Les Sœurs Vatard

Chapitre 4

 

L’oeil-de-boeuf sonna six coups, puis il eut comme unétouffement de catarrhe, et lentement le timbre retinta sixfois.

Désirée venait d’avaler le dernier navet d’un haricot de mouton,les magasins étaient presque déserts; brocheurs et brocheusesétaient allés se repaître d’un ordinaire et d’un petit noir dansles bibines avoisinantes. – Seules, les femmes de bien avalaientleur pitance dans l’atelier. – La contre-maître broyait entre sesdents des noyaux de pruneaux. Céline faisait tiédir sur une petitelampe du café de la veille, la mère Teston suçait les vertèbresd’un lapin aux pommes.

Un jeune homme entra.

S’adressant à Désirée qui levait la tête, il dit asseztimidement: – vous n’auriez pas besoin d’un ouvrier?

– Ça ne nous regarde pas, répondit la contre-maître,adressez-vous au chef des hommes, c’est lui qui embauche.

L’ouvrier tournait sa casquette entre ses doigts.

– Il n’y est pas, ajouta la contre-maître, revenez dans unedemi-heure, il sera sûrement de retour.

– Connais pas cette tête-là, grogna Chaudrut, qui, se trouvantsans le sou, déjeunait à l’atelier d’une miche de pain et d’unmorceau de brie. – Le patron avait refusé, le matin même, de luiavancer dix sous qu’il réclamait avec de fausses larmes dans lavoix. – Le vieux gredin gémissait, guignant de l’oeil l’enfant desa fille qui se versait d’une petite bouteille clissée d’osier duvin dans un gobelet. – Prends garde, ma toute belle, dit-il, tu vast’étrangler, attends donc, pour boire, que tu n’aies plus la bouchepleine. – Il était devenu très paternel, cherchait à apitoyerl’enfant et à se faire offrir la moitié de sa piquette.

La petite ne répondant pas, il se leva, et, tout courbé,gauchissant ses espadrilles, gémissant sur les malheurs de sonestomac, grognonnant après cette gueuse de déveine qui lepoursuivait, il s’en fut, un litre en main, chercher de l’eau à lafontaine.

– Tu sais, dit la mère Teston à la fillette, si tu donnes du vinà ton grand-père, je le dirai à ta mère, et tu verras!

Chaudrut rentra plus amoiqué et plus larmoyant que jamais. Ilposa le litre devant lui, le considéra en hochant la tête et,paraissant surmonter un invincible dégoût, il avala une gorgée. -La petite buvottait son vin. -il craignit qu’elle n’achevât sabouteille, et, n’y tenant plus, il murmura: – Dis donc, chérie, tuvois grand-père, il est pas heureux, tu ne voudrais pas lui laisserune petite goutte pour son dessert?

– Si ce n’est pas honteux, s’écria la contre-maître, un homme decet âge qui carotte une enfant! C’est dégoûtant!

– C’est-il ma faute à moi, pleura le vieux, si je n’ai pas lesou?

– Oui, c’est de votre faute! Exclama véhémentement la mèreTeston, si vous ne vous étiez pas saoûlé, toute la semaine, vousauriez de quoi boire aujourd’hui!

– Oh! Là, dites donc, reprit Chaudrut qui, certain maintenant dene rien obtenir, devint insolent; vous ne plaignez pas les autres,parce que vous venez de vous le laver, votre tuyau à opéras! Merci,en voilà un genre de débiner le monde! Vous vous en fourrez dans lecoco du lapin et du vin à treize. Où donc, sans indiscrétion, quevous logez tout cela, maman? Pour avaler tant de choses, vous avezdonc les boyaux, comme des manches d’habits?

On dut s’interposer, la mère Teston, perdant toute mesure, neparlait de rien moins que de le vider. – le contre-maître amenantle nouvel ouvrier fit heureusement diversion. Il installa sa recrueprès de la presse à eau et lui dit en goguenardant: – Allez-y,Auguste, et pompez ferme!

L’atelier rentrait peu à peu; les couvreurs s’étaient installésprès de leurs cisailles et ébarbaient les feuilles, d’autrescollaient des couvertures et des gardes, le nouveau venu setrémoussait entre les bras de la machine, jetant à la détourne unregard sur Désirée qui, tout en collationnant des gravures, leregardait, elle aussi, à la dérobée.

