Les Sœurs Vatard

Chapitre 19

 

Pour être bien résolue, Céline était bien résolue. Ses amoursavec Cyprien étaient par trop tourmentées, par trop âcres. Lesdernières hésitations qu’elle pouvait avoir s’étaient évanouies àla vue d’Anatole qui, pavanant ses grâces, lui fit un accueil pleinde courtoises défiances, un matin qu’il la rencontra, se rendant àson atelier.

Elle se soulagea l’âme ce jour-là. Contenue par instants, elleeut par d’autres des explosions de fureur, lorsqu’elle lui narrases déboires avec le peintre, l’entière déroute d’affection où ellese trouvait.

Anatole se tortillait la moustache, affichant, par calcul, unair affecté et surpris. Sa femme bien l’avait à peu près abandonné.Il avait d’elle d’ailleurs par-dessus la tête. Fainéante comme unecouleuvre, elle était d’un mauvais rapport et d’une exigence quicroissait à mesure qu’elle travaillait moins.

Et puis, au fond, il avait une certaine amitié pour Céline; illa jugeait bonne comme du pain, déliée comme une soie, brave àl’ouvrage, rigoleuse et assouplie. Il ne demandait pas mieux que derenouer avec elle; il voulait seulement ne pas faire d’avances,simuler des indécisions, ne paraître céder qu’ému par des plaintes,vaincu par une pitié qui le désarmait.

– Eh bien et toi, lui dit Céline, qu’es-tu devenu depuis quenous nous sommes quittés?

– Je me suis laissé aimer, répondit négligemment Anatole, parune ouvrière en corsets, une femme douce comme un verre de fine ettiède comme un bain-marie! ah! Chaloupe! C’en est un morceau deroi! Mais, du reste, tu as dû la contempler, le jour où je t’aicroisée, un ange qui avait un chapeau neuf, t’as pu la voir?

Céline prétendit ne l’avoir pas remarquée.

– Ça importe peu d’ailleurs, reprit-il; il y en a qui ont de laveine et d’autres qui n’en ont pas! – Voilà tout. – Moi j’ en aieu; toi, tu es tombée sur un tableau qui te méprisait comme unrestant de dîner! Pourquoi aussi que tu as été fade comme cela?Fallait le faire mariner dans une saumure d’embêtements, s’ilrefusait de s’attendrir!

Mais Céline, sans se défendre, lui jetait des regardsimplorants, puis elle eut une rapide étincelle dans les yeux. Lesouvenir de la dernière insulte que Cyprien lui avait infligée,revint en mémoire et la crispa.

Un soir qu’ils étaient couchés, le peintre avait reniflé et faitla grimace. Il regarda Céline d’un air drôle, mais il ne soufflamot. étonnée, elle exigea une explication; alors il dit: tu as doncmangé de l’ail? ça infecte dans le lit! – Cette observation l’avaitplus cruellement blessée que toutes les ripostes aigres, que tousles mots piquants dont il l’avait souvent cinglée. – Je ne puispourtant pas faire autrement, s’écria-t-elle! à la maison on lardeles gigots d’échalote et d’ail; le père les aime ainsi. Je ne peuxcependant pas me priver de dîner parce que j’ai rendez-vous avectoi, le soir. Cyprien ne disconvenait point qu’elle n’eût raison demanger du gigot, mais enfin, lui, ne pouvait sentir ces parfums-là.Ce fleur âpre, échauffé par l’haleine et décuplé par la chaleur descouvertures, lui soulevait le coeur. La rancune de Céline seravivait chaque fois qu’elle songeait à cette nuit. – Anatoleconsidérait, sans y rien comprendre, les feux de colère quiflambaient sur ses pommettes. – Le moment lui sembla venu, il serésolut à battre atout. – Eh bien, la gosse, dit-il, je suiscontent de t’avoir revue; je te le répète encore, dépose tonmarchand de couleurs et décroche-moi un farlampin qui ait de cela;il se tapa sur la poitrine, à gauche et, comme il faisait unmouvement pour la quitter, elle lui saisit le bras, ne songeantplus à se faire faire des offres, décidée maintenant à mettre bastoute fierté, à lui proposer carrément de la reprendre. – Ilsemblait irrésolu, mais cédait peu à peu. – Nous lui jouerons unbon coup ensemble? Finit-elle par dire. – Anatole eut un sourired’acquiescement. – L’idée d’être désagréable à cet homme quin’était point de son monde et surtout de se venger des peurs que sacanne plombée lui avait fait subir, quand il poursuivait Céline,lui plaisait fort. – Ils convinrent de se retrouver, dimanche, auconcert de la gaîté. – Céline s’y rendrait avec Cyprien. – Al’entr’acte, elle évoluerait de telle façon qu’il devrait garderles places, ou bien elle le perdrait dans la foule et iraitrejoindre Anatole, près de la porte, dans la rue.

