Les Sœurs Vatard

Chapitre 18

 

Il eut tout loisir d’ailleurs pour fréquenter cette maison quiapaisait, avec sa placidité béate de gens heureux, les angoisses etles transes qui l’opprimaient.

Désirée ne venait plus à l’atelier, depuis quelques jours. Samère allait subir une ponction et, très inquiétés par le coup deforet qui devait lui percer le ventre, Vatard et ses deux fillesgémissaient et pleuraient.

Les soirées d’Auguste n’étaient donc plus occupées par lesrendez-vous et, peu à peu, l’habitude qu’il avait prise defréquenter par tous les temps le quai, se changea en la coutume demonter, le soir, chez des amis où l’on trouvait du feu plein lacheminée, du vin plein les verres, du rire plein les bouches. Ils’acagnardait maintenant chez eux, lutinait Irma, la belle-soeur deson ami, une petite folle qui chantait à tue-tête, gaminait oucousait, le taquinait sur son air chagrin, était, quelque tempsqu’il fît, d’humeur également réjouie.

Cette tiédeur de bien-être, cette entente contre la misère, cetamortissement de toutes les idées tristes, l’affermissaient dans savolonté de se créer enfin un chez-soi. Le mariage qu’il necomprenait jadis qu’avec Désirée pour femme, il le convoitaitaujourd’hui pour le mariage lui-même. Son amoureuse ne seprésentait plus naturellement à sa pensée, quand il songeait àcette fin tant de fois enviée. N’ayant sous les yeux d’autre fillehonnête et tentante que la petite Irma, il l’associaitnécessairement à ses projets d’avenir, se disait qu’après tout elleremplissait aussi bien que Désirée les conditions requises pour luirendre la vie agréable et douce.

Comme figure elle était même plus jolie, plus fraîche quel’autre; mais, malgré tout, la fille de Vatard lui plaisaitdavantage. Il en convenait, puis il devenait très philosophe, seconsolait avec ce proverbe mélancolique: lorsqu’on n’a pas ce quel’on veut, l’on prend ce que l’on a. Et il était assuré d’avoirs’il le voulait. Son ami lui avait, un jour, laissé clairemententendre qu’il ne déplaisait pas à la jeune fille, et qu’il avaitpar conséquent toutes les chances d’être accepté, s’il seprésentait.

Il hésitait cependant encore, retenu quand même par le souvenirde Désirée qui ne le quittait point, mais les dernières attachesqui le liaient à elle commençaient à se desserrer. Il sentait avecjoie qu’elles tomberaient bientôt; et il se disait avec unecertaine rancune, attisée par le rappel des poses qu’il avaitsubies: je ne veux plus de rendez-vous ni de lambinages commeautrefois; ou j’ épouserai Irma tout de suite, ou je ne l’épouseraipas. Ce qu’il appréhendait le plus par exemple, c’était de revoirDésirée. Il avait cependant un bon motif pour rompre avec elle. Ilpouvait tout simplement lui dire: c’est ta soeur qui m’a proposé lemariage, j’ai dit oui, ton père a dit non. A-t-il, ou n’a-t-ilpoint changé d’avis? Moi, je ne peux pourtant pas attendre qu’ildécède ou qu’il girouette, par un jour de bon vent, du côté où jesuis.

Un vendredi, il se répéta: Voyons, raisonnons, et tâchons, pourune fois, de nous décider. C’est demain samedi, jour de paie;Désirée viendra sûrement toucher l’argent qu’elle a gagné dans lespremiers jours de la semaine; soyons braves, sautons le fossé avantque de la revoir, et, le soir, il pressa vivement Irma, lui offritle mariage. Après s’être un peu défendue pour le principe, l’enfanttendit sa main et alors, dans un engloutissement de marronsgrillés, dans une versée de vin blanc, ils échangèrent leretentissant baiser des fiançailles.

Il eut, quand il partit, un poids énorme de moins sur lapoitrine. Il n’y avait plus à se dédire cette fois, ça y était. Samère, qui connaissait Irma depuis sa naissance, poussa des cris dejoie lorsqu’elle apprit cette bonne nouvelle. Auguste s’étonnapresque de n’avoir pas épousé cette fille-là plus tôt et ses amoursavec Désirée lui semblèrent, à ce moment, enfantins et vides.

