Les Sœurs Vatard

Chapitre 13

 

La soirée que Désirée passa, rue du Cotentin, valut trois joursde répit à son père. à défaut des chansons qui naguère filaient etbattaient de l’aile contre les vitres, Vatard n’eut plus du moins àsubir le han étouffé des sanglots, le silence irrité des gestes. Safille était devenue plus calme, bâfrant à peu près, buvant presque,ne regardant plus en dessous avec des yeux assombris ou rageurs.Elle s’était attendue, le lendemain matin, après que sasurexcitation de la veille fut tombée, à une avalanche dereproches. Son père n’avait fait aucune allusion à sa rentréetardive dans la nuit. Elle lui en fut reconnaissante et sonlarmoiement cessa.

Mais cette douceur résignée ne dura point. Elle oublia vite ladouleur du conscrit en marche, n’établit plus de comparaison entreson sort et celui des autres, et, de nouveau, elle gémit sur lesentraves apportées à sa liberté, le soir.

Quant à Céline, elle persistait à être insupportable. Anatoleavait cependant disparu. – Les bruits colportés à l’atelier lereprésentaient comme vivant en concubinage avec une corsetière-elleavait donc lieu de se tranquilliser; elle était, en effet, moinsépeurée, mais son humeur continuait d’être massacrante. C’était àson peintre maintenant qu’elle en voulait.

D’abord, il ne la sortait presque pas, ne lui procurait aucunamusement, la laissait se morfondre dans un coin, comme un animalqu’on sait être là et avoir mangé. Elle n’avait d’autres ressourcesque de tourner ses pouces, de se lever, de se rasseoir,d’épousseter un meuble, de rapiécer une culotte, de faire chaufferde l’eau. Ces distractions lui semblaient insuffisantes. Elle envenait à souhaiter que son amant eût besoin de quelque chose pourdescendre se réveiller les yeux au grand air et jaboter, enremontant, avec la concierge.

Et puis, il était peu généreux et il devait cependant être moinspanné qu’il le prétendait, car il rapportait constamment de vieuxbouts de tapisseries, des lambeaux d’étoles, des faïences sansgueule ou sans fond, un tas de cochonneries et de loques bonnes àmettre au panier d’ordures. Il était vraiment pingre! Aimant sesaises, ne se refusant rien, il ne s’occupait pas si elle enviait unbijou ou voulait une robe. Parfois, il l’emmenait dîner, lui payaitune place au théâtre, mais de l’argent, de la main à la main,jamais! On eût dit qu’il ne consentait à lui offrir un plaisirqu’autant que lui-même devrait en prendre sa part.

Un beau jour, il cessa de l’emmener au restaurant. Avec sa maniede commander du lapin et de s’aiguiser les dents sur la carcasse;avec sa façon d’attacher sa serviette, de remplir les verresjusqu’au bord, de rire en se trémoussant sur une chaise, depatauger dans les plats, avec sa fourchette, pour y trouver despetits oignons, elle l’exaspéra.

Un autre beau jour, il cessa également de l’emmener au théâtre.Ses joies d’enfant, ses battements de mains, ses sauts sur labanquette, ses jets de corps sur la balustrade, ses coups de piedsmaladroits dans les petits bancs, sa manière de troubler lalorgnette en la tripotant, ses achats de sucre de pomme etd’oranges, l’horripilèrent.

Puis, le lendemain, c’était pis encore. Elle jugeait nécessairede lui narrer la pièce depuis la première jusqu’à la dernièrescène, s’extasiait sur les formes de l’acteur chargé du grand rôle,sur l’héroïne et sa robe blanche, sur le château et la forêt dudécor, sur les voisins qu’ils avaient eus, sur les loges, surl’ouvreuse, sur tout. Les remarques saugrenues dont elleassaisonnait son récit le bouleversaient et il se ruait sur saboîte à couleurs, en essayant de s’absorber dans le travail pour neplus l’entendre.

