Les Sœurs Vatard

Chapitre 17

 

Céline s’étonnait parfois de l’apathie de sa soeur, lui disait:tu vas être en retard, dépêche-toi. Désirée répondait: mais non, jen’ai pas donné d’heure exacte à Auguste; je lui ai simplementpromis de le rejoindre entre huit et neuf heures. Il n’est que lademie, j’ai bien le temps. Céline partait. – Désirée attendait quel’eau fût chaude pour se laver les mains. Cela lui faisait bienperdre dix minutes; cinq encore pour s’attifer et descendre lesmarches; avant qu’elle n’eût franchi le couloir et la ported’entrée, Auguste croquait le marmot depuis plus de trois quartsd’heure.

Un soir, elle ne vint pas. C’était la première fois qu’ellemanquait ainsi, complètement, à un rendez-vous.

Il se promena sur le boulevard, monta jusqu’au carrefour del’observatoire, demanda dans la bibine où ils s’étaient souventretrouvés, si on ne l’avait pas vue. Il errait comme une âme enpeine, surveillant les trottoirs, épiant la chaussée, n’osantentrer chez un marchand de tabac de peur qu’elle ne passât tandisqu’il aurait le dos tourné. Il n’osait non plus aller plus loin quela rue du Montparnasse, la petite pouvant gagner le boulevard parcette rue ou par celle du départ; et il restait là, debout, surcette route mal éclairée, frôlé par deux sergents de ville quimarchaient sans se presser, regardaient avec défiance cet hommeplanté contre un arbre ou le long d’un banc.

Désirée n’arrivait décidément pas. Alors il redescendaitlentement le boulevard, se retournant, toutes les trois minutes,sondant l’horizon borné, attendant que les points noirs quiremuaient au loin eussent grossi, se fussent changés en des femmesautres que celle qu’il espérait.

L’heure s’était écoulée depuis longtemps déjà qu’il ne croyaitpas encore qu’elle lui ferait faux bond. Quelquefois, ilapercevait, venant en sens inverse, une tournure qui ressemblait àcelle de Désirée et il courait au-devant d’elle, s’imaginant que lapetite avait pris par un chemin différent, s’était rendue au quai,et, dépitée de ne pas le voir, retournait chez elle. De plus près,il trouvait une femme qui n’avait rien de commun avec la sienne. Lafemme le fixait, alarmée ou ravie du pas qu’il avait fait verselle; – Ou elle souriait, ou elle décrivait une courbe brusque pourl’éviter. Il arrivait au pont St-Germain, et désolé, il haletait; -puis, lentement encore, il longeait les grilles de l’Entrepôt,examinait, aux lueurs chassieuses de lanternes posées aux quatrecoins d’un trou, l’amas en réparation des tuyaux à gaz, desconduites à eau; traversait la rue, s’accoudait sur le parapetau-dessus de la Seine qui coulait, noire, zébrée, çà et là, detortilles de feu par le reflètement des réverbères. Onze heuressonnaient. – Pas de Désirée. – Ah! Elle n’était vraiment pasgentille! Elle avait paressé au coin du feu, s’était couchéechaudement sans penser à lui! Puis il essayait de se persuaderqu’elle était souffrante; – mais non pendant la journée, elle avaitjaboté et ri comme de coutume. – A six heures, elle avait quittél’atelier, joyeuse et bien portante. Il eût été, en vérité,très-étonnant qu’elle fût tombée malade en rentrant chez elle.Peut-être son père l’avait-il retenue? C’était encore peu probable.- Vatard ne sortait guère qu’à des jours fixés. – Désiréeconnaissait les soirs où il allait faire sa partie chez Tabuche. -Elle savait, par conséquent, quelles étaient les heures où elleétait libre; le père d’ailleurs ne la tracassait plus, la laissaitse balader. En admettant même qu’il eût voulu, comme autrefois, laguetter et la tenir en laisse, elle aurait pu prétexter l’achatd’une pelote de fil ou d’un paquet d’aiguilles, courir jusque chezle marchand de vins, le prier de prévenir Auguste quand ilviendrait, retourner chez elle au grand galop si réellement elleétait trop pressée pour pouvoir l’attendre.