Le lendemain, quand il entra dans l’atelier, il y avait lebrouhaha des jours où l’on brasse des comptes: une femme, debout,un peu penchée, les mains sur la table, proposait de mettre, prèsdu bureau du patron, une petite sébile où chaque ouvrièredéposerait une pièce blanche ou des sous, afin de venir en aide aufrère de l’une d’elles qui était tombé d’un échafaudage et s’étaitdémis le bras. – Toutes les brocheuses acceptèrent. – Ni Désirée niCéline n’étaient présentes. – La contre-maître inscrivait sur ungrand livre le travail des filles. – Les hommes aplatis, sur lestables de l’assemblage, s’absorbaient dans leurs chiffres; mamanTeston, très émue et très pâle, lança: J’arrive de chez Vatard, lapauvre chère femme a bien supporté l’opération. Elle a dit Ouf! çaété tout.

– Elle n’en n’a jamais tant dit dans sa vie, ricana Chaudrut.Mais cette remarque fut mal prise, la mère Teston s’écria qu’ilfallait n’avoir pas de coeur pour rire ainsi du malheur des autres.Toutes les femmes firent chorus et des grognements indignésrejoignirent Chaudrut à sa place.

La contre-maître domina toutes les voix avec son cri: allons, dusilence! J’inscris pour les rubans, voyons, Félicité, combien?

– Pliure 40, couture 50.

– Ça fait tant, disait la contre-maître.

L’autre trouvait cinq centimes de plus. Tout le monde s’attelaitaux additions, espérant trouver la contre-maître en faute.

Pendant ce temps, les hommes, la mine longue, ne s’échappaientplus pour aller boire. Une grosse commère, une marchande de vinsétait là embusquée dans un coin de la cour, les harpant au passage,attendant qu’ils eussent touché leur paie pour leur soutirer desacomptes sur l’argent qu’ils lui devaient.

Mais c’était presque toujours peine perdue. Alors la grossefemme s’acheminait vers le bureau du patron qui la mettaitrégulièrement dehors, répondant à toutes ses menaces et à toutesses plaintes: c’est tant pis pour vous, il ne fallait pas leurfaire de crédit; et elle partait furieuse, et des disputeséclataient dans la cour, surtout lorsque Chaudrut sortait.

Le patron le menaçait chaque samedi, cependant, de le congédiersi toutes ses esclandres ne cessaient pas. Grâce à ce flibustier,il ne pouvait plus entrer chez un marchand de tabac sansqu’aussitôt des imprécations ne s’élevassent, et qu’on ne lesuppliât de forcer Chaudrut à payer ses dettes accumulées de cassiset d’absinthe.

Il en était réduit, pour éviter toutes ces algarades à acheterson tabac et ses cigares dans un quartier autre.

Chaudrut lui répondait invariablement d’ailleurs: c’est masouris qui me mange tout, je suis un pauvre vieillard, je n’ai pasde caractère, je le sais; mais, dès que mes affaires seront enordre, je ferai mon possible pour payer le monde.

Par bonté d’âme ou par faiblesse, le patron feignait de lecroire, et, bien entendu, ces affaires ne s’arrangeaient jamais.Chaudrut était libre du reste de les laisser telles quelles, sonsalaire ne pouvant subir de retenues puisqu’il travaillait à sespièces et ne recevait pas d’appointements fixes.

En attendant, la contre-maître rangeait en bataille les colonnesde ses additions; une ouvrière se précipita dans le magasin criant:il y a un mariage chouette au bout de la rue! La fille du pâtissierse marie! Ah! bien vrai! Il y en a un monde!

Des ouvriers qui flânochaient ajoutèrent qu’on donnait desgâteaux pour rien aux personnes qui se présentaient. Une granderumeur se leva dans l’atelier. Sous prétexte d’aller aux urinoirsou à la pompe, toute l’escouade des filles se rua dehors. Ellesarrivèrent, haletantes, devant la boutique dont les vantaux étaientouverts. – Des dames bien vêtues mangeaient délicatement, sur unesoucoupe, le petit doigt en l’air, des mokas et des tartes. – Lamaîtresse de la maison demeura surprise devant cette invasion desoussouilles qui ricanaient d’un air bête, et elle leur demanda cequ’elles voulaient. Elles avouèrent qu’elles venaient pour goûteraux gâteaux. On les flanqua immédiatement à la porte. Alors toutela bande tourna bride, se jeta dans la rue, à la débandade,hurlant, se fichant des coups de poings, courant au milieu desvoitures, bousculant contre les vitres des mastroquets les gens enmarche, bondissant, échevelées, sur les pavés, glissant dans laboue jusque sous les pieds des chevaux, poursuivies par les gaminsqui les huaient, par les chiens qui leur jappaient aux trousses;elles rentrèrent à l’atelier comme un coup de vent, criant quec’étaient des blagues qu’on leur avait montées, vidant sur lamariée une hottée d’injures, l’appelant: « Sophie de carton,Virginie de rencontre, pucelle de la rue Moufmouf. » le désordredevint tel que la contre-maître dut user des grands moyens; – ellerégla le compte des plus enragées et les congédia, séancetenante.