Lorsqu’ils se promenaient ensemble, elle était peut-être encoreplus lassante; elle s’arrêtait à tout bout de champ, devant lesmercières, mangeait des croquets et des chaussons, lui empruntaitson mouchoir pour s’essuyer les doigts, le forçait à faire halte, àregarder ces interminables parties de volant que des boutiquiers enmanche de chemise jouent, les soirs d’été, dans les rues pauvres.Parfois, elle le tirait jusqu’à des quartiers opulents, aimant à sepromener comme une dame dans des passages pleins de boutiques, dansdes avenues neuves. Le peintre exécrait le palais-royal et lesgrands boulevards, à cause d’elle surtout qui flânotait devant lesétalages des joailliers, s’extasiait devant les articles dits deParis, se livrait à d’odieuses réflexions sur le goût d’un flaconplacé dans une petite voiture en bronze doré, sur une pendulesurmontée d’une chasse, sur une réduction de la colonne Vendôme oude l’obélisque, à dix-huit francs la pièce; gloussait devant deschromolithographies en cadre, exprimait le désir de voir à lacravate de son homme une épingle comme celles qu’elle admirait, unetête de chien ou un timbre-poste en émail, montés sur une aiguilled’or.

Tout bien considéré, elle était moins sotte sur les boulevardsextérieurs. Comme il n’y avait rien à voir, cela la dispensait defaire des observations. Mais, bien que souvent elle gardât lesilence, tout chez elle l’irrita, depuis les cassis à l’eau qu’ellebuvait, en s’essuyant la bouche avec sa langue, jusqu’aux boufféesde cigarette qu’elle implorait pour les souffler dans une pipe ensucre rouge, tout, jusqu’à sa manière de se pommader les cheveux,de remuer ses pendeloques de faux corail, de mettre en évidence unebague d’argent qu’elle portait au doigt.

Il prétexta des travaux pressés et se dispensa de la sortir.Alors Céline s’embêta formidablement. Ce qui la vexait peut-être leplus dans la manière d’agir de Cyprien, c’était le dédainbienveillant qu’il avait pour elle. Il la traitait comme un enfantà qui l’on met entre les mains un chiffon, une gravure, un jouet,pour le faire tenir en place. Quand elle avait fini de remuer uncarton, il l’enlevait, lui en mettait un autre sous les yeux et,accablée, elle feuilletait, pendant des heures, des collectionsd’estampes et d’eaux-fortes, se mettait la mort dans l’âme à agitertout ce deuil d’images, regrettait qu’on n’eût pas égayé cesgribouillis de noir et de blanc en les enjolivant de couleurstendres, de vert-pomme ou de rose.

Mais cela n’était rien encore lorsqu’elle était seule avec sonamant; ce n’était qu’insupportable; quand il y avait réuniond’amis, cela devenait humiliant.

Ils étaient là, un tas de gens qui riaient comme des oies quandelle se hasardait à lancer un mot. Elle raconta, un jour, avoir vu,dans la rue du cherche-midi, un bien charmant tableau: un petitgarçon à genoux, en chemise, sur un prie- Dieu. Ils demandèrent àcombien le cadre, parlèrent de cold-cream, de concombre, de pommaderosat, blaguèrent tant qu’ils purent le petit homme en prière.Quand ils se furent bien divertis, son amant lui avait baisé lamain avec un respect qui n’était pas vrai, disant: – Céline, tu esadmirable! Tu es complète, ma fille!

Il n’y avait pourtant pas de quoi s’esclaffer ainsi! Avec ça quece pauvret en chemise ne valait point leurs toiles à eux, desmaçonneries pas terminées où l’on ne voyait rien! Est-ce qu’untableau bien propret et bien lisse, ce n’était pas ce qu’ilsauraient dû peindre? Poussée à bout par tous ces hommes quil’excitaient pour la faire parler, elle exposa, un soir, carrémentses idées sur la littérature et sur la peinture. Elles pouvaient serésumer en ceci: dans un roman elle voulait des crimes, dans untableau des choses douces. Elle obtint un succès de fou rire.

Une seule fois, elle avait été écoutée avec quelque attention;alors qu’elle s’était mise à raconter la querelle survenue entreson patron et le contre-maître.

