Les Sœurs Vatard

Chapitre 20

 

– C’est possible, répliqua la femme Teston, mais si vouscontinuez à me houspiller de la sorte, je vous ferai sacquer par lepatron.

– T’oserais pas, répondit simplement Chaudrut, en se renversantun peu, et coulant ses mains dans la corde qui lui servait deceinture.

La femme Teston lui tourna incontinent le dos et se dirigea versle cabinet du patron.

La contre-maître, qui était sortie depuis plus de deux heures,rentra, un lourd panier au bras. Toutes les ouvrières seprécipitèrent sur elle, criant: – Faites-nous voir! Lacontre-maître souleva la serviette qui recouvrait l’osier et alorsparurent: douze assiettes plates, six assiettes creuses, deuxraviers, un plat rond, une salière, un moutardier et une grandesoupière.

– C’est de la porcelaine! S’exclama la grosse Eugénie.

– Tiens, croyez-vous donc, s’exclama la contre-maître, que,lorsque je veux faire plaisir aux gens, je n’achète pas tout cequ’il y a de plus beau?

Le service passa de mains en mains. Parmi les brocheuses, lesunes regardaient le jour au travers des assiettes, les autrestapaient dessus avec leurs doigts et écoutaient soigneusement sielles ne rendaient point des sons fêlés; toutes marquèrent surl’émail luisant l’empreinte noire de leurs pouces. La soupière quicirculait pensa s’abattre. La contre-maître interrompit aussitôt lachaîne qui se déroulait d’un bout de l’atelier à l’autre, réempiladans son panier ces pâtes mirifiques de Montereau et de Creil, et,avec mille précautions, elle déposa le tout à sa place, auprès desa chaise.

– C’est Désirée qui va être contente! dit Céline. En voilà unbeau cadeau de noce qu’on lui donne, madame!

– Elle se marie! eh bien quoi! Jeta l’ouvrière qui souffrait desdents, en v’ là-t-il pas? Ma parole, on s’imaginerait que c’estquelque chose d’étonnant! En v’ là des affaires pour rien! Lamaison ne nous donnerait seulement pas un radis à nous, si commeDésirée, nous voulions nous offrir le luxe de ne pisser plus tardque des enfants qui seront légitimes!

– A vous, très certainement non, répondit la contre-maître;c’est sûrement pas pour des coltineuses de votre espèce qu’onferait des sacrifices!

La petite allait répliquer, mais on l’avertit qu’une dame bienvêtue désirait la voir.

Elle revint, quelques minutes après, agitant en triomphe unecamisole à pois lilas.

– C’est la vieille tourte qui est venue, dit-elle à la grosseEugénie, qui la questionnait. Elle m’a demandé pourquoi je n’étaispas allée dimanche au patronage; tiens, mon oeil! Je m’en fiche, jel’ai laissée jaser; j’ai prétendu que j’avais eu des coliques dansl’estomac; elle a coupé dans la pommade et elle s’est tout de mêmedécidée à me donner une camisole.

Tout l’atelier s’esclaffa.

La mère Teston qui rentrait, à pas lents, fut indignée. – Quandon fait la sainte-nitouche, comme vous, on devrait au moins, aprèsavoir carotté des personnes bienfaisantes, ne pas les appelervieilles tourtes!

Mais, à part une ou deux filles qui ne soufflèrent mot, tout lemonde approuva cette manière d’agir.

– Tiens, tant pis, clama l’une, pourquoi donc que cesbégueules-là viendraient nous embêter! – C’est pain bénit, cria uneautre, en v’ là un tas de dégoûtantes! ça vient vous renifler pourvoir si l’on sent l’homme! ça a les yeux baissés, ça avale leluron, tous les matins, et le soir ça fait des noces de bâtons dechaises! Merci! Des limaces comme celles-là? n’en faut plus!

– Eh! La mère-la-morale, dit Chaudrut, eh bien! Et votreaudience chez le président, quoi qu’elle devient? C’est-ilaujourd’hui qu’on me fait rendre mon portefeuille?