Les hommes se tordaient pendant ces disputes, trouvant trèsdrôle la farce qu’ils avaient faite. Le contre-maître les laissas’ébaudir; il espérait éviter ainsi les querelles incessantes quise produisaient entre eux tous les samedis.

Ils travaillaient, en effet, plusieurs, à l’assemblage d’un mêmelivre; les uns passaient les feuilles, les autres les pliaient oules mettaient en pile; ils formaient ainsi une banque, marquaientun chiffre général de l’ouvrage produit pendant la semaine, separtageaient ensuite avec de longues chicanes et d’éternellesrécriminations l’argent donné en bloc par le patron.

L’émoi causé par le départ des ouvrières mises à la porten’était pas encore calmé, lorsque Céline arriva. Elle venaitchercher son argent et celui de sa soeur. – On l’entoura et elleconfirmait les détails donnés par la femme Teston, annonçait que samère allait mieux, que Désirée et elle reviendraient lundi, et,comme elle était pressée de retourner chez le père, elle cherchales petits livres qu’elles possédaient, en leur qualité d’ouvrièrespayées aux heures, les tendit à la contre-maître qui les vérifia etles marqua d’une croix, et, traversant la pièce des assembleurs,elle dit à Auguste de venir, le lendemain matin, au quai, qu’elle yserait avec sa soeur, qu’ils auraient à causer de chosessérieuses.

Auguste accepta, mais il montra si peu d’enthousiasme que Célinedevint très satisfaite.

Depuis deux ou trois jours qu’elles ne bougeaient plus de lamaison, les deux filles avaient nécessairement causé de leursamours. Céline, que l’indolence inouïe de Désirée interloquait,voulait tirer au clair ses pensées sur Auguste. Elle trouva chezelle une froideur, une gêne qui la stupéfia. L’autre ne répondaitpoint, ne s’expliquant pas bien elle-même l’indifférence qu’elleéprouvait maintenant pour lui. Vatard, de son côté, s’affligeaitdes allures mourantes de sa préférée. Le mot de Céline « que cen’était pas la peine d’aller chercher un médecin, qu’il fallaitsimplement la marier,  » avait porté. Il n’hésitait plus aujourd’huià lui accorder toutes les permissions qu’elle voudrait. Ilcherchait seulement à se débarrasser d’Auguste, à faire épouser àsa fille, si cela se pouvait, un autre qu’il avait en vue, AmédéeGuibout, un neveu de Tabuche, un contre-maître jeune et gagnant detrès bonnes journées. Désirée le connaissait bien d’ailleurs; ilsse voyaient depuis des années; mais, tout en l’estimant et letrouvant gentil, jamais il ne lui était certainement venu à lapensée qu’ils pourraient se marier ensemble.