Ce projet la fit craquer d’aise.

Alors elle fut charmante pour son peintre. – Il exprimait undésir? Il était de suite exaucé. – Il ne voulait pas sortir? Ellecédait sans mauvaise grâce. – Son linge était compté, chaque fois,soigneusement plié, reprisé sur toutes les coutures. – Lorsque desamis venaient, elle était accueillante et presque silencieuse; elles’occupait du thé, souriait, ne balivernait plus. – Cette douceurde caractère, cette soumission, cette accalmie soudaine de paroleset de gestes étonnèrent Cyprien qui eut un nouveau pressentiment.Mais, il eut beau sonder les yeux grands ouverts de sa maîtresse,chercher à saisir dans un pli de visage, dans un mot imprudemmentlancé, ses intentions, il ne put rien découvrir. Si franche, siinconsidérée jusqu’alors, Céline devint impénétrable.

Elle insista, dès le vendredi, pour qu’il la menât le dimancheau concert. – Cyprien n’osa lui refuser cette joie qu’elledemandait avec des grâces suppliantes. – Il accepta de l’y conduireet fut tellement touché de la reconnaissance qu’elle lui témoigna,qu’il devint, lui-même, toute attention, toute caresse. Ilspigeonnèrent à qui mieux mieux. L’on eût pu vraiment croire que cesgens-là s’aimaient.

Au jour dit, vers les six heures, le peintre fit monter de chezle rôtisseur d’en bas, une moitié de poulet, des légumes, et ilacheta, chez un épicier, des confitures et du vin. Ils dressèrentla table, avec mille singeries; il la servait avec prévenance etelle desservait gracieusement, portait les plats torchés dans unesoupente, minaudait, lui répétait: « Mais verse-moi donc à boire!Dépêchons-nous, pour être bien placés!  » une nouvelle embellied’amour semblait s’annoncer. Cyprien avait perdu toute défiance. -A mesure que le repas touchait à sa fin, Céline devenait plusexpansive, plus douce. Elle chantonnait, en mesurant la poudre ducafé, essuyait le filtre, et, accroupie devant le poêle quibourdonnait, elle souriait à son amant, attendant que l’eau fûtchaude pour la verser. Cyprien se sentait des joyeusetés de merle.Les jambes étendues, les reins douillettement posés sur le velours,il avait allumé sa pipe et, soufflant des tourbillons, il admiraitle coquet affaissement de Céline dont le corps émergeait commed’une mare satinée, de ses jupes épandues sur le parquet. – Elle sereleva et, avec de jolies mines peureuses, elle s’enveloppa la maind’un mouchoir afin de prendre, sans se brûler, l’anse de lacafetière et elle versa, de haut, dans les tasses. Elle s’étaitrassise et, en face l’un de l’autre, ils sirotaient doucement,attendant qu’il fût l’heure de quitter leur chambre. Il lui donnaitle carafon de cognac, elle lui approchait le sucrier, ils seremerciaient avec des yeux tendres, se prêtaient leurs cigarettes,batifolaient, le coeur à l’aise, souriaient avec des élans qu’ilscroyaient perdus.

