Les Sœurs Vatard

Chapitre 9

 

Les deux mains derrière la tête, Désirée pêchait délicatementavec ses doigts des épingles à cheveux dans le paquet tremblant desa tignasse. Tout en les posant les unes à côté des autres, sur lefaux marbre de la cheminée, elle songeait aux folies-Bobino, à larue noire où Auguste l’avait embrassée; ses yeux se noyaient, unfrémissement lui courait le long du dos au souvenir des chaleurshumides qui avaient touché sa bouche. Qu’elle eût bien ou qu’elleeût mal fait de se laisser serrer de près ainsi par un homme, iln’en était pas moins vrai que ces bêtises-là, dans l’obscurité,produisaient de singuliers troubles. Seulement, toutes ces délicesn’allaient plus durer. Vatard avait écrit, le matin même, que sasoeur hésitant à mourir il allait reprendre le train et retournerchez lui. La situation devenait fâcheuse; Céline s’en moquait pasmal, tout lui était permis, à elle! Elle déguerpissait du logis,les mâchoires encore émues, et le père la laissait libre; maisjamais, au grand jamais, il ne consentirait à ce que son autrefille prît son envolée après la soupe. Elle avait bien cetteressource dont profitent les ouvrières empêtrées de familles peuaustères, mais pratiques, qui les viennent chercher à la sortie,pour les prendre sous le bras et les ramener sans casse chez elles;celles-là sortent pendant le jour, avec leurs amoureux, et nerentrent à la boutique que dix minutes avant le moment du départ;mais si la contre-maître fermait les yeux sur ces pillagesquotidiens des heures, parce que celles qui se les offraientétaient des coureuses et des propres à rien, elle n’accepteraitcertainement pas que l’une de ses premières ouvrières allât sefaire brasser, toute une journée durant, par un homme, dans uncabaret ou dans un garni. à coup sûr, elle avertirait Vatard. Lessoirées de veille seraient, à la vérité, plus commodes. Elles’échapperait de la maison Débonnaire, à sept heures, et, au lieude retourner chez elle, elle irait dîner avec Auguste et nereviendrait pour s’atteler à la tâche qu’à onze heures du soir. Letruc avait des chances de réussir, son père croyant qu’ellemangeait à l’atelier, la contre-maître qu’elle allait dîner chezson père; mais depuis quelque temps les commandes faiblissaientdans la brochure et les veillées se faisaient rares.

A envisager la question de tel ou de tel côté, les réunions avecAuguste deviendraient forcément de plus en plus rares, à moins quele jeune homme ne la demandât en mariage et que, suivant sespromesses de ne pas contrarier sa fille, Vatard la laissât libre dese faire épouser par le premier venu; mais c’était peu probable;Désirée aurait bien des arguments à faire valoir: jamais un garçonne lui plairait davantage; il était le seul homme qui la tentait;ses yeux la bouleversaient et ses mains quand elles serraient lessiennes lui faisaient monter le sang à la tête. – Son pèrerépondrait que le don de piper les femmes avec des clins d’yeux neconstituait pas chez un homme des qualités suffisantes pour faireun bon mari. -il dirait crûment, entre deux bouffées de pipe: c’estun détestable ouvrier que ton amoureux, c’est un bricoleur et unfaignant. Auguste n’était pas un ivrogne, c’est vrai; lorsqu’unenouvelle bibine s’ouvrait dans le quartier et que le patron, enquête d’une clientèle, annonçait qu’il donnerait pour rien à boire,de telle à telle heure, tous les ouvriers, au guet de ces aubaines,filaient; lui aussi d’ailleurs, mais il revenait avant les autresquand il avait dans le ventre une chopine ou deux. – C’était unmauvais ouvrier, mais c’était aussi un mauvais buveur.

