Les Sœurs Vatard

Chapitre 10

 

– Ah! Nom d’un chien! Ah oui, mes fifilles, je suis contentd’être revenu! Avoir les pieds dans ses pantoufles, retrouver devieilles pipettes dans lesquelles on n’a pas fumé depuis longtemps,ça s’appelle une joie! Ah zut pour leur bière au vinaigre et vivele vin! Tiens, je vais en boire encore un verre!

Et, tout en dégustant ce nectar à treize sous le litre, Vatardrépondait aux interrogations de ses filles: – Amiens, si c’estamusant? Comme une porte de prison! Des rues, une citadelle, unegrande église avec des sculptures rigolo, un ruisseau d’eau sale,des arbres comme partout, des pipes neuves en terre noire et despots en cuivre pour les allumer, du genièvre comme qui dirait del’eau-de-vie blanche dans laquelle on aurait trempé des allumettes,de la bière aigre et dure à laper, un bahut, mes enfants, un vraibahut! Et avec cela votre tante pas aussi malade qu’elle leprétendait, une vieille bougonne, un fil en quatre qui me sciait ledos, me répétant à tout bout de champ: ah ça voyons, Vatard, tu nevas pas encore sortir? – Ah! Je puis bien le dire, j’ai fait monpurgatoire dans cette sacrée ville. On n’est pas plus patriotequ’un autre, et ce n’est pas parce que je suis né à Montrouge,mais, voyez-vous, il faut d’autres endroits qu’Amiens pour dégottertout ça; et il montrait du geste, par la fenêtre ouverte, unhorizon de tuyaux, de toits et de perches à télégraphe.

– Vous mettez votre galurin? Ah, oui, c’est l’heure, je n’y suisplus, moi. C’est vrai, je suis en lambeaux, j’avais pris un billetde seconde classe pour aller là-bas, je comptais rapporter del’argent; mon oeil! Rien, pas un patard! J’ai dû revenir entroisième, et la nuit! Crédieu! ça manquait de capitons, j’ai lesreins dans un état! Eh! Bien, puisque vous partez pour l’atelier,je vais aller voir un peu Tabuche, savoir si son panaris ne lui apas repoussé et pinter un verre à sa vieille santé. – Alors, à cesoir; tâchez de ne pas rentrer trop tard, qu’on ait le temps defricoter une petite cervelle au vin; ça me remettra des côtelettesen papillote que l’on me forçait à avaler chez votre tante. Vous yêtes, vous n’oubliez rien? Non? Je ferme la porte. -et il quittases filles, au bas de l’escalier, tirant sur sa bouffarde, faisantvoltiger sa canne, s’arrêtant pour causer avec les boutiquiers quise délectaient à écouter le récit de son voyage.

Quand les deux soeurs arrivèrent à l’atelier, toutes lesouvrières faisaient cercle autour d’une petite fille de quatre àcinq ans, une blondine maigriotte et blanche. Le matin, une femmeétait venue et avait demandé à la contre-maître si elle ne pourraitpas prendre l’enfant comme apprentie. La contre-maître stupéfaiteavait déclaré qu’une petite fille aussi jeune était incapable detout travail. Alors la femme s’était mise à pleurer, disant qu’elleétait dans le malheur, que son mari était mort, qu’elle étaitobligée, pour vivre, de vendre, dans la rue, des nèfles et despommes, que l’enfant était trop peu raisonnable pour rester seule àla maison, qu’enfin elle ne consentirait jamais à l’envoyer dansune crèche ou à la confier à des gardeuses; et de ses mains quitremblaient elle s’essuyait les paupières et les joues, suppliant,avec des hoquets dans la voix, qu’on voulût bien lui garder sapetite.

