L’escalier d’or

Chapitre 8Où le lecteur commencera de savoir où mène l’escalier d’or.

 

« Le besoin de la correspondanceparfaite entre le dedans et le dehors des choses, entre le fond etla forme, n’est pas dans sa nature. Elle ne souffre pas de lalaideur ; à peine si elle s’en aperçoit. Pour moi, je ne puisqu’oublier ce qui me choque, je ne puis pas n’être paschoqué. »

Henri-Frédéric Amiel.

 

Quelques jours après, je me rendis àl’invitation de M. Valère Bouldouyr. Quelle ne fut pas masurprise, devant sa porte, de reconnaître qu’il habitait la maisonoù mon mystérieux voisin donnait d’invraisemblables fêtes ! Lapensée, un moment, m’effleura que c’était lui ; mais je ris decette tournure d’esprit qui pousse toujours au roman monimagination trop logique.

L’escalier de vieille pierre usée, large, douxau pas, se développait entre une muraille peinte en faux marbre etune rampe basse, dont la ferronnerie alerte étirait des entrelacsélégants comme une signature de poète. Mais, au troisième étage, ilcessa pour faire place à un palier, sur lequel deux autresescaliers se greffaient, l’un à droite, l’autre à gauche, ceux-ciétroits, incommodes et tournants. Je ne savais dans quel sensm’orienter, lorsque je m’avisai que l’un d’entre eux grimpait lelong d’un mur tendu d’étoffe, ce qui me décida. Je reconnus aupassage des lés de damas ancien, d’une belle couleur d’or,autrefois éclatants, maintenant ternis et tachés par places, maisencore magnifiques. On montait, je dus me l’avouer, dans une sortede rayonnement, qui vous caressait et vous faisait oublier lesmarches hautes et non cirées et l’humilité mélancolique del’endroit.

– Ce Bouldouyr, me disais-je, est encore plusfou que je ne croyais. Pourquoi diable accroche-t-il au dehors cesvieux lampas ?

Je m’arrêtai devant une petite porte àlaquelle pendait une tresse de soie, terminée par un masquejaponais.

Ce fut M. Bouldouyr lui-même quim’introduisit chez lui. Un étroit corridor franchi, nous entrâmesdans une pièce qui faisait face à la mienne. C’était donc bien iciqu’avaient lieu ces réunions nocturnes qui m’avaient tantintrigué ! Mon bonheur, à cette découverte, devint une sortede frénésie, dont j’eus toutes les peines à cacher à mon hôtel’anormal excès. Lui-même, ignorant mon caractère, put prendre pourles marques d’une nature exceptionnellement expansive les effusionsque je lui prodiguai, – ou peut-être aussi pour délire d’uneadmiration longtemps comprimée.

Notre conversation se ressentit, bien entendu,de cette équivoque.

– Je suis ému, monsieur Bouldouyr, plus émuque je ne saurais vous le dire, d’entrer chez vous.

– Vous me comblez.

– Non, non, vous ne pouvez pas mecomprendre ! Il y a des mois que j’attends ce moment, cetteheure unique pour moi…

– Ah ! mon ami, vous feriez rougir levieil homme que je suis !

– Quel merveilleux endroit voushabitez !

– Vous voulez plaisanter… Le gîte bien humbled’un pauvre diable…

– Et cet escalier extraordinaire qui vous mèneon ne sait où !

Ici, mon voisin sourit tristement :

– Je l’appelle l’escalier d’or. Je voudraisqu’en s’y engageant, on comprît qu’il vous conduit ailleurs, en unlieu où les autres ne vous conduisent guère, dans l’Illusion,peut-être ! Il n’y a ici qu’une misérable mansarde, monsieur,mais quelqu’un habite cette mansarde, qui a failli être un poète etqui n’a jamais cessé, quelque triste et recluse que fût sa vie,d’aimer la poésie plus que tout ! De mon temps, on étaitainsi ; je crois que les nouvelles générations sontdifférentes. « Un homme au rêve habitué », voilà ce queje suis, monsieur, si l’ose employer, pour mon humble usage,l’expression dont mon maître s’est servi pour qualifier un des pluspurs d’entre nous. Peut-être me prendrez-vous pour un vieilimbécile, mais je vous jure que ma foi dans cette déesse n’a jamaisfaibli !

Bouldouyr tint à me faire visiter sa maison etadmirer ses trésors, trésors bien modestes pour tout autre que lui,– ou que moi ! La pièce où je venais d’entrer lui servait à lafois de salon et de bureau ; de bons gros meubles commodes etsans grâce y prenaient ces airs tranquilles, accueillants, qu’ontles domestiques qui ont vieilli dans une même maison. Mais, dans uncoin, j’avisai un secrétaire vénitien, en marqueterie, avec destiroirs bombés et une double glace verdie, sous une corniche ornéede fruits et de fleurs.

– C’est mon ami Justin Nérac qui me l’alaissé, me dit modestement Bouldouyr.

La salle à manger était à peu près vide, mais,dans la chambre, à côté d’un divan bas, qui servait de lit, unebelle commode Louis XVI étalait ses formes élégantes et solides àla fois et les riches rosaces de ses bronzes dorés.

– Mâtin ! Dis-je avec admiration.

–C’est mon ami, Justin Nérac qui me l’alaissée, répéta Bouldouyr, avec la même modestie. Tout ce qu’il ade bien dans cette maison me vient de lui.

Je distinguai au-dessus du divan de petitscadres ; je m’approchai : c’étaient deux billets, ornésdes caractères admirables d’une écriture unique au monde.

– Stéphane Mallarmé m’a fait l’honneur dem’écrire plusieurs fois, monsieur. Ce sont là mes titres degloire !

– L’avez-vous connu ?

Il ne répondit pas tout de suite.

– Oui, dit-il enfin ; il a daigné merecevoir. J’ai entendu plusieurs fois le plus grand artiste de tousles temps créer avec de simples paroles, les mêmes qui servent àtous, ces images divines et ces histoires enchanteresses quidonnaient à l’univers sa vérité éternelle. Ma vie n’a pas étéveine. Je n’ai rien obtenu de ce qu’ont possédé les autres hommes,non, rien ; mais cette dignité suprême, du moins, m’aura étéconférée…

Et, ouvrant les tiroirs de son bureauvénitien, il me désigna des monceaux de lettres.

– Et voici toute la correspondance de mon amiJustin Nérac, que personne ne connaît plus et qui avaitl’intelligence, la grâce et l’esprit d’un homme qui, en songe,aurait été chaque nuit l’hôte de Titania… Il est mort dans un asilede fous, monsieur !

Je vis bien autre chose dans le logis de monnouvel ami, je vis des plaquettes rarissimes et les premièreséditions d’écrivains aujourd’hui illustres et naguère encoreinconnus, – ai-je laissé comprendre que ma seule passion en cemonde était la bibliophilie ? – je vis une curieuse vued’optique, où un palais qui semblait bâti par un architecte nègrepour jouer Racine aux îles Haïti laissait voir la perspective d’unemer démontée, – et peut-être démontable, – je vis une frégate, avectoute sa voilure, captive dans les pôles verdâtres d’une bouteille,où un marin l’avait carénée et mâtée, je vis ces boules de verre àcœur multicolore, où il semble toujours neiger des confettis, jevis des coffrets de coquillages, une statuette nègre, des affichesreprésentant Anna Held, la Goulue ou Méphisto, – touchantstémoignages d’une époque perdue ! – je vis un bâton qui avaitappartenu à Verlaine et un vieux chapeau de Petrus Borel, enfinmille objets excentriques, charmants ou saugrenus, qui composaientà mon vieil ami le plus bizarre musée.

J’avisai une mauvaise photographie d’amateurdans un joli cadre rococo. Je la regardai mieux : ce pâlevisage aux yeux clairs…

– Vous la reconnaissez, me dit Bouldouyr,c’est Françoise… Et ici encore, je ne me plaindrai pas de la vie,j’ai connu, monsieur, la royauté de l’esprit, j’ai connu la beautéd’une amitié inaltérable, et je connais maintenant le miracle de cemonde : la tendresse unie à la pureté !

… Je ne sais pas s’il y a, de-ci, de-là,monsieur Bouldouyr, un seul vers, dans votre œuvre, qui soit digned’aller à la postérité, je ne sais même pas si quelque chose devivant les a animés au jour de leur naissance, mais la poésie quirègne dans votre cœur, ah ! celle-là, je la sens profondément,et elle me touche jusqu’aux larmes ; celle-là, aucunedéconvenue, aucune déception, ni l’âge lui-même, ne l’ont détruite,et jamais je n’ai mieux compris à quel point vous êtes un poètevéritable qu’en vous entendant parler d’un grand écrivain, d’un amimort ou d’une petite fille vivante et que vous aimez !

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