Elle le trouvait gentil, avec sa figure un peu chafouine, doréede cheveux en boucles, puis il avait l’air doux et triste; il avaitaussi de jolies petites moustaches blondes; les dents par exemplen’étaient pas merveilleuses, l’une d’elles faisait l’avant-gardedans la gencive et une autre bleuissait sur le côté gauche avec unemauvaise apparence. Il était en somme un peu pâlot et un peuchétif; tel quel, cependant, il pouvait encore faire honneur à lafemme qu’il aurait au bras.

Lui, ne la trouvait pas très jolie. Elle était un peu courte etses yeux avaient des difficultés, l’un avec l’autre, mais elleétait tout de même attrayante avec sa margoulette rose, sesprunelles raiguisées, son nez au vent, ses allures effarouchées etprudes. Elle était avec cela propre comme un petit sou. Ses cheveuxétaient bien peignés, son jupon n’était pas retenu par desépingles, sa camisole n’avait pas de plaques de colle ou degraisse, ses brodequins même, qu’il aperçut un moment, étaient bienusés, mais ils avaient encore bonne contenance, les attachesétaient raccommodées, aucun bouton ne manquait, et la jupe dudessous qui passait sous la robe, lorsqu’elle se croisait lesjambes, était blanche et sans crotte.

Elle devait aussi avoir de l’ordre puisqu’elle ne déjeunait pasdans les crémeries, et c’était une fille qui, tout en ayant de latenue, n’aurait pas fait des bêtises pour du linge, puisqu’unemployé de chez Crespin en tournée ne lui réclama l’argent d’aucunbon. C’est à peine si, dans l’atelier Débonnaire, elles étaientdeux ou trois qui ne fussent point abonnées à cette maison. Toutesles semaines, le receveur arrivait avec un livre noir à tranchesjaunes sous le bras, une casquette argentée sur le chef, unetunique à collet bleu et à boutons blancs, ornés d’une levrette,emblème de la fidélité, et il inscrivait les sommes versées sur sonlivre à souche et sur le petit carnet rouge de la cliente. – Ilblaguait aussi avec la plupart d’entre elles comme un homme qui lesconnaît à fond. Ce jour-là, la recette fut maigre, personne n’avaitd’argent; aussi pourquoi ne venait-il pas le samedi? Il s’imaginaitdonc que l’on avait de l’argent à remuer à la pelle! Tant pis pourlui! – et l’homme, intéressé à la récolte, maugréait, habituécependant à ces rebuffades.

Quand il fut parti, toutes se récrièrent, et comme toujours necessèrent de se lamenter qu’en accusant de leur misère la baraqueoù elles travaillaient. Est-ce qu’on pouvait gagner sa vie entouchant de douze à quinze francs par semaine, au plus?

– Eh bien, pourquoi ne venez-vous pas le matin, et pourquoipartez-vous le soir, avant l’heure, dit la contre-maître?

La petite qui souffrait des dents cria rageusement:

– Tiens, voyez-vous, est-ce que vous croyez avoir affaire à desbêtes de somme?

Auguste remarqua que Désirée se taisait et continuait àtravailler.

La fillette sentait ses regards tomber sur elle et elle n’osaitplus lever les yeux. Il n’y avait pas à dire, il était gentil, maisc’était peut-être un mauvais sujet, un soulotteur prompt auxdisputes; c’était, dans tous les cas, un triste ouvrier, un sabot àquarante centimes l’heure, puisqu’on ne l’employait qu’aux grosouvrages. Et cependant il n’avait l’air ni d’un gobichonneur nid’un imbécile. Comme figure, elle n’enviait pas un amoureuxdifférent, et puis il ne la regardait point avec des minesindécentes, ainsi que tant d’autres qu’elle avait dû remettre àleur place. C’était seulement dommage qu’il n’eût pas la mine plushardie et plus gaie.

Il n’était, en effet, ni hardi ni gai. Auguste pouvait êtreclassé parmi ces gens que le peuple appelle des « gnan-gnan ». Particomme soldat et revenu, après cinq années de garnison, chez samère, il était entré à tout hasard dans la brochure, s’étant laisséraconter qu’un homme de bonne volonté pouvait rapidement apprendrel’assemblage et gagner facilement sa vie.

La maison Débonnaire était connue sur le pavé de la capitale;elle racolait souvent des hommes de peine et pouvait fournir dutravail même aux gens peu experts dans le métier de brocheur.-Auguste était arrivé, il s’était adressé à Désirée plutôt qu’à uneautre, pourquoi? Il ne le savait; sans doute parce qu’elle luiavait semblé bonne fille et pas moqueuse. Les autres, pensait-il,ont l’air diablement rosse, et ce joli garçon avait peur d’êtrebaliverné par elles. Il aurait fait, s’il l’avait fallu, le coup depoing avec les hommes, mais avec une femme, il se sentaitbredouillant et indécis, malhabile à la riposte, rougissantjusqu’aux oreilles d’une blague qui fait rire.

