Les Sœurs Vatard

Chapitre 8

 

Désirée ne fut pas satisfaite de la brouille d’Anatole et deCéline. Sa soeur était devenue acariâtre et maussade, une vraiefeuille de houx que l’on ne sait comment prendre sans se piquer.Jusqu’ici, elle avait trouvé tout naturel que Désirée gardât lamaison, pendant qu’elle courait se jeter avec son homme dans lesdépôts de joie du quartier de Montrouge, aujourd’hui, la petitevoulait, elle aussi, sortir, le soir, et s’amuser. Destiraillements en résultèrent. Un jour Céline déclarapéremptoirement à table qu’elle ne pourrait ni desservir ni laverles plats. Elle était attendue, le soir même, sur les huit heures.Désirée grognait un peu, et, exaspérée par la mauvaise humeur del’autre, déclarait qu’elle aussi était attendue, et qu’elle n’avaitpas le temps de torcher les assiettes et les verres; mais commeCéline mâchait sa dernière bouchée, le derrière fuyant entre laporte ouverte et le palier, force fut à la petite de ne pas laisserla maison seule et d’attendre que la femme Teston vînt la délivreret consentît à monter la garde, à sa place, auprès de sa mère.

Il advint de toutes ces chicanes accrues par l’entêtement deCéline que la maman fut couchée plus tôt que de coutume. à huitheures maintenant on la hissait sur les matelas. Elle ne seplaignait point d’ailleurs, étant comme tous ceux qui souffrent,heureuse de changer de place, levant de temps à autre le nez commeun animal inquiet, se demandant pourquoi maintenant la journée luiparaissait moins longue.

Auguste prit Céline en haine depuis cette époque. Il posaitpendant de longues heures, et estimait que la petite était bienbête de se laisser ainsi mener par sa soeur. Personnel comme tousles amoureux, il ne s’intéressait pas à l’état, peu ordinairecependant, de Madame Vatard. Il ne voyait et ne comprenait qu’unechose, c’est que Désirée était à peine libre, quelques minutes, lesoir, et il lui disait avec raison que, lorsque son père serait deretour, les rendez-vous s’espaceraient davantage encore. C’était lemoment ou jamais de se réunir tandis qu’il n’y était pas. Si l’onne savait point profiter de l’occasion, comment arriverait-on àfaire vraiment connaissance?

Céline devinant les conseils qu’Auguste donnait à sa soeur, ledétesta. Elle était d’ailleurs pour le moment irritée et mauvaise.Elle commençait à penser que son monsieur était par tropconvenable. Il causait assis près d’elle, regardait le ciel avecdes airs dolents, bref il l’exaspérait. Elle le traitait enelle-même de serin, mais elle rentrait, tous les soirs, humiliée den’avoir pas été prise.

La femme Teston fut réellement admirable, dans cescirconstances; émue par les désolations de Céline, sa préférée,elle vint s’établir, à la tombée de la nuit, vis-à-vis la couchettede l’hydropique et là, parlant toute seule, ravaudant leschaussettes de son Alexandre, elle somnolait, médisante etgrave.

A dix heures, elle se levait, remettant dans son cabas de pailleses aiguilles, son fil et son dé, recouvrait de cendre les braisesmi-éteintes, bordait le lit de sa camarade, éteignait la lampe àschiste et partait à la recherche de son mari qui fumaitinvariablement sa pipe, le derrière tassé sur une borne, le dosappuyé contre l’un des vantaux de la porte cochère.

Et alors, l’une après l’autre, les deux filles revenaient,prenaient la clef sous le paillasson, remettaient l’outil en placequand l’une d’elles n’était pas rentrée. – Seulement la mèreTeston, qui fermait les yeux sur ces escapades, les traita, unjour, de fichues bêtes parce que, dans leur hâte à déguerpir, ellesne se nourrissaient plus que de charcuterie, et, en guise de soupegrasse, faisaient tremper de vieilles croûtes dans les jattes d’unbouillon fabriqué chez le crémier du coin.

– Vous vous ferez un joli estomac! leur disait-elle, – mais lesdeux enragées répondaient qu’elles le verraient bien. Leur systèmeétait pour le moins commode. On laissait le jambonneau ou la hure,dans son papier, et cela faisait une assiette de moins à laver. Uncoup de torchon sur la table et l’on en était quitte; et puis,comme Céline le soutenait avec une ténacité diabolique, elles nemangeaient pas seulement du veau piqué et du fromage d’Italie; lafriture installée chez le père l’Auvergne, à deux pas de là, leurfournissait à très bon compte des limandes sautées dans la poêle etdes moules baignant dans une sauce blanche. à couteaux tirés pourtout le reste, les deux soeurs s’entendaient admirablement pouréviter les apprêts de la cuisine, la fatigue des nettoyages.