Il était néanmoins évident que cette dernière circonstance nesemblerait pas atténuante au vieil homme, et puis il y avait encoreune autre question; rien ne prouvait qu’Auguste fût disposé à lademander en mariage. Plus Désirée pensait à cette situation et pluselle devenait irrésolue. à supposer qu’elle dise franchement à sonamoureux: Auguste, voulez-vous vous marier avec moi? Et que lui nerépondît pas, alors tout était fini entre eux, et, à moins qu’ellene consentît à faire des bêtises, il ne lui restait plus qu’àl’inviter à passer désormais son chemin. -elle eut les paupièresmouillées, en songeant que, le soir, elle resterait, seule, chezelle; avant qu’elle n’eût connu ce garçon, elle ne pensait pas às’amuser; aujourd’hui, elle avait soif des câlineries d’un homme,des promenades à deux, des rires s’allumant dans les yeux qui secroisent. Elle s’apercevait pour la première fois que la maison deson père était triste comme un bonnet de nuit.

Le seul parti qu’elle eût à prendre, en attendant, c’était de semettre sous la bâche, comme le disait élégamment sa soeur alorsqu’elle était d’humeur gaillarde; mais elle eut beau se tourner lenez contre le mur, faire de subites volte-face de l’autre côté,s’étendre en long, se contourner en chien de fusil, pousser dessoupirs, des ho, des ha, bâiller, les mêmes idées lui trottaientpar la cervelle, le sommeil ne venait point.

Sur ces entrefaites, la clef tourna dans la serrure et Célineentra.

Depuis une quinzaine de jours les deux soeurs causaient peu;quelques mots, le soir, en se couchant, quelques mots, le matin, enenfilant leurs bas, et c’était tout. Mais ni l’une ni l’autren’avait envie de dormir cette nuit-là, elles grillaient aucontraire du désir de causer; elles reprirent leurs conversationsd’autrefois comme si toutes les rancunes et toutes les querellesqui les divisaient avaient pris fin.

Céline était d’ailleurs dans un drôle d’état. Les nerfs enmouvement et la langue sèche, elle arpentait la chambre de long enlarge. Elle avait des feux sur les pommettes et des lueursmouillées dans l’oeil. Désirée lui demanda si elle avait la fièvre,elle eut un rire silencieux.

– Ça y est, dit-elle.

– Quoi? répondit l’autre.

– Eh bien mais, je suis sa maîtresse!

– Tu ne l’étais donc pas! S’écria Désirée stupéfaite.

– Non, imagine-toi, Cyprien n’osait pas. J’aurais pu me fâchers’il avait été loin, tout de suite, j’aurais pu me rebéquer et luidire: pour qui me prenez-vous? Ah! Ma chère, c’est égal, il ne fautpas en vouloir aux hommes qui se trompent en étant convenables! Ily en a tant qui ne le sont pas! Mais c’est égal, ça devenaitassommant tout de même! Je ne pouvais pourtant pas lui faire desavances, lui crier: mais, bête, vas-y donc, je suis ici pour cela!J’aurais eu l’air de qui? Je te le demande! J’en avais pris monparti, j’attendais qu’il se mît à bouillir. – Je t’en fiche, il nebougeait pas. Je lui avais dit, une fois: j’ai un busc dans moncorset qui me gêne. Sais-tu ce qu’il m’a répondu? – Eh! Bien mais,il faut l’enlever, ma chère enfant, -et j’étais passée dans sachambre à coucher, comptant bien qu’il me suivrait pour m’aider,ah! Bien ouich! Il continuait à mettre du jaune sur des arbres. -J’étais furieuse, tu comprends, j’avais délacé mon corset, et, pourne pas avoir l’air d’une imbécile, j’ai été obligée de l’envelopperdans un journal et de le rapporter sous mon bras.

Aussi j’ étais décidée à tout, ce soir. Voilà huit jours que jemets, toutes les après-dînées, mes bottines du dimanche, pour allerchez lui, celles qui me chaussent bien, mais qui me font mal auxpieds. C’était plus une vie, à la fin du compte!

Écoute un peu comment je m’y suis prise. Quand je suis entrée,Cyprien était devant son tableau, avec une lampe et une machinettedessus qui rendait la pièce très sombre et sa toile très claire. Ilpeignait une femme, en balade, le soir. Il m’a embrassée, mais ilne s’est pas dérangé, il a continué à poser du rouge sur les lèvresde sa femme. Je l’aurais tué! Je me suis dit: ça va claquer; jecrache sur le mastic, moi, j’en ai assez; et puis j’ai réfléchiqu’il valait mieux ne pas brusquer les hommes timides, et commej’étais embarrassée de mes mains et que je cherchais quelque choseà dire, j’ai tripoté ses tubes, je m’amusais à les dévisser et àles faire juter sur sa palette. Je me suis fourré de la couleurplein les doigts; alors il m’a emmenée dans son cabinet detoilette, un petit cabinet grand comme un mouchoir, et il m’a verséde l’eau dans une cuvette. – Nous étions forcément serrés, l’uncontre l’autre, puisqu’il n’y avait pas de place; je lui jetais desgouttes avec les ongles, en riant; il a crié: finis ou jet’embrasse! – J’ai continué, il m’a prise à bras-le-corps et,pendant que je me débattais, il m’a collé une douzaine de baisersde tous les côtés de la tête.

Il me tenait par la taille lorsque nous sommes rentrés dansl’atelier, et puis, quand il a été assis sur son tabouret, je mesuis mise sur ses genoux, je lui ai enveloppé le cou avec les bras,et comme j’avais la bouche près de son oreille, je lui ai soufflédu chaud là dedans. – Je glissais sur ses genoux qui tremblaient,nous ne parlions plus; seulement il y avait dans la pièce un sacrévieux meuble qui pétait à tout moment; tu n’as pas idée commec’était agaçant! J’ étais lourde tout de même, il avait les jambeséreintées, j’allais tomber, il m’a retenue avec les mains; il avaitdes yeux qui flambaient, de la sueur au front, et l’on ne voyaitplus que le petit bout de ses dents entre ses lèvres. Je me suisdit: toi, tu es fichu! Il a fini par m’embrasser vite, là, sur lecou, près des frisettes qu’il mordait en grognant; j’ai retourné unpeu la tête, nous nous sommes touché le nez et la bouche; il avaitles yeux qui se fermaient et se rouvraient, l’air égaré; bref, j’aidégringolé en me cramponnant à lui. Ce qui est embêtant, dans toutcela, c’est que j’ai un des cerceaux de ma crinoline qui s’estrompu; mais baste! ça n’est rien; ce qui est drôle tout de même,c’est que ce bonhomme, qui était froid comme une glace, était aprèsça comme un chien qui a retrouvé son maître! Il n’y avait plus detranquillité possible avec lui! Il allait, il venait, ilm’embrassait, v’ lan! Sur le nez, v’ lan sur les yeux, sur labouche en plein! Ah! Je te prie de croire qu’il avait perdu toutesa timidité, et qu’il se moquait bien de son tableau, à cemoment-là!

Au fond, il était devenu aussi enragé qu’Anatole. Il n’y mettaitpas plus de façons; il m’appelait « poulette » avec le même ton quel’autre avait quand il me disait « ma gosse ». C’est étonnant commetous les hommes se ressemblent! Je suis sûre que l’empereur, quandil était dans leur position, ne faisait pas autrement qu’eux; ilsont tous la manie de vous prendre la tête entre les mains et del’embrasser avec des lenteurs; enfin!

Ah! et puis, tu sais, il a eu l’air de s’apercevoir que ma robeétait usée; il est probable qu’il m’en achètera une; je compteaussi sur un chapeau, car j’ai bien vu que ça le vexait que jevienne toujours en cheveux. Il y a justement au Bon Marché desétoffes superbes, rayées, bleues et noires; on en ferait une robeserrée, une de ces robes comme en a Rosine, qui font un bruit defeuilles lorsque l’on marche. Seulement, ça coûte cher; enfin, tantpis, j’en veux une comme celles-là. C’est Rosine qui rageralorsqu’elle me verra aussi bien nippée qu’elle!

– Mais, hasarda la petite, il ne doit pas être riche s’il estpeintre, ton monsieur; il ne pourra peut-être pas te payer une robeaussi belle?

– Laisse donc, reprit l’autre, Cyprien doit avoir de l’argent,car il a chez lui un tas de vieilleries! Moi, je n’en donnerais pasdeux sous, mais je sais bien que ça vaut de l’argent, et puis il seprivera sur autre chose, voilà tout! Ensuite, ça m’est encore égal,il me donnera au moins l’étoffe et je ferai la façon moi-même. Ahçà, eh bien, et toi, où en es-tu avec ton homme?

Désirée lui raconta la soirée. – C’est très gentil tout ça,reprit Céline, mais ce n’est pas sérieux! Joue pas ce jeu-là, mafille, tu y gâterais tes jupes! Voyons, sincèrement, où veux-tu envenir avec Auguste?

La petite ne répondait rien. – Tu n’as pas envie d’être samaîtresse, n’est-ce pas? Eh bien alors, il faut que tu prennes unparti. Tu ne peux pas rester ainsi, car enfin, est-ce que l’on peutprévoir? ça n’oblige à rien, on se promène, on est calme, puis unerisette vous court dans le haut du buste et descend, -va te fairefiche, on est propre! Si les hommes savaient, on serait perdueavant qu’ils ne croient que c’est possible! Mais ils sont si bêtes!Ils ne se doutent de rien, la plupart du temps; c’est pas quand ilsattaquent qu’il faut se défier d’eux, c’est lorsqu’ils ont des airsattendris, qu’ils vous serrent le coude, qu’ils vous font mal auxmains sans le vouloir. Tu n’es pas comme moi, je le sais, maisprends garde tout de même. On dit que c’est les soirs d’orage,c’est encore des blagues! ça dépend de quoi? De ce que l’on amangé, de ce que l’on a bu, de la fatigue pas reposée de la veille,de la manière dont on marche, des mots qu’ils chuchotent, de toutet de rien enfin! épouse- Le ou fourre- Le dehors, il n’y a pas demilieu. – Voyons, pense un peu, papa sera de retour demain; Augustedeviendra très dangereux, car tu ne le verras plus que de loin enloin; tiens, veux-tu que je lui parle, moi, si tu as peur? Ce seraclair et net. – Voulez-vous du mariage? Oui, – Allons-y, bel homme;vous n’en voulez pas? – Des mouchettes alors; vous faites de lapoussière dans la chambre, je vas vous épousseter. – Ça te va-t-il?Mais réponds donc, tu es là comme une empotée qui n’entendraitrien!

Désirée était mal à l’aise; elle balbutia: je sais bien, voilàune heure que je me répète ce que tu me dis; tu as raison, maisd’abord il faudrait savoir si le père voudra d’Auguste. – Ah! ça,c’est autre chose, s’écria Céline un peu interloquée par cetteobservation qu’elle n’avait point prévue; mais l’important, c’estde savoir d’abord si ton amoureux a des intentions honnêtes. Jem’en charge; – et Céline dressa son plan de campagne, hésitantentre une explication immédiate avec le jeune homme et une autreidée qui lui était venue, en éteignant la lampe: patienter plutôtjusqu’au moment où Auguste, enragé de ne plus voir sa soeur qu’à derares intervalles, serait assez affamé pour subir toutes sesvolontés et tous ses caprices. – Et puis conclut-elle, j’ai bienmis mon peintre au pas, j’ y mettrai bien Auguste; et elles’endormit sans même s’être doutée qu’elle était dans l’erreur laplus complète.

D’abord, elle n’avait jamais mis Cyprien Tibaille au pas. Cegaillard-là ne péchait point par timidité, comme elle le croyait.Quand il l’avait connue, il était malade et, dans leur intérêt àtous les deux, il attendait qu’il fût complètement remis pourcommencer l’attaque.

C’était d’ailleurs un homme dépravé, amoureux de toutes lesnuances du vice, pourvu qu’elles fussent compliquées et subtiles.Il avait, à la grâce de Dieu, aimé des cabotines et des graillons.Frêle et nerveux à l’excès, hanté par ces sourdes ardeurs quimontent des organes lassés, il était arrivé à ne plus rêver qu’àdes voluptés assaisonnées de mines perverses et d’accoutrementsbaroques. Il ne comprenait, en fait d’art, que le moderne. Sesouciant peu de la défroque des époques vieillies, il affirmaitqu’un peintre ne devait rendre que ce qu’il pouvait fréquenter etvoir; or, comme il ne fréquentait et ne voyait guère que desfilles, il ne tentait de peindre que des filles. Au fond même, iln’estimait vraiment que l’aristocratie et que la plèbe du vice; enfait de prostitution, le bourgeoisisme lui semblait odieux par-Dessus tout. Il raffolait de la tournure des filles du peuple, deleurs airs canailles et provoquants, de leurs gestes mettant à nudes plaques de chairs, sous le caraco, alors qu’elles lapaient duvin ou mangeaient de caresses la face ribotée de leurs hommes. Ilraffolait plus encore des dépravations des ravageuses de hautelice; leurs senteurs énergiques, leurs toilettes tourmentées, leursyeux fous, le ravissaient. Son idéal allait même jusqu’àl’extravagance. Il souhaitait de faire du navrement un repoussoiraux joies. Il aurait voulu étreindre une femme accoutrée ensaltimbanque riche, l’hiver, par un ciel gris et jaune, un ciel quiva laisser tomber sa neige, dans une chambre tendue d’étoffes duJapon, pendant qu’un famélique quelconque viderait un orgue debarbarie des valses attristantes dont son ventre est plein. Son artse ressentait forcément de ces tendances. Il dessinait avec uneallure étonnante les postures incendiaires, les somnolencesaccablées des filles à l’affût et, dans son oeuvre brossée à grandscoups, éclaboussée d’huile, sabrée de coups de pastel, enlevéesouvent d’abord comme une eau-forte, puis reprise sur l’épreuve, ilarrivait avec des fonds d’aquarelle, balafrés de martelages furieuxde couleurs, s’invitant, se cédant le pas ou se fondant, à uneintensité de vie furieuse, à un rendu d’impression inouï. Il étaitélève de Cabanel et de Gérôme, mais ces deux perclus avaient envain essayé de lui inculquer la pacotille de leurs formules. Ilavait au plus vite craché sur ces rapiotages; il avait fait escaleaussi chez les paysagistes en renom. Ils avaient poussé des cris dedétresse devant ses théories. Ses vues de barrières, ses jardins dela rue de la Chine, ses plaines des gobelins, ses guinguettes àvices, ses sites souffreteux et râpés l’avaient fait honnir. Ayantmême déclaré, un jour, que la tristesse des giroflées séchant dansun pot lui paraissait plus intéressante que le rire ensoleillé desroses ouvertes en pleine terre, il s’était fait fermer la porte desateliers honnêtes.

Il va sans dire que Céline n’avait jamais rien compris aucaractère d’un homme si excellemment désorganisé. Lui, la prenaitpour ce qu’elle valait. Elle lui plaisait, bien qu’elle fût sansoutrance et sans mystérieux ragoût; mais il avait besoin pour untableau d’une fille populacière, râblée, solide, d’une gotonlubrique, propre à vous tisonner les sens à chaque enjambée. Ilméprisait avec raison ces modèles qui vautrent leurs nudités lavéesdu matin, dans l’atelier de chaque peintre. La Vénus de Médicis,pour se servir de son expression, lui semblait imbécile; iln’admettait point que l’on posât dans un mouvement convenu, unefemme fabriquée avec les bouts de corps de cinq ou six autres; ilfallait, selon lui, la saisir, la peindre, alors qu’elle ne s’yattendait pas, et quand, sans emphase apprêtée de gestes, elle setraînait ou sautillait avec la tristesse ou la joie d’une bêtelâchée sans qu’on la surveille! Au fond, la fille, jeune et vannée,au teint déjà défraîchi par les soirées longues, les seins encoreélastiques, mais mollissant et commençant à tomber, la figurealléchante et mauvaise, polissonne et fardée, l’attirait. Célineavait, à défaut de ces salaisons de vices qu’il savourait sifriamment, une mobilité des traits, des hauts de corps quil’amusaient. Elle n’était pas très bien bâtie, ayant, comme sasoeur, la taille ramassée et courte; mais cela lui importait peu àlui qui n’avait comme idéal que de créer une oeuvre qui fût vivanteet vraie!