L’enfant, voyant tant de monde autour d’elle, se détournait, enfaisant la moue, et avait de grosses larmes dans les cils; lacontre-maître, très apitoyée, la prit dans les bras, la mit sur sesgenoux et, tricotant des jambes, elle chantonnait: à dada, sur monbidet, prout, prout, prout cadet! – La petite battait des mains etcriait: encore! Et quand la contre-maître, essoufflée, la remit àterre, elle lui tirait sa pèlerine, la priant de lui faire toujoursà dada. La mère eut un regard de folle et, se précipitant sur safille, elle l’enlaça, la baisa éperdument. La petite se remit àpleurer; alors la grosse Eugénie la fit danser en rond avec elleet, embrassant ses menottes, elle disait: c’est pas avec despauvres petites mains comme celles-là qu’elle pourrait travailler!Vrai, on n’y peut pas songer, ce serait un crime!

Tout le monde branla le chef en signe d’approbation. Enfin lacontre-maître, après avoir consulté le patron qui ne s’y opposapoint, dit à la mère que c’était une affaire entendue, qu’on auraitbien soin de l’enfant, qu’elle pourrait l’amener tous les matins,et venir la chercher tous les soirs. La pauvre femme murmura:Pauline, dis merci aux dames; – mais Pauline avait pris peur et secachait la tête dans les jupes de sa mère. – Alors, pendant qu’uneouvrière l’alléchait avec un morceau de sucre, la femme s’en futdoucement, la tête baissée, bégayant des mercis, avalant seslarmes.

Au bout de dix minutes, la gamine qui s’était remise à pleurer,criant: je veux voir maman, moi! Gigottait et riait aux éclats. Onl’avait assise sur une table! Chacune lui donnait des débris dedéjeuner et elle tendait avidement les doigts, bredouillant: nanan,pour Pauline, ça? Sa joie fut au comble, lorsque Désirée luifaçonna une poupée avec des rognures de papier jaune et elle futpresque aussitôt du dernier bien avec Moumout qui, mauvais commeune gale pour les hommes et pour les femmes, rentrait ses griffeset se laissait volontiers caresser par les enfants.

Les plioirs recommencèrent leur flux et leur reflux sur lepapier des rames. -eh! Céline, cria l’ouvrière qui souffrait desdents, il est joliment chic le type avec lequel tu te baladais,hier au soir!

Céline fit la nigaude et feignit d’ignorer ce que cette questionpouvait signifier; mais l’autre, poussée par une sorte detaquinerie envieuse, continua: c’est vrai, ce que j’avance; àpreuve que le père Chaudrut t’a vue comme moi; -et le vieil hommequi manoeuvrait des cisailles approuva du bec: -un monsieur bien,un fils de famille, mâtin de chien, ce n’était plus de la petitebière! Mais ce n’était pas une raison pour faire sa tête et passerà côté des gens sans avoir l’air de les reconnaître.

La femme Teston en bâillait d’ahurissement. – Eh bien, aprèstout, dit-elle, Céline n’a pas tort; pourquoi donc qu’elledonnerait comme les autres sa jeunesse à un tas de galvaudeuxd’ouvriers qui lui mangeraient tout ce qu’elle gagne?

– Eh! dites-donc, vous, cria Chaudrut, tapez donc pas surl’ouvrier.

– Des galvaudeux comme vous, répliqua la mère Teston!

– Allons, allons, voyons, maman, laissez donc Chaudruttranquille, gémit la contre-maître.

– Moi, ce qui m’étonne, ricanait la petite, tout en curant seschicots avec des bouts d’épingles, c’est que, lorsqu’on se paie desmessieurs aussi ficelés, on ne se fasse pas payer en même temps desrobes neuves.

Céline fut piquée.

– Mais certainement, que je vais en avoir, et comme tu n’enauras jamais des robes! Va donc, hè, ton entreteneur à toi, c’estle général Pavé! Et puis, tiens, sais-tu, au lieu d’asticoter lesautres, tu ferais vraiment mieux de te mettre les joues sous lapresse, ça t’aplatirait peut-être les ballons qu’on t’a fourrésdans les gencives!