Il essayait de se rappeler les paroles qu’elle avait prononcéesdepuis plusieurs jours; n’avait-elle pas dit que les tempes luibattait, qu’elle était mal à l’aise? Après tout la migraine s’étaitpeut-être ruée sur elle et l’avait jetée la tête sur un lit, aumoment où elle allait partir. Avec l’égoïsme des gens épris, il eûtpréféré d’ailleurs qu’elle fût malade plutôt qu’indifférente. Il serépétait pour la vingtième fois que, tandis qu’il l’accusait deparesse et de froideur, elle geignait et pleurait sans doute. Il nepouvait parvenir à se convaincre.

Le même fait se reproduisit à des intervalles peu séparés. Lelendemain, pressée de questions, la petite répondait: – J’ai étésouffrante. **

La première fois, il la questionna avec inquiétude, avecangoisse; la seconde, il l’engagea vivement à voir un médecin, segendarma lorsqu’elle prétendit que ça n’en valait pas la peine, queça se passerait comme c’était venu; les fois suivantes, il devinttrès perplexe, pensant qu’elle avait trop bonne mine pour unemalade. Un jour il laissa percer un doute. Elle eut une pointed’incarnat aux joues, se fâcha, se fit demander pardon, nel’accorda qu’après de longues instances.

Mais comme ces défaites se renouvelaient, les jours de froidureet de pluie surtout; comme cette maladie qu’elle prétendait lapoigner le soir, ne lui laissait aucune trace, le lendemain matin,il fut persuadé qu’elle mentait et il le lui fit doucementcomprendre, intimidé malgré tout, incertain même s’il avait raison,lorsqu’éclatant en reproches, elle s’étonnait d’être ainsi malreçue, trouvait étrange qu’on la soupçonnât, déclarait que danstous les cas, c’était ainsi, que ce ne serait pas autrement, quec’était à prendre ou à laisser. – Il prenait.

La vie leur devint épineuse. Quand, après avoir manqué à sespromesses, Désirée s’apprêtait, le lendemain, à revoir Auguste,elle ne venait plus au-devant de lui que hargneuse et prompte auxcolères. Il allait falloir supporter des criailleries, répétervingt fois: je n’ai pas pu! Se tenir en garde pour ne point secontredire, lui clore la bouche avec des airs boudeurs et desmenaces, entendre des soupirs qui en disaient long, subir desemportements qui se contenaient, des défiances qui couvaientl’injure!

Pour un peu, elle serait encore restée chez elle.

Leurs réunions si joyeuses, dans les premiers temps, devenaientlugubres. Elle avait avec cela, sans peut-être s’en rendre compte,des observations, des mots qui cassaient bras et jambes. Jadis, ilsse promenaient ensemble; tout à coup, il pleuvait. Elle acceptaitgaiement l’aventure; – maintenant elle grognait: allons, bon, voilàde la pluie, je vais être trempée; il ne manquait plus quecela!

Leur amour semblait vaciller par moments sous une poussée demille bêtises, de mille riens qui, comme des termites, faisaientleurs trous, rongeaient sourdement les derniers liens qui lesrattachaient. Lui, se désespérait, sentant sa femme lui échapper;elle, se cabrait, le voyant résolu à la combattre. Augustefinissait par plier pourtant, avouait des torts qu’il nereconnaissait plus lorsqu’il était loin d’elle, baissait la tête,la remerciant presque d’être venue, lorsqu’ironique et mauvaise,elle lui laissait entendre qu’elle aurait encore pu mentir à saparole, en ne quittant pas sa chambre.

Et cependant que de leçons il avait apprises, avant que d’allerà sa rencontre! Comme il s’était promis de ne pas céder! Puis, aupremier regard qu’elle lui jetait, toutes ses fermetés se fondaienten incertitudes et en peurs. Il était comme un homme qui jugeraitmiséricordieux l’adversaire qui, après l’avoir terrassé et meurtri,consent à ne point l’achever.

