L’escalier d’or

Chapitre 11Coup d’œil général sur le passé.

 

« Qu’est-il arrivé de cettesociété ? Faites donc des projets, rassemblez des amis, afinde vous préparer un deuil éternel ! »

Chateaubriand.

 

À dater de ce jour, commença mon intimité avecM. Valère Bouldouyr et la petite société qui s’était réunieautour de lui. Toutes les occasions étaient bonnes pour nousrencontrer, tantôt chez moi, tantôt rue des Bons-Enfants. Leplaisir que j’éprouvais dans leur groupe venait, je crois, de laliberté qu’on y respirait. Personne n’y montrait le moindrecontrainte, et sans morgue, comme sans vanité, s’abandonnait auxmouvements d’une nature demeurée spontanée et parfois mêmepuérile.

J’ai reçu du ciel le don d’inspirer lasympathie. Bientôt, Lucien Béchard devint un de mes amis lesmeilleurs. Il voyageait pour le compte d’une grande maisond’édition, et, de temps en temps, il s’en allait en provinceinspecter les librairies et leur offrir les dernières nouveautés deses patrons. Il exerçait ce métier avec plaisir, et il y déployaitune gentillesse qui l’aidait à y réussir. Il partait tantôt pourl’Auvergne, tantôt pour le Bourgogne, et je remarquai que,lorsqu’il était absent, Françoise Chédigny semblait moins heureuse.Une sorte de voile faisait ses yeux moins lumineux, – plus grave,son visage souriant. Il fallait le retour de Béchard pour qu’elleretrouve le secret de sa lumière et de ses expansions. Leremarquait-on autour de moi ? Je l’ignore. En tout cas, rienn’eût paru plus naturel, car tout le monde adorait Lucien Béchard,et comment en eût-il été autrement ? Avec son caractèreimprévu, capricieux, sa gaîté naïve, ses sautes d’humeur, saloyauté, il répandait autour de lui autant de confiance qued’agrément.

Quand je le voyais actif, passionné, plein dedésirs, de projets et d’inventions délicates et burlesques, je medisais avec mélancolie qu’il était beau d’avoir vingt-cinq ans etde les avoir à sa façon.

Jasmin-Brutelier était plus sérieux et même unpeu dogmatique. Il aimait les conversations suivies et méthodiqueset parlait volontiers de politique et de philosophie avec uneintolérance extrême. Mais nous excusions ses violences à cause dela générosité de ses théories. Il avait une de ces cultures, sifréquentes de nos jours et qui donnent facilement à ceux qui ensont victimes l’illusion néfaste qu’ils savent tout. C’était uncamarade d’enfance de Béchard, lequel était fils d’un petit éditeurque Bouldouyr avait beaucoup connu et qui avait fait faillite enimprimant dans un moment d’enthousiasme, le Jardin des CentIris, les Essors vaincus et autres manifestationslittéraires de ce genre. Pour Muzat, l’oncle Valère, comme nousl’appelions tous, l’avait rencontré par hasard, un jour où ils’était égaré, et l’avait adopté, un peu par pitié, un peu aussi àcause de la curiosité qu’il apportait aux oracles bizarres de cetinnocent.

Tels étaient mes nouveaux amis ; telleétait la petite société où j’accoutumai de passer bien des heures.Elle est dispersée aujourd’hui, aussi loin de moi, aussi perduedans le vaste univers que les fleurs, réunies par le caprice d’unesaison, quand l’automne est venu, mais je n’y pense jamais sans unserrement de cœur, ni parfois, sans une larme. Il faut bien direque j’en ai peu connu de plus propre à nous réconcilier avecl’humaine nature : chez ces petites gens, rien m’empoisonnaitle plaisir de vivre ; ni ambition démesurée, ni vanité, niamour trop exclusif de l’argent, mais ce plaisir de vivre, il fautle dire, était rare et limité. Le travail constant, bien des soucisde famille ou d’établissement leur laissaient peu d’issues pour seréjouir ; aussi chaque occasion de divertissement leurdonnait-elle une vraie portion de paradis et la goûtaient-ils enconnaisseurs. Et le meilleur à leurs yeux était de se réunir et demettre en commun leur humeur du jour, grise ou dorée, – ou cesapparences de bal et de soupers que Bouldouyr leur offrait, afinque sa nièce Françoise eût sa part d’illusion, ou comme il disaitdans son langage naturellement affecté, « montât quelquesmarches de l’Escalier d’Or » !

Je me souviens qu’un soir j’étais accoudé aubalcon avec Mlle Chédigny. Dans l’intérieur de l’appartement,Bouldouyr récitait quelques vers des poètes de son temps à Béchardet à Jasmin-Brutelier, qui n’en comprenaient pas toujours le sens,mais qui n’eussent osé l’avouer pour un empire. La jeune filleregardait, au delà des toits d’en face, le soleil, avec ses rayonset ses écumes d’or, former une sorte de gloire qui descendaitlentement, s’enfonçait dans le ciel.

– Que c’est beau ! me dit-elle.

Puis elle soupira. Et comme je lui endemandais la raison, elle ajouta :

– Je n’aime pas me sentir heureuse. Quand jesuis triste, je sens que cela passera, et cette pensée me donne ducourage, mais quand j’ai du bonheur, je sais aussi qu’il va passer,et cela me désespère…

– Bah ! votre bonheur n’est pas si grandque vous puissiez avoir peur pour lui !…

– Vous ne savez pas ce qu’il est pour moi,murmura-t-elle, et moi-même, je ne pourrais pas vous dire en quoiil consiste. Mais je le sens et cela suffit bien. Je voudrais querien ne changeât. Auprès de l’oncle Valère, de tous nos amis,j’éprouve une telle paix, une telle sécurité que je me dis que celane peut pas durer. Si vous soupçonniez ce qu »est ma vie, vousme comprendriez ! J’ai toujours été étouffée, comprimée,maltraitée. Je suis comme un prisonnier qui, de temps en temps,sortirait de son cachot pour se promener dans un beau jardin desTropiques et qu’aussitôt après on replongerait dans la nuit… Je nepeux pas croire que j’échapperai un jour à mon destinvéritable : le jardin des Tropiques me sera interdit, et je nesaurai plus rien de ce qu’on y voit ! Il suffirait que monpère apprît un jour où je passe mes soirées pour que le cachotrefermât pour toujours sa porte sur moi…

– Allons, ne vous effrayez pas, dis-je enriant, sans comprendre encore combien la pauvre enfant avaitraison. Si on vous remet en prison, nous irons en chœur vousdélivrer.

À ce moment, Lucien Béchard passa sa tête dansl’entrebâillement de la porte-fenêtre. Le soleil dora sa tête, sesfavoris, ses cheveux, et il eut, un moment, l’air d’un personnagede flamme, qui venait nous emporter sur un char de feu, loin desgeôles familiales et des pauvres tourbières de ce monde.

– Françoise, dit-il, vous nousabandonnez ! Que deviendrions-nous, Seigneur, si notreProvidence se retirait de nous ?

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