La femme Teston s’égueulait le visage à force de rire et sesyeux lui rentraient sous le front.

– Attrape ça, toi, dit-elle.

Mais la contre-maître menaça l’autre de la ficher à la porte sielle ripostait.

– En voilà assez, cria-t-elle, ma parole, ça devient une vraiehalle, ici!

Désirée, que toutes ces disputes n’intéressaient guère, segrattait la jambe sur laquelle folâtrait une puce. Elles’interrompit soudain et eut un haut de corps; Auguste venaitd’arriver, dans la salle du fond, et il semblait avoir une pochenoire sur l’oeil. Elle fut atterrée et se pencha un peu pour lerevoir; mais le jeune homme paraissait tenir à rester dans l’ombre,car il s’obstinait à tourner le dos au jour et à se dissimulerderrière une pile. Alors elle se leva et elle vit fort bien qu’ilavait un oeil au beurre noir.

Elle s’en fut auprès de lui et fit à voix basse: ah çà,qu’est-ce que vous avez? Venez dans la cour, j’ai à vous parlerd’abord; papa est revenu et je ne pourrai aller au rendez-vous, cesoir.

– Il dit: Ah! et baissa la main qui lui abritait la face.

– Vous vous êtes donc battu, reprit-elle, que vous avez l’oeilcomme une pomme pourrie?

Il prétendit être tombé et s’excusa de ne point la suivre, vu letravail pressé qu’il devait terminer avant son départ. – C’estbien, riposta la petite, d’un ton sec, en pinçant les lèvres, etcomme Chaudrut passait, rattachant la ficelle qui sanglait sablouse, elle s’enquit auprès de lui des motifs qui avaient faitpousser ainsi la paupière d’Auguste. Il déclara sur les cendres desa défunte ne rien savoir; elle n’apprit la vérité qu’une fois dansla cour.

Le marchand de rognures était venu; le contre-maître avait faitl’appel des hommes et toute l’équipe était descendue dans la souteaux vieux papiers. Auguste était avec les autres. Quand on fut enbas et qu’on eut ouvert la porte de cette cave, le jour ne filtraitque par un soupirail sur le gigantesque amoncellement des rognuresqui ressemblaient sous cette lueur jaune à un formidable monceau dechoucroute frisée et blonde. Le père Potier s’écria qu’une lanterneétait insuffisante et qu’il tenait à voir la qualité desmarchandises qu’il achetait. Alors Auguste était remonté avecAlfred pour chercher d’autres lumières. Il devait de l’argent à cecopin. Celui-ci, le matin, tout en étouffant son pierrot de vinblanc, avait tiré de sa poche huit ou neuf bouchons et il s’étaitdit: nom d’un bonhomme, on a rien bidonné, depuis hier au soir!Autant de chopines mortes, autant de bouchons qu’il resserrait, -C’était l’étiage de ses crues. – En attendant, il était sans le souet son ivresse devenait mauvaise. Il réclama à Auguste, qui avaittrente-cinq centimes en poche, les deux francs qu’il lui avaitprêtés pour conduire Désirée aux Folies-Bobino. La discussion avaitduré tant qu’ils étaient en quête de chandelles; une foisredescendus dans la cave et occupés à décroûter le tas des rognureset des maculatures pour les mettre en sac et les peser, la querelleavait recommencé et s’était close par la soigneuse tripotéequ’Auguste avait reçue.

Ce fut le contre-maître qui raconta l’histoire à Désirée; ellerevint tremblante s’asseoir à sa place.