Certains soirs d’attente, au milieu du boulevard St-Germain,quand il marchait, l’oeil au guet, et à petits pas, il étaitaccosté par une ambulante, une blonde triste, qui errait, les mainsdans un manchon et la tête nue. Elle lui disait: bonjour, beaublond! – mais il continuait sa route sans l’écouter. Alors que, nevoyant pas la petite, il revenait sur le trottoir et frôlait ànouveau cette femme, elle le regardait, lui faisait curieusement:eh bien, elle ne vient donc pas? – à force de se croiser ainsi, ilséchangèrent quelques paroles. – Elle était d’ailleurs très – Doucequand elle était à jeun. – Puis Auguste était si malheureux, sienfiévré par tous ces espoirs déçus qu’il laissait échapperquelques plaintes, mais toujours cette fille donnait raison àDésirée. Est-ce que les hommes pouvaient savoir! Les femmes ne fontpas ce qu’elles veulent! Ah! Les hommes! Quels égoïstes! Ilssoupçonnent toujours le mal! ça y était arrivé à elle. Son premieramant l’avait battue parce qu’elle n’était pas exacte et alors ellen’y mettait pas de mauvais vouloir! Il est vrai qu’il la rossaitaussi pour des vices qu’elle n’avait pas encore à cette époque-là.Ah! vraiment, les femmes étaient à plaindre! – et elle défendaitopiniâtrément la petite, sans la connaître.

Ces soirs-là, Auguste retournait chez lui plus réconforté. – Lesjours où il apercevait Désirée, il quittait précipitamment la femmequi s’éloignait aussitôt, recommençant, à vingt enjambées plusloin, sa promenade lente, roulant dans sa gorge de bois le gravierd’une chanson de soldat en marche.

Et les deux amoureux s’essayaient à retrouver les ferveurs, lesravissements qui les laçaient jadis l’un à l’autre; ilss’essayaient à faire renaître l’allégresse des rencontres passées,les voluptés douloureuses des séparations exigées par l’heure. Lesredites qu’ils épelaient maintenant, rataient comme des piècesmouillées; ils demeuraient, l’un devant l’autre, déconcertés ettristes.

Ils finissaient par ne plus souffler mot, écoutaient le refrainqui leur arrivait parfois de l’ambulante en arrêt, remontaient dansla direction du boulevard saint-Michel, sentant leur passion sedétraquer comme un joujou que l’on aurait manié avec des curiositésbrutales d’enfant. Chacun se faisait ses réflexions, une fois seul.- Auguste se disait: ah! Si je l’avais possédée, bien sûr qu’iln’en serait pas ainsi! Elle, au contraire, pensait: ah! Si j’avaiscédé, il n’en serait sans doute ni plus ni moins; j’ai eu une fièrechance de m’en être tirée sans aucun dommage!

Les petites vilenies, les bassesses, les aigreurs, la lie ducaractère qui s’étaient séchés et tus quand l’affection qu’ils seportaient étouffait en eux toute idée de froissement et de lutte,commençaient à se montrer comme se montre, sous la trame usée d’unvêtement, une doublure grossière. – L’obéissance, le dévouementd’Auguste, Désirée ne s’en rendait déjà plus compte.

Au fond, elle était peut-être la plus malheureuse. – Elle sedonnait, malgré tout, tort à elle-même et se gardait bien d’enconvenir devant lui. – Elle lui en voulait d’avoir raison, étaitfurieuse lorsqu’il hasardait un mot qui le lui faisait comprendre,presque méprisante lorsqu’il ne disait rien, semblant croire auxexcuses banales de ses absences.

Il y avait des jours d’ailleurs où elle ne se reconnaissaitplus. – Elle pleurait sans savoir pourquoi, voyait des papillonsnoirs voleter devant ses yeux, souffrait des reins, était fatiguéedes jambes comme une femme qui aurait effectué de longues courses,sautait avec un cri d’alarme lorsqu’un objet quelconque tombant àterre faisait du bruit, s’irritait à propos de tout, répondait àpeine aux questions de son père, aux câlineries de sa soeur. Lemédecin vint, prononça le grand mot d’anémie, et il prescrivit desréconfortants, des quinquinas, des huiles et des fers. Elle avalaces drogues, pendant huit jours, puis elle se lassa et jeta dansles lieux les fioles et les boîtes.