Quand il était troupier, il n’avait guère couru après lescuisinières ou après ces femmes qui suivent les camps; de retourchez sa mère, le hasard fit qu’il n’habitât point une maison bondéede roulures ou foisonnant de gigolettes propres à le dégourdir. Iln’ignorait certainement pas comment se pratique cette agréablechose que les petites ouvrières appellent: « faire boum », mais parbêtise, par honte, ou par malechance, il n’avait jamais eu ce queses camarades nommaient une bonne amie. Une fois, il s’étaiténamouré, pendant huit jours, d’une femme, mais elle était simalhonnête, si confite en ordures qu’il avait eu le dégoût et lahonte de ses saletés. Le reste du temps, il était allé prendre desmazagrans, au boulevard de Montrouge, dans ces buvettes plafonnéesd’or où des femmes, en costume de bébé, polkent en gueulant, ousomnolent, les pis à l’air et la mâchoire entre les poings. – Oh!Mon dieu, ces femmes, il ne les avait pas dédaignées; il s’entrouvait dans le nombre qui avaient des mines fûtées et riaientavec de jolis éclats. Mais tout cela n’était pas l’assouvissementqu’il avait rêvé. Ce grand garçon, dont l’appétit des sens étaitassez vif, désirait ardemment une maîtresse. Il passerait avec elleses soirées et ses dimanches. Il ne buvait pas plus de trois verresde vin, après son dîner, ne jouait au billard que rarement, nepariait jamais d’oeufs rouges au tourniquet, il était parconséquent très désoeuvré. Il lui fallait à tout prix une femme; ilaspirait après une brave fille qui aurait des pudeurs devant sesamis et ne l’entraînerait pas dans des dépenses où seul il paieraitl’écot.

Comme gentillesse, Désirée le séduisait fort. Malheureusement ilignorait qui elle était. Si peu madré qu’il fût, il était claircependant qu’elle devait être sage. Cela se voit de suite dans unatelier, à la façon dont on vous adresse la parole, au silence dela fille aux propos gaillards, à sa facilité à les entendre. Cellesqui s’indignent ont eu sûrement un amant ou deux, elles sont plusbégueules que des vierges. C’est toujours la même chanson au reste,les femmes déchues n’ayant pas de juges plus impitoyables quecelles qui n’ont choppé que dans une circonstance.

Lui plaisait-il? Là était la question. Il était de pimpantetrogne, mais il n’avait pas l’aplomb, le déluré qui plaît auxfilles; elle, ne doutait point qu’il ne fût enchanté de l’avoir vueet elle en était naturellement flattée.

Un moment, elle dut se lever pour aller prendre de l’assemblagesur un tréteau juché près de la presse. Elle eut une petite rougeuraux joues quand elle le frôla. Auguste demeura très bête. De loin,il se hasardait à la dévisager; de près, il n’osait plus. Quandelle retourna à sa place, le corps un peu renversé, tenant en sesbras les feuilles à coudre, il la trouva décidément charmante.

Il se reprochait d’être aussi peu brave. -pourquoi ne pas luiavoir parlé lorsqu’elle était près de lui; mais, au fait,qu’aurait-il pu lui dire? Dans un atelier, tout le monde observe etécoute, il ne pouvait prononcer, sans qu’il fût entendu, un motmême très bas, et puis sûrement elle se serait fâchée. – N’importe,il allait toujours tenter la chance. -il rumina de réparer sacouardise, en la suivant, le soir; il se demanda par quelle phraseil tenterait de l’aborder, si elle ne le repoussait point, il luioffrirait quelque chose chez un marchand de vins et là il sesentirait plus à l’aise. Le tout, c’est qu’elle ne l’éconduisît pasdès le premier mot.

Puis il se fit la réflexion que ce serait sans doute peineperdue; n’avait-elle donc ni amoureux ni amant, qu’elle voulût bienaccepter ses offres? Il y avait gros à parier qu’elle étaitattendue à la sortie.

Sur ces entrefaites, comme le père Chaudrut trimballait despiles d’in-18 et les entassait derrière la machine à eau, il fit saconnaissance. Il avait l’air d’un si digne homme! Le fait est quece birbe était toujours obligeant et gracieux pour les nouveauxvenus. Celui-ci lui sembla jeune, il ne devait pas avoir étébeaucoup refait. Auguste mit la conversation sur les brocheurs etil essaya de la faire arrêter sur la jeune fille.

Le vieux roublard le laissa s’embourber dans des phrases qu’ilcroyait habiles; avec son regard qui vaguait sous ses lunettes, ceflibustier avait deviné où tendaient toutes les questionsd’Auguste. Il dit ce qu’il voulut, fit l’éloge de Désirée, apprit àson camarade qu’elle avait une soeur, la lui montra, affecta unegrande estime pour la fanfan qui était sage et appartenait à unefamille bien honorable, extorqua finalement dix sous au jeune hommeet s’empressa de le quitter, pour les aller boire.

Pendant ce temps Désirée comprit, sans rien entendre aux proposéchangés entre les deux ouvriers, qu’il s’agissait d’elle. Elle secoula la main dans les ondes de ses cheveux, rajusta le ruban rosequi remuait alors qu’elle levait et baissait la tête et se résolut,au cas où Auguste la suivrait, dans la rue, à le recevoir le plusmal possible, afin de lui faire comprendre qu’elle était une fillehonnête, accessible seulement pour le mariage.

Lui, était un peu interloqué. La petite se fourrant le nez dansson ouvrage pour l’agacer, il regarda sa soeur et la trouvaterriblement canaille. Elle avait un corsage dépoitraillé, un fileten loques et elle criait aux hommes des massiquots: -eh! Ditesdonc, Jésus qui chiquent, payez-vous une tournée?

Ce n’était pas sa soeur, ou alors Désirée était donc unesainte-n’y-touche qui, sous d’autres apparences, ne valait pasmieux? Il se donna ce prétexte, enchanté de ne pas se trouvergodiche s’il ne l’abordait point, – et cependant c’étaitimpossible! La contre-maître, une virginité aigrie, implacable pourtoutes les fautes qu’elle n’avait pas eu l’occasion de commettre,l’appelait mon enfant, causait avec elle de sa mère malade, latraitait enfin avec des égards qu’elle n’avait ni pour Céline nipour les autres.

Et puis, après tout, est-ce qu’il n’était pas libre de prendrele même chemin qu’elle? Oui, mais alors, s’il ne lui parlait pas,il n’était qu’un sot. Il fallait pourtant qu’il se décidât, -L’heure du départ allait sonner.

Les hommes s’étaient déjà esquivés pour la plupart. – Les femmesse pressaient de terminer leur tâche. – Le brouhaha de l’atelier semourait en une rumeur vague. Les femmes enlevèrent leur tablier etcommencèrent à agacer le chat qui rôdait, défiant, les griffesprêtes à sortir. Moumout courait sur les tables, les babines et laqueue en branle; il filait son rouet, se laissant toucher par lesunes, regardant les autres de son oeil faux, puis, ayant dévorétous les rogatons des paniers vidés, il sauta sur une chaise, seplongea la tête sous son cuissot dressé et se mangea furieusementles puces.

Les femmes partaient en bande. -Désirée caressait Moumout,attendant que sa soeur fût prête. – Elle était vraimentappétissante avec sa capuche de laine bleue et le tirebouchonnementde ses frisettes. Pour se donner une contenance, elle grattait lementon du chat qui ronronnait de plus belle, ouvrant les yeux,faisant scintiller ses topazes à peine barrées d’une lignenoire.

– Allons, viens-tu? dit Céline.

Désirée regarda derrière elle pendant la route et elle aperçutle jeune homme qui feignait de contempler les toits quand elle seretournait. Il remonta derrière elles jusqu’à la gare Montparnasse,mais il ne paraissait pas vouloir s’approcher. – La petite fillefut vexée. – Elle aurait voulu être accostée et faire ladédaigneuse; elle s’arrêta même, pendant une seconde, sous leprétexte de tirer son bas qui faisait pli dans la bottine. Augustene sut ou n’osa profiter de l’occasion. Désirée reprit samarche.

Et cependant, le soir, quand la lumière fut éteinte, et qu’ellesongea aux blondes moustaches du nouveau venu, elle l’excusaitpresque. -il n’était pas déluré, cela était évident, mais, vailleque vaille, il n’avait pas du moins l’allure de ces mauvais chiensqui font marcher les femmes, tambour et gifles battant.

– C’est déjà beaucoup, soupira-t-elle, et, enfouissant son blancmuseau dans le traversin, elle ronflotta gentiment, la bouche malouverte et le nez chantant.

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