Cyprien eût de beaucoup préféré rester là, les pieds au chaud,en vareuse, plutôt que d’aller s’enfermer pour voir des pîtres. Leslourds effluves du poêle lui coupaient bras et jambes, il nebougeait de son fauteuil, amoiqué et ravi. Céline le traita deparesseux et, gentiment, lui prenant les mains, le tirant à elle,elle le fit lever, lui apporta ses bottines, son chapeau, s’attifa,elle-même, se trifouilla avec les doigts les frisons des cheveux,puis elle embrassa l’atelier d’un regard et, passant devantCyprien, elle l’attendit sur le carré, pendant qu’il fermait laporte.

Elle marchait, dans la rue, silencieuse et un peu sombre. Sagaieté s’était évanouie. Il s’inquiéta de ce changement, luidemanda si par hasard elle souffrait, mais elle se mit à rire etlui répondit que non.

Quand ils arrivèrent, toutes les places étaient déjà occupées;ils durent reculer au delà des portes, enfiler un couloir,descendre quelques marches, suivre un corridor, badigeonné dechocolat, de vert-pomme, et tout imprégné des odeurs salines desurinoirs. Ils se heurtèrent, dans ce boyau mal éclairé qui couraitderrière la salle, à des échelles fichées par des crampons auxmurs. Une grande rumeur bruissait sur leur tête et à leur droite.Ils remontèrent un escalier et longèrent une cloison de verre quiséparait le théâtre d’un café. Une buée ternissait les vitres. çàet là, des empreintes de mains se dessinaient, des bouts de doigtsqui avaient éclairci le carreau et laissaient entrevoir des couplesremuant des cartes, faisant claqueter des dés dans un cornet,flûtant des chopes. Des ombres énormes se découpaient derrière cerideau de vapeur comme derrière un papier huilé, des ombreschinoises. Des joueurs mettaient du blanc à leur queue de billardet le circuit rapide du bras évoquait je ne sais quel étrangeécrasement à ce jeu de lumière qui déformait et rendait immensetout mouvement, toute pose; puis des gestes cassés, des torsions dereins, des penchées de corps, des profils bizarres, des chapeauxexagérés s’estompaient sur ce transparent en de noires ébauches quebrouillaient les silhouettes monstrueuses des garçons courant.

Cyprien et Céline appuyèrent sur leur droite et se trouvèrentdans le concert. – Ce coin était plus encombré encore que lesplaces du centre; ils se replièrent dans le couloir, pour gagnerpar le souterrain l’autre aile de la salle. – Là, ils finirent pars’installer sur une banquette, le nez sur l’orchestre, voyant lesacteurs de côté et de bas en haut, désagréablement rafraîchis parles battants de la porte qui faisaient soufflet.

Céline fut peu satisfaite. Elle était trop près et perdait ainsises illusions, puis cet endroit était peu propice à la fuitequ’elle avait projetée. Elle se haussa un peu sur son banc etchercha Anatole. Elle l’aperçut; ils s’envoyèrent un bonjour et sedésignèrent, par un clin d’yeux, la porte. Cyprien n’avait rien vuà cet échange de regards. Il contemplait la salle tandis qu’unturlupin émiettait, dans une sauce rebattue de musique, dupatriotisme et de l’amour. Il jugea odieuse cette moitié de cirqueavec ses lourds guillochis d’or, ses deux galeries superposées;l’une teinte en cachou, vernissée et roussie par le feu des gaz,étayée par des colonnes de fonte, drapées jusqu’à mi-corps develours rouge; l’autre plus élevée, divisée en des sortes de cages,munies, comme pour enfermer les bêtes, de barreaux peinturlurés decet horrible vert-bronze, réservé d’ordinaire aux poêles. Leplafond avec ses losanges, ses ramages, ses palmettes qui lefaisaient ressembler à ces cachemires de camelotte qu’on fabriqueen France, lui donna des nausées.