Céline persistait à partir la première; elle devait toujoursrevenir dans un petit quart d’heure et elle rentrait à des heuresindues qui affligeaient la concierge et lui faisaient perdre toutrespect pour sa locataire. Désirée restait à la maison jusqu’à huitheures, puis elle dévalait à son tour par les escaliers, laissantla mère Teston buvotter son cassis, et elle courait rejoindreAuguste qui se promenait de long en large dans la rue duCotentin.

Alors, ils commençaient de grandes excursions au travers duquartier, et presque toujours ils tombaient sur la chaussée duMaine et la redescendaient jusqu’à la rue de la gaieté. Si cetterue mérite son nom, la chaussée du Maine est en revanche d’unetristesse lugubre. Il y fait noir comme dans un four et lesboutiques sont closes dès huit heures. çà et là, une pissotièredont la bouche est bouillonnée par la fleur du chlore chantonnedoucement, éclairée par un bec de gaz, puis les réverbèress’espacent davantage, plantés entre des arbres ébouriffés etgrêles, et, à dix pas de la rue, les flonflons arrivent, dans unebouffée de vent, et la clameur d’un faubourg en ribote monte decette voie rutilante de lumières et reliant deux avenuesnoires.

Là, dès la brune, des globes s’allument et s’échelonnent à lahauteur des premiers étages, et quatre lanternes rouges, celle d’unposte de police et celles de trois marchands de tabac fardent depourpre vive l’enduit éraillé des murs; parfois une autre flamboie,une enseigne de brasserie, représentant une énorme chope tenue parune main scellée dans le plâtre, une chope remplie de sang dèsqu’on l’allume.

La rue était pleine ce soir-là. Des cris de joie s’échappaientdes fenêtres ouvertes des bals, des portes entrebâillées desmarchands de vins. Des groupes stationnaient sur la chaussée, desbandes d’enfants tournaient autour, jouant à cache-cache, menacésde paires de gifles quand ils s’accrochaient aux blouses deshommes. Près du concert Jamin, près de l’ancien bal Grados surtout,la foule s’épaississait. à la porte de cette guinche, un municipalse dressait sur ses ergots de cuir, et des garçons avec descasquettes hautes et renflées, des chemises à jabots, des colscassés et sans cravate, avalaient des fumées de cigarettes ets’injuraient avec des filles empaquetées du col aux bottes dans delongs waterproofs. Sur le trottoir, des couples marchaient dans lesfeux jaunes et verts qui avaient sauté des bocaux d’un pharmacien,puis l’omnibus de plaisance vint, coupant ce grouillis-grouillos,éclaboussant de ses deux flammes cerise la croupe blanche deschevaux, et les groupes se reformèrent, troués çà et là par unecolonne de foule se précipitant du théâtre Montparnasse,s’élargissant en un large éventail qui se repliait autour d’unevoiture que charroyait en hurlant un marchand d’oranges.

Les bibines soufflaient des odeurs d’alcool et de vin; le chocdes boules d’un billard s’entendait par une fenêtre ouverte; desgens couraient les uns après les autres et se bourraient par amitiéde coups de poing; des moutards de treize ans fumaient des mégotset salivaient; une femme obèse balançait son ventre sous un tabliergras; des familles s’assemblaient en extase devant la boutique d’unpâtissier.

Des doigts fourrageaient des éclairs blessés et versant leurcrème; d’autres soupesaient de molles frangipanes mal retenues parune croûte défaillante et flasque; des bouches buvottaient lamousse savonneuse des Saint-Honoré; des mâchoires se fermaient surles morceaux d’un flan éventré sur une plaque.

Et les chaussons et les galettes renaquirent à mesure qu’on lesenleva. Des tartes fumantes suèrent à grosses gouttes, et leurgrillage de pâte plia sous la poussée des sirops en marche; desbrioches bubonnèrent cabossées par des verrues; des cornets emplisd’une boue blanche crevèrent; des babas s’affaissèrent, perdantleur rhum. – Toutes les compotes, toutes les confituress’enfuirent, se rattrapant, s’arrêtant, dès qu’elles serencontraient, hésitant, puis descendant plus rapides quand elless’étaient confondues et mêlées.