Céline tenta de l’égayer, de secouer cette torpeur, cenonchaloir désolé qui l’abattait sur une chaise, les yeux éteintset les membres lourds. Un jour que Vatard, plus inquiété que jamaispar la pâleur de sa fille, demandait à Céline d’aller chercher lemédecin, celle-ci lui répondit simplement: ce n’est pas la peine,il n’y pourrait rien. Désirée a besoin de se marier; l’herboristene guérit pas ces maladies-là. – Vatard garda le silence, mais ildevint, à son tour, méditant et triste.

Auguste, lui, commençait à relever la tête, à croire qu’ilaurait dû montrer plus de bravoure, plus de vigueur. Ses amis del’atelier, qui étaient forcément au courant de la situation, lepressaient de brusquer la petite. – Vous manquez de poil, disaitl’un. Ah! Bien, elle vous en fera voir de drôles lorsque vous serezmariés! Reprenait un autre. Eh! Secouez-la comme un prunier et, aubesoin, dégradez-y le portrait! Criait le vieux Chaudrut; et touscitaient leurs exemples, des maîtresses qu’ils avaient mâtées enles rudoyant. – Des gifles comme aux enfants qui crient! Et voilàtout! ça allait tout seul après!

Auguste se refusait à user de ces arguments; mais, après biendes irrésolutions, bien des combats, il se décida à lui parlerferme, à l’engueuler même s’il le fallait. Seulement, comme lespoltrons qui veulent se montrer braves, il dépassa, ce soir-là,toutes les bornes.

Désirée fut stupéfaite, si stupéfaite, qu’elle ne trouva pas unmot à répondre. Indignée, elle tourna le dos et, sans pluss’occuper de lui, elle se disposa à rentrer chez elle.

Auguste se tint à quatre pour ne pas la rappeler, la suivre;puis, il eut une berlue, s’élança sur le boulevard derrière elle.Désirée marchait vite. Il s’arrêta, se supplia de ne pas aller plusloin; il reprit sa course et la rejoignit. Il lui demanda pardon,mais elle persistait à ne pas l’écouter. Il voulut lui prendre lebras, elle le retira. Il insistait, l’implorait plus haut. Quelquespassants s’étaient attroupés et ricanaient.

Elle lui dit sèchement: Laissez-moi, vous voyez bien qu’on nousregarde. – Alors, il marcha silencieusement à ses côtés. Quand ilsarrivèrent devant sa maison, il murmura d’une voix tremblante:Désirée, je t’en supplie, écoute-moi, viens demain soir, tu verras.Le vantail de la porte se ferma sur elle.

Il sentit un grand froid. Il lui sembla que toute sa vies’écroulait devant cette porte. Son amour qui se mourait flambaplus fort; il rentra chez lui avec l’inconscience, les balbuties,les haltes chancelantes d’un homme pris de boisson, et, une foiscouché, il en eut le sommeil alourdi, les réveils effarés, lespensées décourageantes.

Pendant toute la journée du lendemain, il éprouva à l’atelier,des secousses, des détentes; il eût voulu crier, l’invoquer àgenoux, la battre. Elle, ne paraissait pas autre que de coutume.Elle manoeuvrait, jacassait, cousait comme d’habitude. Il remarquaseulement une certaine affectation à ne pas le voir.

Le soir, il s’en fut, très agité, au rendez-vous. Il serépétait: elle ne viendra point; c’est ma faute, j’ai eu tort; etil aurait voulu tenir, dans un coin, Chaudrut, ses camarades, lesétrangler, les uns après les autres, se venger ainsi de leurs sotsconseils; puis il cherchait des phrases d’excuses, des formulesd’adoration; il préparait des histoires joyeuses pour la faire rirelorsqu’elle hésiterait à pardonner. – Il faisait sonner l’argentqu’il avait en poche, se proposait de lui offrir des croquets et dela bière.

Et il redevenait très gai, se disant: Tout cela, c’est desbêtises, nous nous aimons; nous allons recommencer nos bonnessoirées d’autrefois; et, il s’arrêtait court, son coeur battait lachamade, il était subitement convaincu qu’elle lui ferait encorefaux bond.