Il fit d’autant moins attention à Céline qui persistait à jouerde la prunelle, qu’il tentait en vain de se consoler du déboire decouleurs qu’il éprouvait en considérant la scène. Elle ne lui parutni moins attristante, ni moins minable que le reste. Suffisammentprofonde et large, elle était garnie, de chaque côté, de panneauxde fleurs et d’attributs en relief, durement rendus, écrasés encorepar d’ignobles masques qui grimaçaient au-dessus. – Le rideau sebaissa soudain; – trois coups frappés sur les planches invitèrentle public à ne pas sortir. Le peintre eut alors comme dernièreressource la vue de ce torchon, avec son acropole de contrebande,son cours d’eau bousillé, ses buissons mal fleuris, son oeil ouvertdans un fût de colonne pareil à un calorifère, et, dans cette sallequi exhalait des relents de carton moisi, de quinquets fumeux, depipes, de savates et de sueur grasse; dans ce pullulement de gensen chapeaux mous et en casquettes, avachis, vautrés sur leursbancs, mal éclairés par huit becs de gaz pendant du plafond ainsique des araignées dont le tuyau de descente serait le fil, larondelle le corps, et les points de feu, le bout des pattes, unesorte de galapiat avec des verrues sur la margoulette et des yeuxlouches, se faufilait, glapissant: Demandez la chanson à la mode!La chanson chantée par M Auguste! « le joli mexicain, avril, mestitres de noblesse. »

Céline ne quittait plus Anatole des yeux. Par extraordinaire,elle semblait inattentive aux balourdises qui se débitaient.Cyprien, qui s’était d’abord diverti à voir des bouches teintess’ouvrir dans des faces fanées, à entendre chanter faux, à écouterles cris titubants, l’âpre et divin clairon des chanteuses usées,commençait à s’ennuyer prodigieusement. La distraction de Céline lefrappa et lui fit espérer qu’elle abrégerait son supplice.

– Ce n’est pas très drôle, murmura-t-il; mais aussitôt elleaffirma, craignant qu’il ne voulût partir, qu’elle s’amusaitbeaucoup. – C’est curieux, reprit-il, tu n’as pourtant pas l’airréjoui. – Alors, elle se pencha à son oreille et lui dit tout bas,quelques mots, en rougissant.

Il fit: – Ah bien! Ce ne sera pas long, tu pourras sortir àl’entr’acte.

Elle chercha à se donner une mine satisfaite et à se tortiller,de temps en temps, comme une personne qui s’amuse, mais n’est pastrès à son aise.

Cyprien se remit à goûter à une chanson étonnante dont une dameravageait les strophes aux acclamations de la foule. Céline trouvaque l’entr’ acte ne venait pas assez vite; maintenant ellebouillait, elle avait hâte de briser ses liens. L’instantd’hésitation qui l’avait prise, en quittant l’atelier du peintre,était passé. L’histoire de l’ail lui revenait et elle savourait savengeance, aspirait au moment de l’accomplir. Elle eut alors unraffinement de cruauté; elle serra la main de Cyprien, le regardaavec des yeux noyés, de même qu’une femme qui aimerait éperdumentun homme et aurait hâte d’être seule avec lui. Le peintre reçut unesecousse dans l’échine et il fixa, à son tour, sa maîtresse, avecdes lèvres humides et des yeux goulus.

Le chapelet de sottises continuait à s’égrener sur la scène. Deshommes succédaient aux femmes et des femmes aux hommes, et les unesentraient à gauche et les autres à droite. Placés comme ilsétaient, Cyprien et Céline assistaient aux misères des costumes,aux défilés des gants défraîchis, des poches éculées, des souliersde porteurs d’eau sous la tenue de bal. Toutes les imperfections,tous les vices des têtes: les yeux éraillés, les joues gravées parla petite vérole, les cicatrices, les bouquets d’herpès aux coinsdes lèvres, les chairs flasques, les bras canailles, les attachesinfamantes des chevilles s’étalaient devant eux, mal dissimulés parla plaque et la sauce des fards, par les bas cotonnés, par lestournures armées de baleines et bardées d’ouate.