Sa première pensée fut celle-ci: c’est un batailleur, ah bienmerci alors! Et puis, en admettant même qu’Auguste n’aimât pas àchercher noise à ses compagnons, quand on écoppe une pareilleraclée, on est ou un homme pas brave ou un homme pas fort; et ellese trouvait humiliée d’avoir un amoureux qui, contraint à sebattre, ne roulait pas les autres. Puis, cette paupière gonflée luifit peine, elle avait envie de pleurer; Auguste ne disait rien,mais ça devait lui faire bien mal! Il devait avec cela êtrejoliment gêné! Elle se figurait combien c’était vexant pour unhomme de se montrer à celle que l’on aime dans un tel état! Elle envint à songer enfin au sourire goguenard du contre-maître lorsqu’illui avait avoué qu’Auguste avait emprunté de l’argent pour promenersa belle. – Au fait, elle avait peut-être eu tort; elle devait biensavoir qu’il gagnait très peu et que les parties qu’ils avaientcommises avaient coûté cher. Il est vrai que si sa bourse quin’était jamais bien grosse, puisque son père lui réclamait pour sanourriture, son blanchissage et son logement, dix francs parsemaine, avait aidé au paiement de ces réjouissances, jamais ellen’aurait pu faire honneur à son amoureux en achetant une capuche etun filet noeufs.

Elle pensa d’abord à aller trouver Alfred et à lui payer lesdeux francs, puis elle se fit la réflexion que cela lacompromettrait par trop et qu’elle ferait ainsi passer Auguste pourun je ne sais quoi, et puis deux francs c’était une somme. C’estégal, le pauvre garçon était sans le sou; peut-être n’avait-il pasde quoi fumer! Elle eût voulu le savoir, et avec cette bontéimbécile qui souhaite des malheurs pour les réparer, elle auraitété satisfaite qu’il n’eût pas de quoi rouler des cigarettes, afinde pouvoir en chercher un paquet, et le lui offrir.

Quoi qu’il en fût, elle était prise d’un grand attendrissementet elle se reprochait le ton sec avec lequel elle lui avait parlétout à l’heure. Elle n’y tint pas. Auguste était seul, dans soncoin; elle se leva et, ne sachant comment lui témoigner qu’ellen’était point fâchée contre lui, elle s’approcha et, sans lever lesyeux, lui tendit la joue.

Auguste était aussi très ému; il l’embrassa doucement, et, commele baiser se prolongeait, Désirée, rouge comme une cerise, se sauvajusqu’à sa place et répondit que les oreilles lui cuisaient quandla contre-maître s’informa de ce qu’elle avait bien pu faire pouravoir ainsi le sang à la tête.

Céline avait suivi toute la scène des yeux. Elle se demandaittoujours s’il fallait brusquer les choses ou les laisser aller;elle se demandait encore si, avant de parler mariage avec Auguste,il ne vaudrait pas mieux consulter son père. Depuis qu’elle étaitarrivée à prendre d’assaut son peintre, toutes ses humeurs, toutesses lubies avaient disparu et elle était pleine d’indulgence pourles amours de sa soeur. Autant les couples heureux l’avaient faitjadis sauter de rage, autant, maintenant, ils lui paraissaientmériter qu’elle s’y intéressât. Auguste ne lui plaisait toujourspas beaucoup; il avait quelque chose de timide et de froid qui lagênait. Il manquait de rigolade et d’entrain, mais en fin decompte, elle n’avait aucun grief à lui reprocher; il s’était mêmetoujours conduit honnêtement avec elle, soldant ses consommationsaussi bien que celles de sa soeur, lorsqu’ils se trouvaientensemble. Il avait soutenu Désirée quand elles étaient en bisbille;mais c’était naturel, chacun défendant son bien; et puis elle étaitcomme toutes les femmes qui, n’ayant plus rien à envier pour elles,s’intéressent aux affaires des autres, aiment à se mêler de ce quine les regarde pas, barbotent dans les écheveaux embrouillés, lesembrouillent davantage et s’efforcent d’autant plus de les démêlerqu’elles n’y ont pas d’intérêt sérieux.