Le vin bleu, le cassis, le marc, rigolaient sur le zinc descomptoirs. Dans la rue, l’on ne voyait que des hommes s’essuyant labouche et crachant du violet sur les pavés.

Alors Auguste proposa à Désirée de la conduire auxfolies-bobino. Le théâtre ne battait plus que d’une aile; il nejouait plus maintenant que tous les deux ou trois jours. La petite,craignant qu’il ne fermât pour de bon et voulant, une fois dans savie au moins, savourer les délices vantées de ce repaire, acceptal’offre d’Auguste.

Elle admira fort l’entrée qui est d’une architecture des pluscompliquées, du siamois, du japonais, du je ne sais quoi, mâtinéavec l’imbécile fantaisie d’un architecte. Le tout était teint avecdu brun de chocolat et du gris d’ardoise et orné de bas-reliefs oùsaillaient des amours aux fesses trois fois trop larges, raclant duvioloncelle. Une femme jaune dansant sur le toit retroussé commecelui d’une pagode et tenant à la main un appareil à gaz, en formede lyre, la stupéfia.

Puis, elle entra dans un jardin, planté de manches à balais, devases et de statues de femmes couronnées de feuilles et tenant surleurs bras des cornes d’abondance, et toutes étaient disloquées,manchottes, essorillées ou borgnes. Toutes avaient des ulcèresmalins sur le nez, des emplâtres blancs sur la gorge, des lèpresvertes sur le front et toutes penchaient plus d’un côté que del’autre, souriant dans leur blancheur salie, invitant avecl’accueil attristé de leurs lèvres que des polissons avaientsouillées. La porte s’ouvrit et elle aperçut devant elle une salle,spacieuse, avec une large scène, ornée d’une éternelle forêt etd’une femme gigottant des bras et beuglant dans un enragévacarme.

Comme prix c’était cher, par exemple, quinze sous d’entrée et laconsommation en sus. Auguste pensa de suite qu’on ne pourraitrenouveler souvent de pareilles bombances, et puis l’on n’était pasbien placé. Les servantes vous empilaient en rangs d’oignons, etposaient sur une planchette faisant corps avec le dossier du bancdressé devant vous, les mazagrans et les bocks. Désirée sedémanchait le cou à tenter de regarder en l’air; malheureusementelle avait sur la tête la masse plafonnée du balcon et une rumeuret des trépignements de bottes roulaient au-dessus d’elle. Oncriait: Bis! bis! la gigue! la gigue! et un acteur déguisé enanglais, avec un pantalon vert pois, des favoris rouges et unchapeau gris, tricota des jambes, sautant droit, se frappant lestalons, puis, se rapprochant comme un cagneux le boulet des genoux,il s’élançait à l’improviste et retombait les deux cuissesécartées, figurant un V à l’envers. Il se disloqua, suant, criantdes hourras tristes, battant des entrechats, valsant sur lespointes, reculant sur les plantes, cavalcadant et piaffant, lesbras en moulinet, la tête lancée comme un battant de cloche. Il yeut un temps d’intervalle, puis une planchette sur laquelle étaitécrit le nom de Régina parut. Le chef d’orchestre leva son bâton,les musiciens soufflèrent, une femme fit son entrée, se cassa commeune marionnette, et, debout devant le trou du souffleur, donnant detemps à autre un coup de pied dans sa traîne qui l’embarrassait,partit en mesure. Elle était enveloppée d’une robe rose trèsdécolletée, et ses bras nus et encore rouges étaient blanchis parde la poudre. Son menton projetait une ombre sur le bas de son cou.Elle accompagnait le graillement de son gosier avec quatre gestes:une main sur le coeur et l’autre collée le long de la jambe, – lebras droit en avant, le gauche en arrière, – le même mouvementeffectué en sens inverse, – les deux mains enfin se tendantensemble vers le public. Elle dégoisait un couplet à gauche de lascène, un autre à droite. Ses yeux se fermaient et se rouvraient,suivant que la musique qu’elle rabotait devait toucher les âmes oules égayer. De loin, de la place où Désirée et Auguste étaientassis, sa bouche, grande ouverte, quand elle hurlait le derniervers du refrain, béait comme un trou noir.

Pendant un instant, quand la musique joua seule la ritournelle,elle toussotta, montrant un profil qu’on ne soupçonnait paslorsqu’elle était de face, guigna de l’oeil le ménétrier en chef,regarda ses gants à huit boutons dont les pointes étaient roidiespar l’empois des sueurs, puis elle se pencha sur l’orchestre, et,gueulant de toute sa voix, elle se secouait les bras, et une sortede fumée noire flottait dans le ravin entrevu sous sonaisselle.