Il reprenait sa marche, la tête basse. – La grande blonde lerencontrait pendant son quart, et, regardant sa figure chagrine,lui disait: eh bien! Les amours, ça ne va donc pas? – Ilétranglait, éprouvait le besoin de crier à n’importe qui sesanxiétés, ses espoirs, de se faire assurer que Désirée viendrait.La femme l’écoutait mais ne répondait rien. – Il la pressa. – Sivous étiez à sa place, n’est-ce pas que vous seriez venue? Ellemurmurait: je ne sais pas! – elle semblait ne pas vouloir lui direcomment elle aurait agi. – Il comprenait et il la poussait à parleravec instances. Elle finit par murmurer: si vous ne l’aviez passuivie hier, elle serait déjà arrivée, maintenant dame! Je ne saispas; elle est sûre que vous tenez à elle, tout ça, ça dépend descaractères, vous comprenez, moi, je ne peux pas vous dire!

Tout à coup Désirée parut. – Elle avait fait halte sur letrottoir en face et considérait, très étonnée, Auguste causant aveccette femme. Elle traversa la chaussée et se plaça derrière eux. Lafille la dévisagea effrontément, puis, sans prononcer un mot, ellepivota sur ses talons et s’en fut faire sonner plus loin la clocheballonnante de son jupon blanc.

Auguste n’eut pas le loisir d’ouvrir la bouche. Désirée lui jetaprécipitamment qu’elle ne continuerait plus des relations avec unhomme qui noçait chez des saletés comme cette femme-là!

Il déclara que c’était faux, que cette créature était une bravefille, qu’il causait avec elle pour tuer le temps, qu’il ne savaitni son nom, ni même l’endroit où elle demeurait, qu’elle exerçaitun métier pas propre, c’était évident, mais qu’enfin elle n’étaitpas mal polie et rosse comme toutes les femmes de sa sorte.

– C’est pour vous tirer de l’argent qu’elle se fait comme cela,dit sèchement la petite.

Mais lui, niait qu’elle l’eût même invité à monter chez elle; ilajouta, pensant que Désirée serait désarmée par cette sympathie:elle est bonne enfant, je t’assure, la preuve, tiens, c’est quelorsque tu ne venais pas, elle te défendait toujours.

L’amour-propre de Désirée saigna sous ce coup. Elle futhorriblement froissée d’apprendre que cette baladeuse était dansleurs confidences et la soutenait alors qu’elle était en faute.Cette sorte de complicité la révolta. Devant sa fureur hautaine,Auguste resta abasourdi; – ce rendez-vous qui devait lesrapprocher, les écarta davantage. Après avoir été blessée dans sonaffection par les doutes et les outrages d’Auguste, Désirée,blessée dans son orgueil, fut intraitable.

Il se rendit enfin compte qu’il avait été stupide; et, exaspérécontre lui-même, il apostropha véhémentement, le lendemain,Chaudrut qui le narguait sur ses amours. – C’est vous qui êtescause de notre brouille avec toutes vos bêtes d’idées, luicriait-il, – Tandis que le vieux, préparant une absinthe, hochaitsa tête époilée, sans interrompre le récit que son camarade luifaisait de ses bévues.

– Faut-il que vous soyez mélasson pour vous être ainsi fourré lagueule dans le beurre! lui dit-il enfin. Fallait laisser croire,tout en niant d’un air pas convaincu, que vous rigolbochiez aveccette dame! Désirée aurait essayé de vous reprendre. ça vous auraitdonné, après deux jours de disputes, huit jours de bon temps! Etdame! Huit jours sans qu’il grêle avec une femme, ça en vaut lapeine! Faut pas faire la bête comme ça, voyez-vous; quand on a dusentiment à en revendre, on bazarde le tout, sans en garder. J’ enai connu, moi, sans compter ma vraie bourgeoise qui est morte, desrâleuses qui vous auraient fiché plus de tapes que de pain si onles avait laissées faire! Minute, Eugénie, faut pas jouer avec lepeuple, v’ là mon plébiscite! Et j’ y cabossais l’urne. Ellechignait raide, comme de juste; mais elle se repliait dans lacuisine et on ne l’entendait plus. Faites comme moi, nom de dieu!Ne vous laissez pas frire! Fichez-moi un coup de soulier dans lapoêle, et vite! Maintenant, vous savez, je vous dis ça moi, çam’est égal; vous pouvez bien vous disputer, tous les deux, commedes architectes, cela ne me regarde pas; ce que j’ en fais, c’estparce que ça m’offusque de voir des hommes mis dans l’embarras pardes morveuses qui ont à peine l’âge! ça me fait mal, c’est plusfort que moi; mais en voilà assez, la messe est dite; m’est avisqu’il serait temps de voir à se la gambiller; et il sortit,laissant son absinthe à payer au jeune homme en échange de ses bonsconseils.