L’entr’ acte vint, les trombones séchèrent. Céline s’assura parun coup d’oeil qu’Anatole n’était plus à son poste. La toile tomba.- Attends-moi, je reviens, dit-elle au peintre qui par discrétionne la suivit pas. Elle se faufila dans la multitude qu’éjaculaientles portes. Anatole était là.

– O nature! un enlèvement, cria-t-il, en v’ là un chic d’aristoque je me donne! – Céline lui prit le bras et ils descendirent augrand galop, la rue.

Cyprien persistait à regarder la salle. – Deux, trois, cinqpersonnes, rentrèrent. Toute une ribambelle de fillettes etd’ouvriers franchit bientôt le seuil, des bataillons serréss’avançèrent enfin. La salle se réemplit. Céline ne revenait pas.Le peintre se tournait sur son siège, se persuadait qu’elle avaitrencontré des camarades d’atelier et qu’elle jabotait avec ellesdehors. Le spectacle reprenait. L’équipe lamentable des musiciensétait assise dans sa baignoire et s’agitait. Cyprien commençait às’inquiéter. Il eut peur que Céline ne se fût trouvée mal; ilresta, pendant quelques minutes encore, n’y tint plus, sortit, huépar les gens qu’il dérangeait. Il s’enquit auprès des garçons debureau des ministères qui surveillent à l’entrée, le soir, ladistribution des places et des bocks, s’ils n’avaient point vu unefemme bâtie et habillée de telle et telle façon. Ils lui rirent aunez. Il s’avoua que sa demande était idiote, que ces gens n’avaientpu remarquer Céline plutôt qu’une autre. Alors il se posta dans larue, vagabonda sur le trottoir, descendit jusqu’au bal desmille-colonnes, regarda chez le pharmacien, ne vit qu’un potard quisomnolait, le nez sous des besicles et sur un livre, s’attardadevant les Iles-Marquises, une abominable turne que Céline prisait,une boutique lugubre avec ses chaînes d’escargots vidés et sespaillasses à huîtres, remonta jusqu’au concert, rentra, trouvaleurs places déjà occupées par un autre couple, et, sorti denouveau, il demeura tout éberlué, sur le trottoir.

Il se sentait assommé comme par un coup de massue. Après avoirappréhendé un malaise subit, il craignait maintenant une rupturebrutale. Ses pressentiments se réalisaient donc! Il s’expliquaitalors ce regain de patience et de gentillesse! Mais cela luiparaissait, malgré tout, invraisemblable. Qu’ils ne pussents’accorder, rien de plus naturel, qu’en fin de compte, elle eûtpréféré les caresses d’un salopiaud aux siennes, il n’avait rien àobjecter; mais il eût été plus simple, dans ce cas, de se quitterbons amis. Elle aurait pu lui dire, sans même y mettre des formes: »Ecoute, j’ en ai assez, je m’en vais. » – Oh! Je suis bête,finit-il par s’écrier, je l’accuse injustement d’une crasse, etsubitement il lui vint l’idée que, s’étant trouvée tout à coupsouffrante, elle était rentrée simplement chez lui.

Il regagna sa demeure au plus vite. Il eut un horrible serrementde coeur quand il constata que la serrure était fermée à doubletour. L’atelier, lorsqu’il ouvrit sa porte, lui sembla plusenténébré que de coutume, et il éprouva dès le premier pas lasensation glaciale d’une douche. Il alluma sa lampe. La table étaitencore au milieu de la pièce, près du poêle mourant; rien n’avaitété dérangé, ni les serviettes jetées à la diable sur les meubles,ni les soucoupes où des cendres de cigarettes se fondaient dans lebain de pied des tasses. Une pensée soudaine le poussa dans sachambre; il courut à la table de nuit, chercha les pantoufles deCéline. Elles n’y étaient plus. Le doute n’était pas possible. Elles’était enfuie. Cette insultante façon de rompre sa longe, le jetadans une rage folle, puis une immense détresse le poigna.