Le patron était, paraît-il, un monsieur bien, qui s’occupait desaffaires du dehors, mais ne connaissait pas du tout le travail dela brochure. Le contre-maître était un coquin de la pire espèce quis’était rendu indispensable, en mettant tous les bons ouvriersdehors, en brouillant l’ordre des piles, cachant des feuilles,enfouissant dans des coins les couvertures. Quand il était absentou malade, c’était un désarroi. – L’on ne trouvait plus rien. -ilabusait alors de la situation, réclamant des augmentationssuccessives, imposant la présence de son fils, un affreux drôlechassé de tous les ateliers pour son inconduite et le patroncédait, très pâle, après ces disputes, préférant subir toutes cesavanies plutôt que d’assister à la déroute de sa maison. Lesexigences du contre-maître croissaient comme de juste à mesure quel’ouvrage devenait plus pressé et plus nombreux. Le personnel étaitau courant de toutes ces misères. Les femmes donnaient généralementtort au contre-maître; les hommes qui l’exécraient convenaientvolontiers qu’il se conduisait comme une canaille, mais, au fond,ils étaient ravis des humiliations infligées au singe.

Bref, après avoir battu la capitale, en quête d’un ouvrier quiavait servi naguère et pendant plus de dix années, dans sesmagasins, le patron l’avait découvert, et il avait pris sarevanche, en flanquant du même coup à la porte le contre-maître etson fils.

Céline, lancée dans son histoire, avait eu de l’éloquence, deséclairs dans les yeux, des gestes. – Avec des mots, elle faisaitvoir la tourbe des brocheurs s’agitant, dessinait d’un coupd’adjectif la silhouette du contre-maître, la figure du patron,faisait assister à leurs débats, à leurs colères, montrait toutl’atelier, l’oreille au guet, s’éjouissant et se rigolant à ceséclats. – Ça y est, s’écria l’auditoire, c’est nature! Et lepeintre avait paru charmé, il avait emmené, le lendemain, samaîtresse en promenade; il l’avait enfin traitée convenablement,comme une grande personne.

Céline se dit qu’elle avait été probablement très drôle sans lesavoir, et elle voulut recommencer.

Elle se mit à bavacher tous les potins, toutes les parlottes dela brochure; mais, ou la corde était usée, ou Céline n’avait pluscet accent et ces allures qui montrent. On l’écouta d’un airennuyé, et, dès qu’on put croire qu’elle avait terminé ses récits,on parla d’autre chose, sans plus s’occuper d’elle.

Alors les soirées s’étendirent fastidieuses et mornes.

Le tête-à-tête devint tout aussi pitoyable que les réunions. Ilséchangeaient à peine quelques mots. Certains soirs, ils seregardaient pendant des heures et, pour rompre le silence, Célinelâchait de ces questions auxquelles on ne saurait répondre.

Il jetait au hasard un oui ou un non.

Elle reprenait, cherchant ses phrases et s’étudiant à bien dire;elle dégoisait d’innombrables bourdes, parlait du quart d’heure derabais, des roses crémières, de l’oeil de larynx, du zèbre duLiban, citait des proverbes à rebours, vantait les singes de terrecuite déguisés en avocats et exposés dans les galeries dupalais-royal, racontait qu’elle était parente avec un jeune hommede bien du talent, un artiste qui dessinait des portraits au fusaind’après des photographies, et elle demandait à son peintre s’ilpourrait en faire autant: puis, changeant brusquement deconversation, elle l’interpellait: – Dis donc, mon petit homme, tune sais pas, la fille à Gamel, tu sais bien, celle dont je t’aiparlé, eh bien, elle se marie.

Il se bornait à hausser les épaules.

– Tu n’es guère aimable ce soir!

– Eh! tu me débites un tas de choses sans queue ni tête, quediable veux-tu que tout cela me fasse?

– C’est bien, on ne peut plus parler, alors! Je ne dirai plusrien. – Et, très pincée, elle jouait du piano avec ses doigts surses genoux, regardait en l’air et, rognonnant, se suçait lesongles.

Ces scènes se renouvelaient presque tous les soirs. Les fureursdu peintre commençaient dès que Céline avait franchi sa porte. Pourla vingtième fois, il la suppliait de ne pas accrocher sa capelinesur le coin d’un cadre, et elle s’entêtait à ne pas la pendre à unporte-manteau ou sur le dos d’une chaise; le cadre penchaitforcément, dessinait des guingois sur la muraille et elle soutenaitque c’était sans importance, que sa coiffe n’abîmait pas la dorure,qu’il n’était pas utile que le tableau fût droit.