Vatard avait fait part de son projet à Céline, qui exécraitmaintenant Auguste. Depuis qu’elle savait qu’un soir il s’étaitpermis d’injurier Désirée, elle le considérait comme le dernier deshommes. Et pourtant Anatole lui en avait dit bien d’autres à elle!Mais elle n’y songeait même plus et réservait son indignation pourl’homme qui n’avait pas craint d’insulter sa soeur. Elle se chargeavolontiers d’explorer le terrain. La sorte d’endolorissementqu’elle vit chez Désirée lui donna bon espoir. Elle se résolut àprocéder avec franchise, et un jour, qu’assises devant le feu,elles veillaient le ventre de la malade, elle dit simplement: – Situ tiens tant que cela à Auguste, épouse-le; papa y consent, maisréfléchis bien avant que de faire cette sottise. – Une rougeursauta aux joues de l’enfant quand elle apprit qu’elle était librede se marier avec Auguste, mais elle n’eut pas ce cri de joie queCéline craignait; elle baissait le nez, écoutant sa soeur quireprenait: – Après tout, t’as peut-être été la moins bête de nousdeux. Tu as voulu te marier, mais sans être dans la misère; tu asde l’ambition, tu fais bien. Je ne sais pas pourquoi maintenant tulâcherais la perche en te donnant à un ouvrier de rien-du-tout, àun propre à quoi? Je te le demande? Il ne pourrait seulement pas tenourrir. Tu as droit à un contre-maître au moins, que diable! – ily en a qui sont aussi bons sujets et aussi jolis qu’Auguste, leneveu à Tabuche, tiens, par exemple; – C’est un beau garçon et ilserait un mari autrement sérieux que l’autre; – On pourrait fairela dame avec lui, le dimanche; tu aurais une chambre comme tu en astoujours rêvé une, un chien puisque tu les aimes; tu n’aurais pas àcultiver la débine, tu pourrais être, si tu voulais, la plus huppéeet la mieux mise de l’atelier. – Désirée ne répondait rien. Elleréfléchissait. Sa soeur venait de caresser ses convoitises qui,après s’être tues, se réveillaient tout à coup, plus vivaces,depuis qu’elle entrevoyait un moyen de les satisfaire. Sa visée,son idéal, la chambre avec une glace et une gravure coloriée surles murs, un mari qu’elle commanderait, une situation pécuniaireheureuse, le droit de ne plus se lever d’aussi bonne heure lematin, et de trimer moins longtemps, le soir, dans les ateliers, sedessinait maintenant, nettement, devant elle. Elle ne pensait pointà Auguste pourtant sans un certain regret. Ils avaient été amispendant tant de mois! Et puis ça lui ferait peut-être un groschagrin! C’est dur d’avouer à quelqu’un qu’on ne l’aime plus aumoment même où l’on pourrait le rendre heureux! Mais l’autorisationsi désirée autrefois d’épouser cet homme, venait trop tard; elleétait même de nature, dans la situation d’âme où se trouvait lapetite, à l’écarter davantage d’Auguste. Les difficultés quiavaient entretenu si longtemps son affection fuyante ayant disparu,ce qui pouvait rester d’amour en elle coulait comme une eau sousune vanne qu’on lève.

A la voir ainsi, incertaine et triste, Céline cherchait àfrapper des coups redoublés au bon endroit. Elle lui disait: voyonsj’ai-t-y tort? Avec quoi que tu élèverais les enfants que t’auraisavec Auguste? dis-moi un peu comment que tu t’y prendrais! Il negagne seulement pas pour lui et il a sa mère à sa charge! Pourfricasser ta potbouille, faudra que tu en sues de l’ouvrage! Etavec ça que tu es forte! Tu y laisserais tes os à ce métier-là! -Je t’ai parlé d’Amédée tout à l’heure, eh bien! Papa seraitenchanté, et lui aussi, tu lui plais, on le sait. Ah! Vous seriezfièrement bien assortis ensemble! Il doit venir, ce soir, baste!Va, embrassez-vous! Si ça t’embête de te fâcher avec Auguste, jem’en charge. – Il n’a pas besoin, dans tous les cas, de savoir qu’àdéfaut d’un autre, le père l’accepterait. Je crois du reste qu’il ades amourettes d’un autre côté, Chaudrut l’assure, et puis ilfaudra bien qu’il prenne son parti d’être quitté! Il ne serait pas,après tout, le premier à qui ça arriverait!

Mais Désirée déclara que, si elle rompait avec lui, elle nevoulait pas rompre salement. Elle aimait mieux lui dire franchementla chose. – Alors Céline, qui avait hâte d’en finir, s’écria:tiens, je vais aller à l’atelier, chercher notre argent, jedemanderai à Auguste de se rendre demain au quai. – Nous irons,toutes les deux, ce sera bâclé en un tour de main; et elle se sauvaafin de ne point donner à sa soeur le temps de se raviser.

