j’aurais aujourd’hui, comme tailleur d’écume,huit francs par jour, je pourrais me marier; – et il cherchait à seconsoler, se répétant que, s’il avait exercé un autre état, iln’aurait connu ni la maison Débonnaire ni Désirée. Il songeait àchanger de profession, à en adopter une qui lui rapporteraitdavantage, mais il convenait qu’il n’était propre à rien, qu’ilgagnait maintenant assez bien sa vie dans la brochure, que ceserait folie que de se lancer dans les hasards d’un autremétier.

Quant à Désirée, ses pensées étaient moins tourmentées et moinsâcres; elle glissait peu à peu à une sorte de langueur etd’apaisement. – Le boulevard St-Michel, qui l’avait amusée d’abordavec son luxe d’étalage et son bruissement de foule, l’ennuyaitmaintenant. Le coup de fouet donné aux rendez-vous par la mauvaisevolonté de Vatard ne la cinglait plus; depuis qu’il la laissaitsortir, elle devenait douillette au froid, sensible au vent,inexacte aux réunions, y allait quelquefois très en avance, prisesoudain d’impatience et d’un besoin de marche, presque toujourscomme accomplissant un devoir qui s’imposait, très en retard.

Les jours trempés de brume, elle ne dépassait pas, ainsi qu’ilsétaient convenus, la boutique du marchand de vins; mais les joursoù les pavés sont secs, où le vent pique et invite aux courses,elle ne venait plus retrouver Auguste près du quai.

Quinze jours s’écoulèrent, quinze jours, où, heures par heures,il pouvait suivre les nuances dégradées d’un courage qui fuyait;elle descendait jusqu’à mi-côte le boulevard St-Germain; un jour nefranchissait pas le coin du boulevard St-Michel, un autre allait demoins en moins loin à mesure que les soirées se déroulaient.Quelque temps qu’il fît, elle arrivait enfin à ne plus le rejoindreque vis-à-vis la boutique du marchand de vins.

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