– Ah! que ça aille comme ça voudra, se dit Auguste, très indécissur la conduite qu’il aurait dû suivre, et sur le parti qu’ildevait prendre. Il éprouvait une lassitude de coeur énorme. Toutesces luttes à coups d’épingles, toutes ces déconvenues, toutes cesfroideurs, toutes ces moues, toutes ces rebuffades lui avaientbrisé toute énergie, tout ressort. Il était comme ces gens qui,après avoir ardemment convoité un objet, finissent, un beau jour,avant même que de l’avoir possédé, par n’y plus tenir.

Il regrettait le temps où, désirant une maîtresse, il allait,avec les camarades, se galvauder dans les magasins de blanc duquartier de Montrouge. Quelle tranquillité alors! Quelle existencedénuée de soucis et de peines! Ah! sans doute, après avoir traînépendant quelque temps cette vie, après avoir bu dans le verre detout le monde pendant des mois, il en avait eu assez! Il avait eudes élans, des postulations vers des femmes autres, il avait aspiréaprès une amie qui fût gentille et bonne, il avait rêvé d’unechambre bien close, d’une ménagère dont toutes les penséesconvergeraient sur lui! – à quoi, toutes ces appétences, toutes cesardeurs l’avaient-elles mené? Aux ennuis sans nombre d’une liaisonchaste, aux avanies, aux douleurs d’une passion exaltée par lesobstacles, refoulée, affaiblie et comme usée par un heurtquotidien, par un frottement continu des caractères. – Il seretrouvait aujourd’hui plus seul, plus abattu, plus désorienté quejamais! Il allait maintenant à la dérive, le voyait, n’avait mêmeplus le courage de se rattraper aux branches. Une seule idéesurnageait dans cette débâcle, une idée obsédante et fixe: lemariage. Il voulait, à tout prix, trouver une délivrance, un havre,où il pourrait s’échouer; il songeait après ces bourrasques à unlong repos; et ces pensées le hantaient, surtout depuis qu’il étaitallé voir un ami qui s’était marié. Il était bien heureux celui-là!Il n’avait eu aucun ennui avec sa future! Ils s’étaient épousés,simplement parce qu’ils se plaisaient. Le mari ne gagnait pas plusde cinq francs par jour et la femme n’en rapportait que deux. Ilsn’en étaient, ni moins à l’aise, ni moins contents. – Auguste lesenviait de toutes ses forces, maudissait cette espèced’aristocratie ouvrière, ces hommes comme Vatard, qui, parce qu’ilsont quelques sous et une fille âpre au travail, ne la veulentmarier qu’à un ouvrier hors ligne, et puis, plus il réfléchissait,moins il voyait d’issue à ses amours avec Désirée.

Il apercevait maintenant le fond de l’impasse où il était entré.Il devait ou retourner sur ses pas ou se butter contre les murs. -Découvrir un emploi plus lucratif que le sien? Il n’y fallait plusprétendre. Il avait, par tous les moyens possibles, tenté deremplir l’office de voiturier, dans une maison de brochure, unebonne place celle-là! Soixante francs par quinzaine, le profit dufumier vendu, les pourboires cachés, les rabiaus sur le fourrage,les petits bénéfices chez les éditeurs pour porter, le dimanche,leurs prospectus aux bureaux de poste. – Partout il avaitéchoué.

Un jour ou l’autre, son salaire pourrait s’augmenter un peu,mais ce serait tout. En travaillant d’arrache-pied, il touchait, enmoyenne, quatre francs quatre-vingts centimes par jour. Il sefaisait donc un gain presque égal à celui de son ami. Il occupaitson temps à comparer sa situation à la sienne. – Il retournait voirsouvent ce camarade, passait la soirée avec ses parents, et lasoeur de sa femme, une blondine de dix-huit ans, qui avait dejolies lèvres, des dents blanches comme des quartiers de noixfraîches, et qui les découvrait soudain, riant, avec de jolistintins quand elle battait toute la tablée au rheimps.

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