Vatard, qui se tenait aux aguets, se jeta alors dans les bras desa fille, et il entama l’éloge d’Amédée, dit qu’elle serait aveclui heureuse comme une reine et que ce mariage serait laconsolation des peines qu’il avait eues pendant toute sa vie. Ilss’embrassèrent avec des tendresses. – Désirée causa très sagementde son nouvel amoureux. – Aujourd’hui que ce jeune homme la voulaitpour femme, elle s’apercevait de mille détails qu’elle n’avaitjamais remarqués alors qu’il n’était pour elle qu’un bon camarade.C’était un beau blond, bien découplé et aimant à rire. Elle n’enétait pas amoureuse, mais cela viendrait sûrement. Elle neraffolait déjà plus d’Auguste, qu’aurait-ce donc été après quelquesmois de ménage? Puis enfin, il n’y avait pas à le nier, ce mariagel’aurait mise dans la misère. – Son père et Céline avaient raison.- Elle se l’était dit bien des fois d’ailleurs, mais un momentétait venu où, positivement, elle avait perdu la tête, où son rêvede béatitude et d’aisance l’avait abandonnée. Maintenant qu’ellen’était plus comme autrefois aveugle, elle se rendait parfaitementcompte qu’Auguste n’était pas du tout, au fond, l’homme qu’il luifallait.

Vatard, lui, nageait dans l’allégresse. Il était entendu avecAmédée que, si la noce avait lieu, ils loueraient une chambreau-dessus dans la même maison. Désirée pourrait ainsi soigner samère comme par le passé, et, afin de réaliser des économies, lesdeux ménages prendraient leurs repas ensemble.

Sa crainte d’être laissé, lui et sa femme malade, aux soins deCéline qui désertait son poste tous les soirs, était ainsi écartée.- Ne pouvant empêcher son autre fille de se marier, sous peine dela voir s’étioler et languir, il aspirait furieusement désormais àcette union, résolu à la presser de peur qu’elle ne se brisât, etil se frottait les mains, se répétant:

– Quel finot que ce Tabuche! Comme il avait raison de dire: sil’on ne se marie pas avec les gens qui vous ont servi à filer leparfait amour, ceux-là vous préparent du moins à en aimer d’autresque l’on épouse! Le tout, c’est de faire au coeur sa première miseen train; après cela, il va tout seul, comme sur des roulettes!

Auguste, très ennuyé de la scène qu’il pensait avoir avecDésirée, s’achemina, en retard, à sa rencontre. Il avaitrendez-vous pour déjeuner avec sa future. Il fallait en finir,expliquer sans phrases à la petite quelles étaient ses intentions.Il aurait bien donné cent sous pour que ce moment-là fût passé.

Désirée, très-émue, vint avec sa soeur un peu en avance,résolue, elle aussi, à en finir. Quand elles arrivèrent au quai, lejeune homme n’y était point.

Elles revinrent sur leurs pas, et n’ayant rien de mieux à faire,elles s’arrêtèrent devant une montre de photographe. Désiréeétouffait-il n’y avait plus à barguigner maintenant. – Le vin étaittiré; il ne s’agissait plus, dans cette dernière visite à sonamoureux, que d’être ferme, et elle renfonçait les larmes qui luimontaient aux yeux, lorsqu’elle songeait au visage éploréd’Auguste. Céline bouillait, elle eût voulu commencer de suitel’attaque; elle était absolument décidée d’ailleurs, à interrompreles colloques pleurards, les jérémiades, à couper dans le vif, àtrancher net.

Tandis qu’arrêtées, devant des cadres en bois noir, Désiréesentait son coeur battre le glas et surveillait avec terreurl’entrée du pont, Céline s’abîmait dans la contemplation de lavitrine. Elle trouvait admirables le caniche assis sur une chaise,avec un rideau derrière; la femme tressant, dans une attitudelangoureuse et avachie, des couronnes de fleurs sur une terrasse;elle s’enthousiasmait devant des figures d’hommes frisés, avec desmoustaches en crocs, des physionomies de gros mufles avec des minessatisfaites, des allures conquérantes, des distinctions de troisminutes, râtées devant un objectif; elle béait devant des portraitsdégradés, piqués comme de chiures de mouches dans le blanc sale quifuyait des têtes, des portraits de femmes, des dondons décolletéeslâchant des tétasses énormes, des visages à guetter aux portes, àfaire psit! Psit! Au coin des allées, le soir; des actrices dequinzième ordre, avec des maillots en coton et des fleurs entaffetas dans les cheveux; des bonnes avec des tabliers sur leventre et des engelures aux doigts; des nouveaux mariés: la femmeassise, les mains sur les genoux, l’homme penché sur le fauteuil,l’air discret et malin; des premiers communiants ahuris et repus,des pioupious étonnés et stupides. Mais ce qui la faisait pantelerdavantage, c’était une famille composée d’un père, d’une mère, d’unenfant, d’un chat, saisie à une fenêtre, entre un pot de résédaséché et un géranium qui perdait ses feuilles: la mère, commune,mafflue et soufflée, dans sa camisole dont le blanc était mal venu,l’homme débonnaire et mastoc, une trogne de charpentier bon enfantet soûl, le gamin étriqué et canaille, le chat effacé, fondu,enveloppé comme d’une brume.