Tant que Céline était restée près de lui, il s’était dit: – MonDieu, qu’elle est embêtante! Ah! Comme ce serait un fier débarras,si elle me lâchait! – Maintenant qu’elle était partie, il avaitl’accablement d’un homme qui se voit perdu! La perspective derester seul, là, dans cette chambre, ainsi qu’autrefois,l’épouvanta. Il vit surgir devant lui l’inépuisable navrement deces soirs douloureux où l’on évoque les joies des amours défuntes;l’angoisse mortelle de ces heures où, lassé par la tâche du jour,l’on n’a plus ni courage ni force; où l’on dort, aveuli, dans unfauteuil, où l’on a presque honte de se coucher avant la nuit! Lasolitude qu’il supportait si fièrement jadis, le fit crier de peur.Il se savait vaincu à l’avance. Il se savait, pendant des mois,obsédé par le regret, incapable de produire, et il songeait auxdésolations des efforts qui ratent, aux révoltes, aux abattementsqui succèdent à ces luttes où l’on combat sans espoir devaincre!

Ah! son orgueil saignait à pleines gouttes! Et cependant, quandil pensait à Céline, il n’avait plus la vision de la femme quil’avait si indignement trompé, il ne voyait plus en elle que lamaîtresse lubrique et douce. Il eut une perception subite desoffenses et des cruautés qu’il avait commises; il se reprocha sesgouailleries, ses caresses hautaines; il convint qu’il avait eutort, qu’il aurait dû lui pardonner, en faveur de sa bonne grossejoie, le grotesque de ses paroles et de ses goûts. Ils’attendrissait sur elle, l’aurait pour un peu franchement adorée,puis de même qu’un coup de foudre, le rappel de sa trahison lefrappa. Il se souvint de ce cri de Céline qu’elle aimerait mieuxêtre battue que d’être traitée comme une pauvre gnolle, et ilregretta pour une minute, de ne pas avoir apaisé cet élancement del’âme vers des calottes; puis il redevint plus calme, s’avoua qu’iln’aurait pu consentir pourtant à gifler une femme; et déshabillé etassis sur son séant, il se remémora les saletés que ses autresmaîtresses lui avaient faites.

– Clémence, ah oui! Elle m’a quitté sans même m’écrire; Suzanne,je n’ai jamais su pourquoi; Héloïse, parce que je la surveillais;Eugénie, parce que je ne la surveillais pas! Et, mélancoliquementil se répétait: – Quand je pense qu’Héloïse, qui était si fièred’avoir été bien élevée, a trouvé moyen de me chiper ma boîte enbuis à poudre de riz et que jamais plus, depuis lors, je n’ai reçude ses nouvelles, je n’ai pas le droit d’en vouloir à Céline, qui,tout en n’ayant pas pour deux sous de tenue, ne m’a du moins rienvolé.

Et, accablé par tous ces souvenirs qu’il remuait des liaisonsrompues; ému par tous ces visages qui passaient devant ses yeux,avec leurs sourires sur l’oreiller et les crachats qu’ils luiavaient jetés à la face, en l’abandonnant, il souffla sa lampe.

– Je suis bête, moi aussi, murmura-t-il, je m’étonne. Puisqu’ilest entendu que toutes les femmes manquent de savoir-vivrelorsqu’elles nous lâchent, le bon dieu ne pouvait pourtant paspermettre que Céline, qui était de toutes la plus grossière, se fûtmontrée à ce moment-là la plus polie. Soyons juste, ça n’aurait paseu de réalité. Et il ajouta avec un sourire contraint: c’est égal,tout cela n’est pas drôle; cette fille-là va me faire défaut, – jesens que je vais avoir la nostalgie de sa bêtise. Ah! crédieu! Jevoudrais bien être de deux mois plus vieux!

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer