L’escalier d’or

Chapitre 10Nouvel essai sur les mœurs du Palais-Royal.

 

« On me dit : ‘Pourquoi es-tutriste ?’ Pourquoi serais-je gaie ? Comme tout répond peuà ma vie intérieure ! Chaque effet a sa cause : l’eaun’ira pas courir gaîment, en chantant et en dansant, si son litn’est pas fait pour cela ; ainsi, je n’irai pas rire si unejoie intime ne m’y porte. »

Bettina D’Arnim.

 

Quand j’étais jeune et que j’allais au bal, –si tant est, ce qu’à Dieu ne plaise, que j’aie jamais mené une viemondaine ! – j’éprouvais, certes, moins de fièvre etd’impatience qu’au moment de me rendre chez mon voisin, qui faisaitdanser quatre chats dans une soupente, – ou presque ! – de larue des Bons-Enfants. Mais c’était justement là que phénomène queBlaise Pascal appelle « divertissement » prenait soncaractère et pour ainsi dire essentiel.

L’âge des déguisements étant passé pour moi,je ne revêtis point le pourpoint à dentelles de Don Juan, ni lasouquenille de son valet, ni tout autre attirail, destiné à donnerle change sur ma mince personnalité. Cependant, je n’en sentais pasmoins se former en moi un personnage désinvolte, hardi, curieux etsentimental, qui représentait assez bien à mon imaginationl’habitué des bals masqués.

Aussi arrivai-je chez Valère Bouldouyr de fortbonne heure. Paré d’une vieille robe de chambre à fleurs, il erraitd’un air assez content dans ses trois petites pièces. Elles étaientornées de fleurs en assez grand nombre, et l’une d’elles,transformée en buffet, montrait sur une table blanche despâtisseries, des boîtes de conserves, un saladier d’ananas etquelques bouteilles à tête d’or. À côté, j’entendis de grandséclats de rire.

– Les enfants s’habillent, me confia-t-il.

Au bout d’un moment, je vis apparaîtreFrançoise Chédigny, toute poudrée, vêtue de la robe à paniers,semée de fleurettes roses, et du corsage lacé en échelle, quej’avais aperçus de ma fenêtre. Décolletée assez bas, elle montraitdes épaules de perle, grasses et finement tombantes, et unepoitrine, dont le charmant volume s’accordait bien avec sondéguisement. Sous ses cheveux couleur de neige, ses grands yeuxverts s’ouvraient avec une candeur et une gaîté, qui vousinspiraient pour elle mille sentiments émus, tendres etcontradictoires.

Elle fut suivie peu après par deux jeunespersonnes, ses amies, à ce que j’appris, qui s’appelaient Marie etBlanche Soudaine, l’une en Espagnole, l’autre, toute jeune, et quiportait le plus galamment du monde un travesti napolitain.

Mon insolite présence n’arriva point à tarirl’entrain, la joie, l’abandon de ces trois fillettes. À lesentendre, je comprenais la secrète joie de Valère. Y en a-t-il uneplus grande, quand on a son âge, que d’offrir à des êtres jeunesune source de plaisirs, que les circonstances mêmes de leur vieleur défendront toujours ?

Tandis qu’elles parlaient, dans un pépiementininterrompu de volière, je vis surgir le compagnon habituel deBouldouyr. Sous le bicorne d’un Incroyable, vêtu de jaune et denoir, un lorgnon carré dans l’œil, le col entouré de plusieursétages de mousseline, je retrouvai son visage agréable et distrait,ses boucles blondes qui flottaient au vent. Son nom, – LucienBéchard, – ne me renseigna guère sur ses singularités. FlorentinMuzat, en Pierrot, survint tout aussitôt en compagnie d’unmousquetaire efflanqué et myope qui me fut présenté commeM. Jasmin-Brutelier. Ces trois personnages sortaient d’uncabinet étroit, où ils s’habillaient à tour de rôle. Il ne manquaitplus que le violoniste, et, dès qu’il fut arrivé, la fêtecommença.

Singulière fête, en vérité ! Ces gensvalsaient dans un bien étroit espace, aux sons nostalgiques que levioloniste tirait de son instrument. Mais leurs yeux brillaient,mais une animation extraordinaire les entraînait, mais il mesemblait qu’un pétillement d’esprit faisait jaillir de leurs lèvresdes paroles vives et joyeuses, – sauf en ce qui concernait lepauvre Florentin Muzat, qui, tantôt avec l’une, tantôt avecl’autre, s’efforçait de reconstituer, pas à pas, les éléments d’unrythme dont la cadence lui manquait. Une telle bienveillancedirigeait cependant les trois jeunes filles que chacune, à tour derôle s’efforçait de faire partager à l’innocent un peu du bonheurqu’elle éprouvait.

Quand chacun se fut bien trémoussé, la musiqueun instant s’arrêta, et l’on vaqua aux soins du souper.

Françoise, essoufflée, venait de s’asseoir ets’efforçait de rafraîchir ses joues enflammées à l’aide d’un grandéventail de plumes noires.

Je m’installai à côté d’elle.

– Eh bien, mademoiselle, lui dis-je, êtes-vouscontente ?

– J’aime tellement le monde !Répondit-elle, avec feu.

Je ne pus m’empêcher de sourire. Ainsi,c’était là ce qu’elle appelait le monde, et ces petites piècesbizarres où il y avait exactement place pour trois couples, luitenaient lieu des plus belles soirées ! Mais quoi, leséléments qui y étaient réunis n’étaient-ils pas les mêmes quepartout ailleurs ? Mlle Chédigny n’avait-elle pas raison deles trouver chez Bouldouyr, aussi bien que chez cette princesseLannes, dont les réceptions donnaient à mon coiffeur des boufféesde snobisme innocent ?

– Jamais, jusqu’ici, je n’avais assisté à unvrai bal, dit encore Françoise. J’ai été si sévèrement élevée parmes parents et je me suis tant ennuyée chez eux ! Notre maisonest une prison véritable, on ne sort pas, on ne parle jamais que decommerce, on ne voit que les marchands respectables et vaniteux duvoisinage. Ceux qui sont gentils et de relations agréables, mesparents les méprisent. Ils croient que c’est distingué des’ennuyer ! Mon seul plaisir est de venir ici. Le jour où j’aidéclaré à mon oncle que je serais heureuse d’assister à une petitesauterie, il a organisé ces réunions où je m’amuse tant !

– Mais vos parents ?

– Je suis dactylographe, : je travailletout le jour à la banque privée Caïn frères. J’ai dit à ma familleque nos patrons nous demandaient quelquefois de fournir des heuressupplémentaires, le soir, et, comme je leur remets fidèlement leproduit de ce travail nocturne, ils me croient et me laissentsortir…

Elle riait de son mensonge, avec cetteespièglerie puérile qui avait tant d’attraits dans ce visage déjàpensif. Ses grands yeux verts respiraient une telle confiance etune telle sincérité que l’on eût voulu, tout aussitôt, aider aubonheur de Mlle Chédigny, lui donner à sourire, à se plaire, entreren lutte avec ses ennemis pour la protéger et se dévouer à sacause. Pourquoi, par leur seule vue, certaines femmes nousrabaissent-elles ? Et pourquoi d’autres, tout aussispontanément, nous civilisent-elles ? Françoise Chédigny, quin’était qu’une humble dactylographe, rien qu’en vous regardant deson beau regard couleur d’algue flottante et d’horizon marin, vouspoussait tout doucement dans un roman de chevalerie !

Je rêvais ainsi, en l’écoutant me dépeindre latristesse de son enfance, l’intérieur familial, morne et grondeur,toujours traversé par des orages financiers, un père rancunier,bouffi de vanité, injuste, une mère acariâtre, violente, jalouse,et la triste succession des jours dans un local sombre et puant lamoisissure.

Mais M. Jasmin-Brutelier nousinterrompit :

– Venez, dit-il, tout est prêt ! Onsoupe !

– Patron, criait Lucien Béchard, où sont lestenailles ? Les bouteilles sont diablement bienbouchées !

Nous nous approchâmes de la table ;quatre candélabres surmontés de bougies l’éclairaient ; lanappe était semée de violettes. Les boîtes de conserves, ouvertes,exhalaient des parfums divers. Une salade de homard, préparée parles petites Soudaine, était vouée, dans cette nature-morte à lafiguration des blancs et des roses.

– Crois-tu que c’est chic ? RépétaitBlanche Soudaine, en sautant sur ses pieds. Je suis sûre que cen’est pas mieux chez les princes !

Nous nous assîmes. Le repas commença…

Je ne crois pas avoir assisté de ma vie à unsouper aussi gai. Je ne dirai pas combien de fois l’on fit lesmêmes plaisanteries ; je ne répéterai pas les phrases dont seservit M. Bouldouyr pour porter un toast dans lequel, en monhonneur, il usa tout particulièrement, d’un vocabulaire symboliste,qui, je le crains, ne fut pas goûté par son auditoire autant qu’ille méritait ; je ne dénombrerai pas les coups d’œil langoureuxcomplices, moqueurs ou passionnés, échangés d’une part entre monamie Françoise et M. Lucien Béchard, et d’autre part, entreM. Jasmin-Brutelier et Mlle Marie Soudaine ; je nedécrirai pas la gaîté avec laquelle on décida de considérer lesbouteilles vides comme des bêtes de battue et d’en faire un tableauque l’on dénombra avec fierté.