Tout bien considéré, il eût peut-être été plus sage de laisserAuguste se morfondre sans rendez-vous, pendant des mois; mais, d’unautre côté, la petite pouvait devenir quasi folle, le rejoindrequand même et culbuter. Le baiser qu’elle venait d’offrirl’inquiéta. – Elle conclut que mieux valait en finir, emmenerAuguste, lui poser carrément la question, se débattre ensuitecontre son père.

Elle avait l’air si étrange lorsqu’elle l’aborda, qu’Augustecraignit un malheur et la rejoignit aussitôt, dans la rue. Ils nedirent mot sur le trottoir; alors Céline le mena chez un marchandde vins et là, épaulés contre des lauriers en caisse, ils seregardèrent d’un air assez embarrassé, tout en tournant avec unecuiller de fer battu le barège de leur absinthe.

Malgré son assurance, Céline ne savait trop comment tenterl’abordage. Elle prit des chemins de traverse, parlant de la petitefille qui était à l’atelier, disant que c’était bien gentil lesenfants, que si elle avait été mariée, elle aurait voulu enavoir.

Auguste gardait le silence; d’abord parce que le subitenthousiasme de Céline pour les douceurs de la maternité luiimportait peu; ensuite parce que son oeil lui faisait mal.

– Est-il vrai, continua-t-elle, que vous ayez reçu ce coup depoing à cause de ma soeur?

Il répondit que ce n’était pas précisément à cause d’elle;c’était pour des affaires entre Alfred et lui; il avait été frappéd’ailleurs quand il ne le prévoyait pas; – c’est égal, si lescamarades ne l’avaient pas retenu, son adversaire aurait passé unfichu quart d’heure; il le rattraperait du reste!

Céline l’écouta patiemment exhaler ses menaces et sesplaintes.

– Tout cela, c’est bien embêtant, reprit-elle; tout le monde àl’atelier est convaincu que Désirée est la cause de cette bataille;ça lui fait du tort, on la regarde et l’on cancane. Ah! Et puiszut! Tenez, je vais vous dire la chose de suite, moi, ne lanternonsplus. Voulez-vous l’épouser, oui ou non?

Auguste devint cramoisi et son oeil poché se fonça. Il balbutia:- Mais oui, certainement, je l’aime bien, mais cependant, ilfaudrait avoir un peu de temps devant soi pour réfléchir.

– Réfléchir à quoi? s’écria Céline. Voyons, pas de motsinutiles; parlons peu, mais parlons bien. Voici la situation:Désirée n’est pas mal de sa personne; elle a un oeil qui n’estpeut-être pas très droit, mais peu importe; d’abord, comme dit monpeintre qui l’a entrevue, un oeil qui tourne un peu, c’est commeune mouche bien placée sur un visage, ça attire! – Auguste eut leregard ébahi d’un homme qui ne comprend pas. -Céline se hâta depoursuivre, craignant qu’il ne réclamât une explication qu’elle sesentait absolument incapable de lui donner. – La phrase l’avaittellement étonnée quand elle lui avait été dite qu’elle l’avaitretenue et qu’elle la roulait, dans sa tête, sans comprendre cequ’une mouche sur un visage pouvait bien avoir de commun avecl’oeil de sa soeur. Elle continua: – Je n’ai pas à parer mafamille, mais Désirée est une ouvrière hors ligne qui gagne parfoisvingt francs par semaine. Dans ces conditions, ce ne sont pas lespartis qui manquent, vous pouvez le croire; ce n’est donc pointl’embarras du choix qui me fait vous parler. Vous apportez quoid’ailleurs? De la conduite et vos deux bras, tout cela ne faitjamais que quarante centimes l’heure; mince de fricot! Mais peuimporte, si vous vous aimez. écoutez-moi bien: – papa est deretour, Désirée a dû vous le dire. – Vos réunions vont tomber dansl’eau. Ma soeur ne choppera pas, je suis là. – C’est pas la peinede me regarder ainsi; moi je suis bâti autrement qu’elle; si j’aifauté, c’est que ça m’a fait plaisir; je n’en suis pas moins unehonnête fille d’ailleurs. Vous dites quoi? Que vous le savez?Parbleu, vous n’avez pas de mérite à le savoir, c’est connu!Voyons, ce ne serait pas gentil: un petit ménage avec des enfants,une jolie chambre en noyer, des rideaux blancs, de l’amour plein lelit, des bouteilles dans l’armoire et, si l’on est sage, du rôti,tous les dimanches. Hein! Ça vaut la peine qu’on y pense; le pèreest un brave homme, la mère ne gêne pas, la soeur vous laconnaissez, balocheuse, mais pas méchante; reste à s’assurer si lepapa ne dira pas non. Dame! C’est une autre question, mais je m’encharge. Il faut d’abord que je sache à quoi m’en tenir avec vous; -seulement dépêchons, il me faut une réponse avant que je m’enaille, et je décampe dans trois minutes.