La salle entière délira, des acclamations forcenées coururent,et, s’inclinant, souriant, envoyant des baisers, elle faisaitonduler par le remuement de sa hanche sa robe dont la soie du basluisait plus éclatante et comme plus neuve que celle du corsagemoins crûment frappée par les feux de la rampe.

Elle versa sa dernière note. Les bocks scandèrent sur le boisdes planchettes, la charge sonnée furieusement fit voir ses deuxpis réunis dans la digue de son corsage et séparés par une fente oùperlaient des gouttes, et, ramassant sa jupe avec les poings, ellebatifola du museau et, trottinant, s’enfuit, assourdie par unemitraille de bravos et de bis.

Désirée était pâle d’admiration. D’abord ces couplets étaientpoignants; il y avait une femme qui pleurait son enfant mort etmaudissait la guerre, et l’on n’entend pas des choses aussiémouvantes sans que les larmes vous montent aux yeux, puis lachanteuse lui paraissait belle comme une reine, avec ses bracelets,ses pendeloques et la queue mouvante de sa jupe; elle se rendaitbien compte que les joues étaient recrépies et les yeux bordés,mais aux lumières, dans cet éblouissement du décor, cette femmeenchantait quand même avec son luxe de chairs mastiquées et desoies peintes. Auguste voguait aussi en plein enthousiasme. Ce rêveimpossible à réaliser pour un homme honnête et pauvre, posséder àsoi pendant un quart d’heure une fille aussi en vue, une filleaussi éclatante de jeunesse apprêtée et de grâce lui troubla lacervelle, et il contemplait la scène vide, les yeux agrandis et labouche ouverte. Désirée trouva que cette admiration devenaitinconvenante et elle le pinça. Il eut le sursaut d’un homme qu’onréveille, puis, devant le sourire de la petite qui s’amusait à levoir si douillet, il se mit à rire à son tour et lui pressa lamain.

L’orchestre fit claironner à nouveau ses cuivres, et un jeunehomme, vêtu d’un habit à queue de pie, d’un gilet très échancré,d’une chemise ornée de petits tuyaux, d’un pantalon noir mal coupé,s’avança et, après s’être incliné, bêla doucement ce chantplaintif:

« Quand nous chanterons le temps des cerises

Et gais rossignols et merles moqueurs

Seront tous en fê-ête!

Les belles auront la folie en tête

Et les amoureux du soleil-eil au coeur!

Quand nous chanterons le temps des cerises, etc.

Ce râleur était la coqueluche des fillasses de montrouge. Pâlot,mal construit et maigre, il semblait tout jeune, bien qu’il eût aumoins trente ans d’âge. C’était un tenorino qui égouttait avecemphase l’eau saumâtre de sa voix. à la fin de chaque couplet, ilse haussait sur la pointe de ses bottines, et il filait des sonsprolongés, très doux, qui enthousiasmaient les femmes.

A son tour, Auguste estima que Désirée le reluquait trop, et,n’osant se risquer à lui rendre son pinçon, il la poussa comme parmégarde du coude. La petite le regarda de côté et pensa qu’il étaitbien exigeant, aussi prit-elle plaisir à crier bis quand ce Céladonde beuglant se retira.

Auguste s’apprêtait à boire une gorgée de son mazagran qui, àforce d’avoir été trempé d’eau, n’avait plus ni couleur ni goût,quand sa voisine de gauche, voulant moucher un gosse, lui releva lecoude et lui fit verser la moitié de son verre sur son pantalon;Désirée pouffa. – La femme soutenait que le café enlevait lestaches, Auguste rageait, se mordant la barbe, s’épongeant avec sonmouchoir. Il était très empêtré et très rouge. Désirée se tordait.C’était bête, mais elle était de celles qui éclatent de rire dansla rue, quand un passant s’étale! – elle finit cependant parprendre une carafe et par nettoyer, elle-même, la culotte, puiselle s’épaula contre Auguste, et alors il oublia sa malechance, songenou séchait d’ailleurs, et l’impression désagréable qu’il avaitd’abord ressentie quand l’eau froide filtrait au travers du drapavait disparu.