À la fin du souper, Blanche Soudaine, quiavait une petite voix aiguë, accepta de chanter et, grimpée sur unechaise, nous berça d’une barcarolle langoureuse, à laquelle soncostume ajoutait plus de conviction. Je ne sais pas d’ailleurs sila vue de ses jolis yeux noirs, brillants comme ceux d’une mésange,d’un cou blanc, qui se continuait par une charmante naissanced’épaules, et de deux jambes potelées et nerveuses, fut tout à faitétrangère aux compliments que nous lui fîmes sur son sentimentmusical. L’impression générale de confort et de bonheur que nouséprouvions, ce fut le pauvre Florentin Muzat qui se chargea de larésumer.

– On se sent du velours partout !déclara-t-il.

Mais Marie Soudaine s’écria :

– Ciel ! Déjà onze heures etdemie !

Ce fut une bousculade. Les trois jeunes fillescoururent à la chambre de Valère Bouldouyr, les hommes, au cabinetde débarras qui leur servait de vestiaire. Peu de temps après, toutle monde reparut : hélas ! plus de robes à paniers, deperruques, de plumes, de grandes manches flottantes, de cravates demousseline ! Chacun avait revêtu son habillement du jour, ici,de mornes vestons, là, de simples corsages gris ou noirs, un peu depaille d’où pendait une rose de toile. Ce fut une belle déroutedans l’escalier !

Je compris pourquoi, le jour où j’avais voulutrouver la clef de l’énigme, je n’avais vu qu’une rue déserte et uncoin de porte fermée.

– Restez encore un moment, me ditM. Bouldouyr, vous n’avez pas de bureau, vous, ni de famillesoupçonneuse…

Le souper, tantôt si brillant, n’était plusqu’un pauvre amas d’assiettes sales, des serviettes en tapons, debouteilles couchées, de fleurs qui se fripaient. Cela avait quelquechose de piteux et de désolant.

– Ma femme de ménage débarrassera cette tabledemain, dit Bouldouyr. Vous êtes gentil, monsieur Salerne, de nepas vous ennuyer avec nous ! Que voulez-vous ? Amuser manièce est le seul bonheur de ma vie… Vous avez lu mes vers, moncher ami, vous savez combien de fois j’y évoque des fêtesmystérieuses, dans des parcs de Watteau, avec des cygnes quitraînent sur les eaux, des statues qui blanchissent dans lessous-bois, et des femmes au beau nom sonore, des princesses deDécaméron, des infantes, Cléopâtre ou Titania… Je les écrivais dansune pauvre chambre sale et sans meubles, dont le seul ornementétait une affiche de Chéret, qu’un ami m’avait laissée… Etmaintenant, j’organise de petits soupers, afin de donner la mêmeillusion féerique à une nièce qui n’a aucun plaisir de la vie, àdeux de ses amies, dactylographes comme elle, à un voyageur decommerce sans grand avenir, à un commis de librairie qui a deslettres et à un idiot… Vous voyez que c’était bien madestinée : elle a toujours eu quelque chose de médiocre et deraté !…

– Allons donc ! votre réunion, je vousassure, n’avait rien de raté. Jamais je ne me suis senti dans unesociété plus agréable, ni plus jeune !

– Est-ce vrai ? Est-ce bien vrai ?Tant mieux alors ! Vous reviendrez ?

Et comme je le lui promis, ilajouta :

– Moi, je vais lire. Lire des vers. Les poètesde ma jeunesse. Je souffre d’une cruelle insomnie. Je ne m’endorsjamais avant quatre ou cinq heures du matin. Mais qu’importe,n’est-ce pas ? Avec de bons livres, ses souvenirs…

Il n’acheva pas, je vis dans son regard émupasser l’ombre légère de Françoise Chédigny. Au fond, n’était-ilpas un peu amoureux d’elle ?

Mais moi-même ne pensais-je pas, plus que deraison, à ses épaules rondes et grasses, à sa bouche rieuse et unpeu grande et à ses yeux, si candidement ouverts, troubles comme del’eau remuée, tandis que, butant un peu et un pauvre bougeoir decuivre à la main, je descendais les marches de l’escalierd’or ?

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