Céline communiquait ses réflexions à sa soeur, mais Désirées’intéressait peu, ce matin-là, à toutes ces personnes, figées dansdes positions prétentieuses ou bêtes; elle se sentait défaillir àmesure que l’heure s’avançait.

– Ah çà bien! Mais il est en retard, dit Céline qui se plantavis-à-vis du pont. Il faut croire que la perspective de te revoirne l’émoustille guère!

Et tandis que, lasses de se promener sur un trottoir, ellestraversaient la chaussée pour aller sur un autre, Désirée songeaitaux attentes qu’elle avait infligées à Auguste; elle se donnaittous les torts dans cette rupture, et le courage qu’elle s’étaitpromis d’avoir dès qu’il serait devant elle, fuyait.

Céline pensa vaguement qu’il serait utile de distraire sa soeuret de l’empêcher de soupirer après la venue d’Auguste; ellel’entraîna devant un marchand de bric-à-brac où l’on vendait deschiffons et des os, où s’entassaient des chenêts rongés de rouille,des lampes bossuées, des coquillages poussiéreux, des clysopompesveufs de leurs tuyaux et de leurs becs, des croix de la légiond’honneur, des peaux de lapins, des boîtes à thé, des hausse-cols,des lèchefrites, des bottes, des jumelles sans verres, desmouchettes, des vases de fleurs artificielles, couronnés d’un globesale avec chenille rouge en bas.

Céline louchait devant une table de nuit à coulisse, un meubleluisant comme du soleil avec son acajou nouvellement plaqué,lorsqu’Auguste apparut sur le pont.

– Le voilà! soupira la petite toute remuée. Alors, comme sielles arrivaient à la minute, elles allèrent, sans se presser, à sarencontre.

Désirée restait, à quelques pas, derrière sa soeur. Quand Célineeut terminé une série d’exclamations qui ne voulaient rien dire,ils demeurèrent cois, les uns devant les autres. Auguste, quis’était juré d’être énergique, n’eut même pas la hardiesse dedemander à sa bonne amie de l’embrasser. Inconsciemment, chacunpressentait qu’il n’était plus aimé. Une gêne grandissante lestenait là, les yeux baissés, la bouche sèche. Céline rompit lesilence. – Si nous allions prendre un vermouth, hein? ça vousva-t-il, Auguste?

Ils accueillirent cette proposition comme une délivrance. Ilss’installèrent au café qui fait l’angle du boulevard saint-Germainet du quai de la tournelle; et, puisqu’il fallait causer, Augustes’inquiéta de la santé de Madame Vatard. – Elle se portait bien. -Ce colloque dura cinq minutes; après quoi il se fit encore un longtemps de silence.

– Tiens, s’écria tout à coup Auguste, voilà notre amie de la ruedu Cotentin! Ils la hélèrent et Auguste l’invita à prendre un verreavec eux; mais elle était pressée. Ils s’enquirent de son amoureux.Elle eut un geste très dégagé. – Je ne sais pas, il doit toujoursêtre en garnison à Dax; il m’a écrit plusieurs fois mais j’aichangé de domicile, je n’ai pas donné ma nouvelle adresse et j’aioublié d’aller chercher ses lettres. Il doit être en bonne santé;il n’y a pas de raison d’ailleurs pour qu’il se porte mal; mais,faites excuse, je me sauve, je suis attendue.

– Eh bien, c’est toujours comme cela l’amour, jeta Céline.Désirée et Auguste n’osaient se regarder en face. Céline continuad’un ton belliqueux: – Ecoutez-moi, vous autres; faut nouséclaircir. Le père ne veut décidément pas de vous, Auguste; masoeur ne peut pas respecter ses fleurs jusqu’à la fin du monde et,soyons justes, vous aussi, vous ne pouvez pas non plus demeurerdans la salle d’attente puisque les guichets doivent rester fermés.Eh bien, voyons, là, entre nous, si vous vous rendiez votreliberté, si chacun de vous se mariait de son côté, ce seraitpeut-être encore ce que vous auriez fait de moins bête!

Désirée haletait; elle leva les yeux sur Auguste. Il n’avait pastrop l’air d’un individu qui a reçu un coup sur la tête.

Il dit, à son tour, qu’après tout, Céline avait raison; que,sans doute, c’était dur de se quitter, que, pour son compte, celale désolait, mais qu’enfin…

– Alors Chaudrut avait dit la vérité, interrompit Céline; avouezque, si vous supportez aussi bien la chose, c’est parce que vousallez vous marier?

Il rougit, balbutia un peu, avoua. Désirée bredouilla qu’elleaussi était sur le point d’agir de même. – Alors ils se regardèrenten face. Ils se demandèrent des renseignements sur leurs futurs, sedisant par délicatesse qu’ils auraient préféré être ensemble, maisqu’il fallait pourtant songer au solide, qu’ils n’étaient plusd’âge à s’amuser comme des enfants, et ils ajoutèrent, tressaillanttous les deux: – C’est égal, te rappelles-tu les bons moments quenous avons passés ensemble? Te rappelles-tu la première fois que tuvins à l’atelier, le jour où je t’ai rencontrée à la foire auxpains d’épices, les promenades le dimanche quand nous étionslibres, le bon dîner dans les bosquets de la Belle-Polonaise? Ettous deux évoquèrent leurs échanges de clins d’yeux dans lesmagasins, leurs bras-dessus bras-dessous du quartier de la gaîté,leurs baisers dans la rue noire; puis ils demeurèrent hésitants etrougirent. La scène où, s’il avait été plus hardi, elle seraittombée dans ses bras surgit en même temps devant eux; ilsfrissonnèrent et restèrent songeurs, pensant qu’ils se seraientsans doute mariés ensemble si la soirée s’était terminée d’unefaçon autre.

Auguste s’efforça de chasser le mélancolique regret que cesouvenir lui apporta, et il dit très doucement à la petite qu’il sesouviendrait constamment de leur liaison avec plaisir; et alors, unpeu embarrassée, elle lui répondit avec un sourire mouillé: – Jen’ai pas toujours été bien gentille pour toi; tu ne m’en veux plus,dis? Mais il soutint que c’était lui qui avait eu tous les torts,qu’il avait été grossier, que c’était elle et non pas lui quipouvait se plaindre.

Céline voulut arrêter ces effusions qui menaçaient de ranimertoute leur tendresse mal assoupie.

Ils se dévisagèrent en silence, mettant dans leurs regards,toute leur affection, toute leur pitié.

– J’ espère que vous serez bien heureux avec elle, balbutiaDésirée.

Il lui serra la main par-dessus la table et, la remerciant, illui souhaitait à son tour toute sorte de bonheurs.

Céline se taisait, très émerveillée. Jamais elle n’avait vu derupture s’effectuer pareillement, sans injures et sans tapes. Commevous êtes gentils, criait-elle, en joignant les mains, et tousdeux, l’un devant l’autre, se souriaient, le coeur gros. Augusteeut hâte de s’enfuir. Il commençait à suffoquer. Désirée de soncôté tremblait et faisait tous ses efforts pour ne pas pleurer. Cessouvenirs qu’ils avaient remués leur jetaient la désolation dansl’âme. – Allons, dit Céline, allons, voyons, Désirée, il faut quenous retournions pour préparer le déjeuner. Ils se levèrent et,dans la rue, sans dire mot, il lui tendit la main, mais elle offritses joues et ils s’embrassèrent vivement et s’enfuirent, pris d’uneimmense tristesse à la pensée que toute leur vie d’autrefoiss’était écroulée et qu’ils allaient, chacun de son côté, tâcherd’en réédifier une autre.

L’inquiétude, la peur qu’ils avaient surmontées jusqu’alors, lesmaîtrisèrent maintenant qu’ils restaient seuls devant cet inconnuoù ils s’engageaient sans espoir de retraite.

Les deux soeurs trottinèrent sur le boulevard. Désirée, lasse etsecouée, Céline pensive et grognant: – Tout ça c’est très-joli,mais puisque j’ai fini de m’occuper des autres, je vais commencer àsonger à moi ou plutôt à mon peintre. Il va voir, lui, la façonaimable dont je vas le lâcher! Et elle eut un geste de menace quilaissait entrevoir l’amas des turpitudes et des infamies qu’unefemme peut vider sur un homme qu’elle hait après l’avoir aimé!

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