Une saynète devait clore la représentation, l’éternelle saynèteà trois personnages, une jeune fille du monde qui se déguise enbonne pour éprouver son prétendu, marivaude avec un autre pourstimuler sa jalousie et finit par l’épouser sur une ronde finalebraillée en choeur par les intéressés et par le public.

L’action se déroula toujours la même, égayée par les bourradesde la servante, par son tutoiement et le clic-clac de ses gifles,par les coups de timbre inutiles et l’effarement impatienté dumaître, par la chanson à boire lancée devant un litre d’eau rougieet une volaille en carton doré, et tout le monde se leva, seprécipita, se bouscula pour gagner la porte. Il était onze heures.Tous les lieux publics se dégorgeaient à la fois dans la rue. Lachaussée moutonnait; des gens tumultuaient chez un marchand detabac pour allumer leurs cigarettes et leurs pipes. Près du lapinblanc empaillé et assis dans la devanture sordide d’un pâtissier,la boutique « du petit pot » s’emplissait d’ivrognes qui croquaientle verjus; l’omnibus venant de l’Hôtel-de-Ville roulait lentemantsa caisse d’un vert brun, et le cocher faisait claquer son fouet etcriait, toutes les minutes: Eh hop! – Auguste emmena Désirée augaufrier modèle, et là, enfoncés dans de larges banquettes, ilseurent pour dix sous deux verres de bière et deux gaufres, mais lapetite voulut retourner chez elle; elle étouffait dans cette sallequi joignait à la senteur fumeuse des estaminets l’odeur frituréede la pâte roussie. Ils sortirent et il la reconduisit, l’écoutantfredonner les refrains de chansonnettes qu’elle avait attrapés auvol.

L’un d’entre eux lui dansait dans la tête et descendait parbribes à ses lèvres et, mise sur la piste de l’air par les parolesqu’elle avait retenues, elle murmurait:

Sous les ormeaux l’avez-vous vue?

Ou bien se mirant au ruisseau

Avec les filles du hameau

Un soir, l’auriez-vous reconnue-ue-ue-e

Ma Rosinette, hélas! Je l’ai perdue,

Je l’ai perdue! -ue! –

Auguste trouva bien que Désirée avait une jolie voix, mais ileût préféré qu’elle s’occupât de toutes les bêtises qu’il luidébitait. Elle s’impatienta enfin à marmonner ainsi, toute seule,et s’écria: – Ah baste! Je retrouverai mon air demain matin, en meréveillant, et elle se mit à sauter au bras de son amoureux. Ilsdescendaient alors une petite rue noire, emplie de couples vagues.Auguste se rappelant soudain une bien jolie proposition qu’il avaitentendu faire par un officier quand il était au régiment, arrêtanet la petite et lui dit:

– Est-ce que vous connaissez la croix de Malte?

Elle ne savait pas ce que cela voulait dire.

Alors, il la pria de fermer les yeux, et avec des zigzags quidessinaient des pointes, il la baisotta sur le front d’abord, puissur les deux paupières, puis sur le petit bout du nez, sur lesjoues, sur les lèvres et enfin sur le menton.

Elle se plaignit, frissonnant quand la bouche du jeune hommetouchait la sienne; mais elle trouva tout de même que c’étaitbon.

Elle le fit cesser néanmoins. Elle se sentait par trop énervée.-non tiens, lui dit-elle, si vous voulez m’embrasser, donnez-moi unbaiser de nourrice, tiens, comme cela, et elle l’embrassa vite etfort sur la joue.

Il préférait des baisers et plus lents et plus fins, mais desricanements les gênèrent; des femmes braconnant derrière des portesà clairevoie, visaient des hommes et les attiraient à elles avecl’ordure coulante de leurs lèvres. – Désirée devint honteuse. -Ronds comme des balles, des repris de boisson bouffonnaient cesfilles; l’une d’elles, accotée contre une fenêtre, invitait même dugeste un charpentier en détresse au coin d’une borne. Désirée sesauva emmenant Auguste. Ces tendresses ignobles salissaient sajoie, ils marchèrent sans parler jusqu’à la rue Vandamme, et là,quand le jeune homme eut attendu que la porte fût ouverte et que,la refermant, la petite lui envoya, au travers du faisceau desgrilles, un sourire d’adieu et se perdit dans le noir, il retournalentement vers sa hutte.

Il songeait alors qu’il devait de l’argent à ses camarades.Toutes ces ripailles ruinaient sa bourse. Il pensa que Désiréeaurait bien pu faire comme toutes les autres femmes, offrir desupporter la moitié de la dépense.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer