Les Sœurs Vatard

Chapitre 16

 

Quand Céline eut achevé sa robe et qu’elle l’essaya, elles’ébaudit comme une toquée, sauta dans la chambre, se démancha lecou pour se regarder le dos, se trouva une tournure ravissante,voire même un certain chic. Cyprien eut moins d’enthousiasmelorsque, jaillissant dans son atelier, elle se campa devant lui enquête de compliments. Il se borna à lui faire observer que cetterobe ne lui avantageait pas la taille, que l’autre, tout éliméequ’elle fût, la moulait mieux, la rendait plus onduleuse et plusployante.

Ces remarques, formulées d’un ton convaincu, produisirent àCéline l’effet d’une paire de gifles. Elle demeura abasourdie, puiselle lui lança une réponse aigre. Comme il n’était pas en veine dedisputes, il se borna à lui déclarer qu’il s’était moqué d’elle. -Elle reprit alors sa bonne humeur et se pavana de nouveau, trèssatisfaite, devant une glace.

Cette robe devint un perpétuel sujet de discussions etd’injures.

Céline arrivait le dimanche matin, disait: je m’aboule pour unebalade. – Lui, continuait à prétexter des travaux pressés,s’ingéniait, ainsi qu’il se l’était promis, à ne pas la suivre.Alors elle s’allongeait sur le divan, grommelait, remuait, jusqu’àce qu’impatienté de ces manigances, il consentît enfin à lasortir.

Elle voulait se promener dans des endroits bien, aux tuileries,aux champs-élysées, quelque part où elle pourrait montrer sa robe.Il s’y refusait, proposait d’aller au moulin de la galette, àMontmartre, sur le boulevard d’Italie, près des gobelins, dans unquartier bon enfant où il pourrait fumer sa pipe.

– C’est pas la peine d’avoir une robe neuve pour visiter desendroits comme ceux-là, répliquait Céline.

Il répondait: – Pourquoi n’as-tu pas mis celle de tous lesjours?

– Merci! eh bien quand donc alors que je ferais prendre l’air àma jupe propre, si c’était pas le dimanche?

Il tenta de lui faire comprendre qu’il n’y avait pas de raisonpour se mieux habiller le dimanche que les autres jours. Il sebutta contre un entêtement de borne.

Une après-midi, il se décida pourtant à la traîner auxchamps-élysées. Il la fit asseoir dans la poussière sur une chaise,le dos tourné à la chaussée, et ils regardèrent cette tiolée denigauds qui s’ébattent dans des habits neufs, de la place de laconcorde au cirque d’été. Il eut des écoeurements à voir houler cetroupeau de bêtes. Elle, arrondit des yeux énormes, s’imaginantqu’on admirait sa vêture, son maintien, ses charmes.

Il jura bien de ne plus la conduire dans cette foire auxtoilettes, et il la remorqua sur des bateaux-mouches jusqu’à Bercy,l’emmena près de la place Pinel, derrière un abattoir, lui vanta,sans qu’elle sût s’il se moquait d’elle, la funèbre hideur de cesboulevards, la crapule délabrée de ces rues.

Tout cela la réjouissait fort peu, – elle n’avait nul besoind’un amant propre pour aller voir ces quartiers sordides! Il leurétait décidément bien difficile de s’entendre. Elle devenait sansindulgence pour ses lubies d’artiste, et il avait des désirs de lafuir, quand, avec ses manières de fille du peuple, elle ne pouvaitsupporter les gens à lorgnon, examinait le doigt de chaque femmeassise à côté d’un homme pour voir si elle avait l’anneau et disaittout bas à Cyprien: – Elle n’est pas mariée, tu sais!

Et pourtant, certains jours, il était harcelé comme par unremords. Il se promettait d’être plus aimable pour Céline et il laprenait dans ses bras lorsqu’elle entrait chez lui, jouait avecelle comme avec une jeune chienne, fumait une cigarette qu’ils separtageaient bouffées par bouffées, et, assis près du poêle, il lalaissait narrer les histoires de sa famille, les débats qu’elleavait eus avec ses camarades.

Quelquefois elle exhalait de gros chagrins, pleurait à petitscoups et Cyprien, malgré sa résolution d’être calme, finissait parla piquer de mots aigus. Elle lui répondit, une fois qu’il lasuppliait de réserver ses larmes pour les jours où elle neviendrait pas chez lui: – A qui veux-tu que je raconte mes peinessi ce n’est à toi?

Mais, où leur amour craquait, c’était par ces jours de grandetourmente quand le peintre s’habillait pour aller à une soirée ou àun bal. Pour elle, un salon était une sorte de bastringue de luxe,où on levait des femmes. Il avait beau lui dire: mais ce n’est pascela! – Elle hochait la tête d’un air défiant, et la haine de laplébéienne pour la femme bourgeoise éclatait avec des mots crus. Lecoeur gros, elle aidait son amant à se parer, rôdait autour de lui,admirant sa cravate blanche et son habit à queue d’aronde,considérant avec respect son chapeau à claque, le faisant détonneret s’aplatir, s’extasiant sur la doublure de soie noire, sur leslettres en or qui y étaient cousues.

Ces soirs-là, elle voulait à toute force coucher chez lui, afind’être plus sûre qu’il reviendrait, et elle ne comprenait rien auxfureurs du peintre qui, contraint à se rendre chez des gensdisposés à lui acheter ses toiles, sacrait comme un charretier, sedébattant contre les boutons de ses gants, contre l’empois de sonlinge. Elle lui disait: – N’y va donc pas! – Tu verras, nous nousamuserons! – Et Cyprien criait exaspéré: -eh que diable!T’imagines-tu donc que c’est pour mon plaisir que je vais dépenserdeux francs de voiture et m’embêter chez des bourgeois! Mais elleripostait: laisse donc, je m’en doute bien, tu vas retrouver desfemmes. – Eh bien, j’aimerais mieux ça, finissait par répondre lepeintre. – Alors elle le tapait furieuse; il finissait par s’aigrirparce qu’elle lui froissait sa chemise, et il partait accablé parla perspective de rester, deux ou trois heures debout, sans fumer,auprès d’une porte.

Il ne dansait ni ne jouait, avait l’air d’un imbécile, faisaitpartie de cette lamentable cohue de gens qui contemplent lesplafonds et, pour se donner une contenance, vérifient, toutes lesdix minutes, l’attitude de leur cravate. Généralement il seréfugiait dans la salle des joueurs, où des hommes ignorant commelui les délices des cartes et des danses, soupirent, regrettantleurs pantoufles et leur coin du feu, songeant qu’ils ne pourrontplus appareiller un fiacre et devront traîner à leur bras, dans unquartier lointain, une femme agacée et lasse.

Il s’esquivait le plus tôt possible, rentrait et, quelqueprécaution qu’il prît, Céline se désendormait et l’interpellaitavec rage.

– Tu sens la poudre de riz! Tu m’en as fait, j’ en suis sûre, -et elle clamait: – va donc, va donc les retrouver tes filles dumonde! Ah oui! Elles sont chouettes! C’est rien que de le dire! Dejolies carcasses avec leurs airs godiches et les bassins qu’ellesont dans les épaules! Faut voir ça, le matin, quand ça se réveille!En v’ là du joli taffetas! ça tousse, ça geint, ça avale de l’huilede foie de morue, ça se loue de la santé à la petite semaine!

Et quand il essayait d’interrompre ce flot de grossièretés, elledéjectait, plus furieuse:

– Je sais ce que je dis, tiens, bougre de bête! regarde-moi, iln’y a pas de toilettes, il n’y a pas de bijoux qui tiennent! Sielles étaient là, comme moi, en chemise, ah bien ça en serait unefête! Tu verrais! Elles ne nous valent pas! Non elles ne nousvalent pas, quand elles n’ont plus tous leurs affutiaux c’est desfanées, t’entends? Et elle tapait sur sa gorge qui était charmante,criait: hein? V’ là qui les dégotte! Gesticulant, dans le lit, lesyeux en braise, les cheveux croulant comme une gerbe de paille surses épaules nues.

Enfoui dans un fauteuil, Cyprien fumait des cigarettes sansrépondre. Il fut obligé, pour avoir la paix, de la menacer de neplus rentrer du tout, ces soirs-là. Alors elle se tut, mais elleavait des tressauts, des commencements d’attaques de nerfs, elleétait plus incommode encore que lorsqu’elle se dressait et aboyaitdevant lui.

Il adopta un autre système. Il lut, la laissant se démener, setordre, déchirer son mouchoir avec ses dents.

Son indifférence eut pour résultat de faire cesser ces crises;devenue tout à coup dolente, mais bénigne, Céline s’ingénia, partous les moyens possibles, à plaire à son amant, à s’en faireaimer.

Lui voyant toujours peindre des figures maquillées, un soirqu’il était absent, elle se secoua sur la tête une houppe à poudre,s’enfarina le nez, prit un crayon de pastel et se farda de rouge.Cette peinturlure exécutée sans habitude et sans goût la fitressembler à une femme sauvage. Le peintre se mit à rire quand,rentrant, il la vit ainsi bigarrée; elle se fâcha, se mit à pleureret elle s’essuyait avec ses doigts, écrasant les couleurs sur sesjoues, barbouillée et grotesque, les mains tachées, les lèvresfraîches, malgré tout, dans ce gâchis de boue rose.

Alors elle désespéra de réduire cet homme. Il était cependantdevenu plus bénévole et plus patient. Pourvu qu’elle ne gémît ou necriât point, il s’estimait heureux. Une sincère commisération luiétait venue pour Céline; seulement il s’aperçut au bout de quelquetemps qu’il avait tort de n’être plus sur le qui-vive. Céline avaitun coeur d’or, mais elle avait besoin d’être mâtée; ne sentant plussa laisse, elle redevint comme naguère, plus turbulente, plusrebiffée.