Auguste suait à grosses gouttes. Il annona un oui sansenthousiasme.

– Alors tout va bien, continua l’autre, nous allons commencer lamanoeuvre. – L’absinthe ça fait combien? – Le jeune homme nes’interposa pas; il n’avait plus que trois sous, l’achat d’uncornet de tabac lui ayant raflé les quatre autres, et puis, commedisait Céline, en allongeant sa pièce, nous n’avons plus à nousgêner entre nous, nous sommes maintenant en famille.

Il resta très ahuri. Il eût à coup sûr mieux aimé rester garçon,préféré avoir Désirée comme maîtresse plutôt que de l’avoir tout desuite pour femme, mais il savait parfaitement que c’étaitimpossible. Elle ne lui avait pas caché d’ailleurs sa façon depenser là- Dessus; mais c’est égal, il eût voulu pouvoir prolongerainsi la situation, comptant sur un hasard, sur n’importe quoi.d’un autre côté ce n’était pas une vie que d’être toujours sans lesou; or Désirée était un parti avantageux, puis cela ferait plaisirà sa mère qui, ainsi que la plupart des femmes impotentes etvieilles, aspirait à voir marier son fils. Il se ratiocinait toutesces raisons, se ressassant: j’ai dit oui, je vais sauter le fossé,mais comment faire? Et, malgré tout, l’idée qu’il allait perdre saliberté le chagrinait. Il en venait à espérer par moments queVatard s’opposerait au mariage et, une minute après, quand il sereprésentait le tableau dépeint par Céline: une chambre propre etclaire, Désirée en caraco blanc, l’époussetant, toute fière de sesmeubles, il avait peur d’être refusé.

Ballotté à gauche, à droite, ne voulant pas et voulant plutôt,il finissait par être très abasourdi. Il n’avait bu qu’uneabsinthe, trempée d’eau et de gomme, et il se sentait béatementsoûl. Une réflexion traversa cependant la brume de ses idées etacheva de le convaincre qu’il n’avait pas eu tort de répondre oui.Des bruits circulaient dans la maison Débonnaire, on disait que lepatron s’était disputé avec le contre-maître et qu’il allaitprobablement lui régler son compte. Si l’histoire était vraie, quiprendrait la place? Personne à l’atelier n’était capable de laremplir. Le nouveau chef serait choisi dans une autre maison et ilamènerait comme toujours avec lui des camarades. Les ouvriersmédiocres seraient mis dehors et remplacés par d’autres; ceux-là nevaudraient sans doute pas mieux, mais ils seraient du moins lesamis du contre-maître. Auguste ne se dissimulait point qu’au caséchéant, il risquait fort d’être congédié. La perspective de setrouver sans position sur le pavé lui fit courir un froid surl’échine. S’il épousait Désirée, il était par cela mêmeinattaquable, la contre-maître aimant la petite et la femme Testonfaisant la pluie et le beau temps auprès des patrons.

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