Les formes irréprochables des tableaux dits de nu, avec leurmodèle en serpent, sur un canapé, ou debout avec une jambe un peupliée, une peau sans granules, crémeuse, bombée sur le devant d’unegorge ronde et crêtée de rose, l’horripilaient. Les anciens avaientréussi cela mieux qu’on ne le réussirait jamais! Leurs souliersétaient éculés aujourd’hui, il fallait en fabriquer d’autres! Ileût fait la femme en chair, lui, fanée comme la plupart de cellesqui ont eu des enfants ou qui ont abusé des alcools et des luttes,il l’eût faite avec des seins lâches, un oeil qui fait feu, unebouche qui mouille! Mais il aimait peu les nudités, préférant lesattitudes si joliment incorrectes des parisiennes, s’attachantsurtout à peindre les histrionnes d’amour, dans les lieux où ellesfoisonnent: bâillant, le soir, devant le bock d’un concert; enpiste à la table d’un café; en chasse sur l’asphalte, riant à toutevolée, pour une bêtise; se faisant dormantes pour ne paseffaroucher les timides, désintéressées et câlines pour les mieuxgruger; s’injuriant et braillant, la trogne en l’air, par jalousieou par pochardise.

Le jury s’empressait de refuser ses toiles au salon de chaqueannée et le public ratifiait ce jugement en ne les achetant pas.Lui, ne se décourageait guère, mangeant les trois cents francs derente qu’il avait par mois, parcourant les quartiers excentriques àla poursuite des femmes qui ginginaient des hanches.

Mais, comme il le disait avec rage, il lui eût fallu une sommeronde pour fréquenter les mercenaires de haut parage et les peindretelles qu’elles sont, dans leurs boudoirs plafonnés de soie, avecleurs robes de combat et leur canaillerie frottée de grâce. Jamaisil n’avait pu réaliser son rêve. Faute d’argent, il en était réduità ne peindre que les dessertes des tables, le vice à bonmarché.

Le champ était large encore, et il le défrichait à mesure. Puisil eut, le lendemain de sa prise en possession de Céline, une joie;il découvrit que, lorsqu’elle était rendue de fatigue et dormassaitsur le divan, elle prenait des allures de haute grue qui se pâme.Elle devenait extraordinairement tentante avec la dégringolade deses cheveux paille sur un coussin, sa croupe tordue, une jambejetée en l’air et l’autre pendante sur le bas du meuble. Il mitalors à exécution l’un de ses projets. Il déambula au travers dutemple et des boutiques de marchandes à la toilette et il acheta unlot de bas de soie. Il revint chez lui, très enthousiasmé, etexamina son emplette à la lumière. Il y en avait de toutes lescouleurs et de toutes les nuances, des simples et des brodés, desbas qui avaient dû valoir, étant neufs, les uns de vingt à trentefrancs, les autres de trente-cinq à soixante francs. Cinquantecentimes de nettoyage chez le teinturier et il en serait quitte.Céline arriva sur ces entrefaites et poussa des cris de merluche àla vue de ce déballage. L’autre les tendait, les retournait, lesfaisait papilloter aux bougies qui griffaient d’éclairs leur indigofoncé brodé de rouge- Sang, leur turquoise rayée de gris, leursdamiers cramoisis et soufre, leur maïs, leur mauve, leur noirfenestré de blanc; mais ce qui le faisait exulter davantage,c’étaient deux paires: l’une d’un superbe jaune-citron, l’autred’un orange fumé, ajourée comme une dentelle, sur le cou-de-pied,pour laisser percer en sourdine la blancheur des chairs.

Céline voulait les mettre de suite. Il eut toutes les peines dumonde à lui faire comprendre qu’ils étaient sales, qu’il fallaitattendre au moins qu’ils fussent lessivés; puis il ne sut résisterlui-même au bonheur de voir leur effet sur la peau, et il luienfila les bas orange qui montèrent jusqu’au milieu des cuisses.Céline était ravie. – Donne-m’en une paire, dit-elle câlinement. -Alors il eut l’habileté d’un prestidigitateur qui vous force àprendre une carte parmi les autres, et il lui fit choisir la paired’un bleu pâle barré de gris-perle qu’il avait trouvée endouble.

Deux jours après, Céline commençait à devenir amoureuse deCyprien; lui, ne recevait pas encore de coups de poing dansl’estomac quand, l’heure du rendez-vous étant sonnée, ellen’arrivait pas.

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