Avec cela, elle n’était bonne à rien. – Quelquefois, lorsqu’elleavait ces jolis mouvements de femme qui se lève nonchalamment d’unsiège, il lui criait: halte! Elle restait comme une hébétée,droite, sans grâce. Alors il remettait son carnet en place, disantd’un air découragé: va, ma fille, tu peux remuer; je t’ai dérangéepour rien.

Généralement, la querelle s’envenimait et Céline, devenuebruyante, lui jetait à la face tous ses ennuis, toutes sesrancoeurs, lui reprochait de n’être plus comme après les premiersjours de leur liaison, et il avait l’impudeur d’en convenir; ellese montait peu à peu la tête et versait des grossièretés. Alors, illa regardait de travers, éprouvant de grandissantes envies de lamettre dehors; puis, avec une lâcheté des sens, une peur d’êtrecontraint à aller quêter au dehors l’amour qu’il avait chez lui,avec l’habitude prise d’avoir, entre ses quatre murs, quelque chosequi remuât et fît du bruit, il se taisait, dévorant silencieusementses rages. Elle était exaspérée d’avoir un pareil amant, mais elletenait à lui malgré tout; il lui imposait un peu et elle avait unquasi-respect pour sa tenue de ville, ses mains blanches, les drapsde fine toile de son lit. Elle respirait, dans ce logement, unecertaine senteur d’élégance qui la rendait fière. De bonne foi,elle se considérait comme très supérieure à toutes ses compagnes etelle n’avait plus qu’une pitié hautaine pour les amourspopulacières de sa soeur et d’Auguste.

Un jour, à l’atelier, elle avait négligemment retroussé sa robepour faire voir les bas de soie que Cyprien lui avait donnés et lesenvies sourdes de ses camarades l’avaient charmée. Seulement,celles-ci s’étaient vengées à coups de langue, blaguant ses robes,ses cravates, qui n’étaient plus fraîches: – Tout ou rien, disaitl’une. – Quoi que ça veut dire, criait une autre, des montants desoie dans de vieux ripatons! Et Céline se répétait: il fautpourtant que je me fasse offrir une robe par mon homme. – Ah!C’était vexant! Il aurait bien dû lui éviter la honte d’unerequête! Oui, mais il n’avait même plus l’air de s’apercevoirqu’elle était mal mise.

Un beau soir, elle appela tout son courage à son aide, et,balbutiante, elle laissait tomber: j’ai attendu, je ne voulais pas,ça m’ennuie bien, va, mais tiens, vois pourtant, le bas s’en va,elle craque aux coudes et sous les bras; il y a si longtemps que jela porte! Et puis, je n’ai pas d’argent, c’est la morte saison, onfait des semaines de rien!

Il la mena devant son tiroir, l’ouvrit et partagea avec elle lestrente francs qui lui restaient. Elle lui sauta au cou et entradans de longues explications sur sa robe. – Tout bien considéré,elle ne pouvait s’en payer une comme celles qu’elle avait vues aubon marché, c’était trop cher; elle achèterait tout bonnement de lavigogne à quarante-neuf sous le mètre; il lui en fallait huitmètres sur un mètre vingt de large; pour éviter des frais de galonset de passementeries, elle se contenterait de faire des plissésavec la même étoffe; et, joyeuse, elle comptait sur ses doigts, lesyeux au plafond, l’air méditant et idiot.

Un flot de paroles lui jaillissait des dents; elle étourdissaitCyprien avec son caquet de la rue, avec une profusion de détailsqu’elle bavait à propos du corsage. Il regretta presque le bonmouvement qui l’avait amené à ouvrir son tiroir; un soir, il n’ytint plus; il envoya sa maîtresse à tous les diables!

Ces scènes se renouvelèrent. Après de nombreuses courses dansles magasins et des marchandages sans merci, Céline découvrit quesa robe lui reviendrait encore à un prix plus élevé qu’elle nel’avait cru. Ce fut surtout alors qu’elle déversa sa bile sur toutela maison, sur son père, sur sa mère, sur sa soeur. Sa mère ne s’enaperçut même pas; Désirée, qui avait la tête à bien autre chose, nes’en émut guère; seul, Vatard reçut en plein le fouet des douches.Il se résumait ainsi la situation:

– J’ai deux filles; il y en a une qui ne veut épouserlégitimement personne, et elle est encore plus insupportable quel’autre qui voudrait se marier et qui ne le peut pas. C’estvraiment décourageant, je ne sais quoi faire!

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