Cette sorte d’amitié craintive qu’elle éprouvait pour le peintrecommençait à tourner d’ailleurs. La fierté qu’elle avait eue àposséder pour amant un monsieur bien s’était évanouie. L’attraitd’un amour nouveau était perdu. Elle pensait maintenant aux fêtesde ses vieilles liaisons; les jours de tumulte, quand, après avoirjappé aux oreilles du peintre, elle râlait à bout de voix, affoléepar son silence et son mépris, elle revenait à Anatole.

Cet homme qui l’avait si profondément blessée en la quittantsans lui avoir laissé la satisfaction de partir la première, luiapparaissait maintenant comme un beau luron, comme un joyeuxcompère. Les rigolades à la bonne franquette qu’ils s’étaientdonnées, l’enchantaient, avec leur douceur ranimée d’une souvenancelointaine; les brutalités dont il les salait parfois ne larépugnaient déjà plus; elle les excusait comme les inévitablessuites d’une passion sincère. Il l’avait exténuée par sesviolences, et par ses rapines, mais, somme toute, il valait mieuxque Cyprien. Avec lui, au moins, on riait, on disait zut! Quand onvoulait; on sautait dans la rue, on rossignolait, on cancanait, onlichotait, il n’y avait ni tenue ni gêne. Et puis, après tout, ellen’avait guère gagné au change. Cyprien ne lui donnait pas de quois’entretenir; l’autre, il est vrai, la pillait, mais enfin, coûteque coûte, pour accepter cette vie de déboire encore aurait-ilfallu des compensations! De l’argent? Pas. – Des joies à en bâillercomme avec Anatole? Pas. – Des caresses, des câlineries, desattentions même? Pas davantage! Ah! Anatole pouvait la poursuivremaintenant le soir, elle n’aurait certes plus réclamé l’assistancedu peintre!

Elle arrivait peu à peu à ce point où l’on souhaite, tout en nepossédant pas encore les moyens matériels de le faire, de tromperl’homme avec lequel on vit, de se venger de ses dédains ou de sesbontés, de prendre une revanche. – Ces désirs devinrent plusarrêtés, plus vifs, un certain dimanche. Après une lutte de plusd’une heure, elle avait brisé Cyprien qui la sortit. Ils setiraillaient au bras l’un de l’autre, dans la rue. Il lui jetaitdes mots désagréables tout le long du chemin ou bien il répondaitau hasard, lui laissant ainsi voir qu’il ne l’écoutait même pas.Elle se taisait, examinait d’un air affligé les boutiques devantlesquelles elle n’avait même plus la permission de s’arrêter, quandun couple dévala sur l’autre trottoir. Elle demeura pâmée. -C’était Anatole qui, d’un air vainqueur, se penchait amoureusementsur le visage d’une femme avenante et remise à neuf. Ilsparaissaient très heureux. Des intonations grotesques d’homme quisait comment amuser une fille, et des rires provoqués par cesfarces grasses, s’échappaient du couple. On devinait une journée degodailles à la flan, dans les cabarets, de régalades sansprétention, dans les bastringues. Anatole aperçut Céline; il lachoya d’un oeil en coulisse, d’un oeil invitant, et il se dandina,avec ses faucilles de cheveux sur les tempes et sa casquetteinfléchie sur la droite, très satisfait que son ancienne maîtressepût voir qu’il moissonnait des femmes mûres et bien nippées.

La vue de cette fille jeta la désolation dans l’âme de Céline.Si elle avait été une pauvre souillon, vêtue de bribes ramasséeschez un frelampier, si elle avait eu les joues creusées par la noceet comblées par les plâtres, Céline n’eût certainement pas ététorturée par cette jalousie qui la poigna. Sa rivale étantavenante, elle aurait voulu la supplanter auprès d’Anatole.

Le peintre ne fut point sans s’apercevoir de ce changement. Lepremier symptôme auquel il reconnut que sa maîtresse pouvait letrahir fut un silence absorbé, une ardeur à lui désobéir, unepropension à ne plus venir régulièrement chez lui.

Mais le jour où il eut vraiment peur, ce fut celui où Célinelança un mot qui lui ouvrit des horizons. Dans l’espoir d’excitersa jalousie, elle lui avait parlé de ses amours éteintes,s’appesantissant davantage sur ses relations avec Anatole. Elledisait: – Celui-là, c’était du peuple comme moi, nous nousentendions; il me grugeait, il me volait, mais c’est égal, il étaitaimant; il était pas comme d’autres qui sont des glaces, qui vousconsidèrent comme de pauvres gnolles, comme des rien-du-tout qu’onne battrait même pas!

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