– Monsieur n’y est pas, souffla rageusement la mère Teston, maissoyez tranquille, vous n’y perdrez pas pour attendre.

Alors, l’atelier répéta une plaisanterie qui avait cours depuisdix-huit mois, à savoir que Chaudrut était tombé amoureux de lamère Teston et qu’il attendait qu’elle fût veuve, pour lui demandersa main.

La vieille fut outrée. – Lui, lui! Un galfâtre de son espèce!Ah! Non, par exemple! J’aimerais mieux devenir n’importe quoi! Et,sûre de frapper au bon endroit, elle jeta sur Chaudrut un regardméprisant et dit:

– Il serait encore assez âgé pour être mon père!

– Je m’en voudrais, riposta le vieux, que cette allusion à sonâge avancé blessait!

Mais comme toujours la contre-maître intervint.

– Travaillez donc! C’est vrai, on ne fait plus rien. Sousprétexte qu’ils boivent à la santé d’Auguste, voilà huit jours queles hommes et les femmes ribotent! Eh bien, puisqu’il est marié, àquoi que ça sert maintenant! Sans compter que je suis certainequ’ils ont fait une gibelotte de Moumout; voilà longtemps qu’on nel’a pas vu et je n’ai pas les yeux dans ma poche; il y a des gensici, qui ont les mains pleines de coups de griffes.

Des roulements de plioirs battant les tables, l’interrompirent.- La voilà! Cria la bande, et Désirée, toute guillerette, fit sonentrée.

La contre-maître ramassa son panier et le plaça sur la tabledevant la petite qui devint rouge, se recula un peu, joignit lesmains, se jeta dans les bras de la contre-maître qu’elle embrassa àl’étouffer.

– Oh! je suis bien contente, oh oui, reprit-elle, toutesuffoquée. Oh! comme c’est beau! et, avec respect, elle fouillaitdans la manne, en tirait délicatement les raviers, ouvrait le pot àsoupe, en extrayait la salière qu’elle tenait par la tige etremuait, joyeuse, en l’air. Ah! un moutardier! Et le moutardierfaisait le tour des femmes; on examinait l’encoche, pratiquée surle bord pour laisser entrer la petite cuiller; on s’extasiaitdevant l’élégance du couvercle fleuri d’un délicat bouton pourqu’on pût le prendre.

Le crépuscule commençait à couler lentement dans l’atelier. Autravers des vitres troubles, un jour pâle et fané s’épandait surles tables, déferlait dans l’ombre des coins, se mourait, en undernier éclat, sur un lit de rognures jaunes.

Aux objurgations de la contre-maître qui se désolait de les voirainsi flâner, les ouvrières, réunies en cercle et baguenaudant,répondirent qu’elles n’y voyaient plus.

Alors on héla un homme qui vint avec son rat-de-cave et tous lesgaz flambèrent, jetant le rire de leurs feux dans cette pénétrantetristesse de la nuit qui venait.

Chacun retourna s’asseoir.

– Alors, c’est pour samedi prochain le mariage? fit lacontre-maître.

– Oui, madame, répondit Désirée.

La contre-maître pencha le nez sur son ouvrage et se posa toutbas cette question, qu’elle n’avait jamais pu résoudre depuistrente années qu’elle travaillait dans la brochure:

– Les filles qui font la noce sont presque toujours dedétestables ouvrières; celles qui ne la font pas, gagnent de bonnesjournées, mais elles se marient et deviennent pis que les plusmauvaises, puisqu’elles ne viennent plus du tout. Comment faire? Etelle ajouta, en réenfilant son aiguillée de coton: encore une finecouseuse de moins! Une fois en ménage, Désirée sera comme lesautres, elle lâchera le métier; il va falloir que je lui trouvecomme remplaçante une jeunesse honnête, et elle eut, à la penséedes recherches qu’elle devrait faire pour la dénicher, un hochementde tête, un soupir qui en disaient long.

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