L’escalier d’or

Chapitre 13Qui pose un point d’interrogation redoutable.

 

« Que cet audacieux dédain de touteraison, ce brillant éloge de la folie, cette fougue de paradoxepréparent de revers à la parfaite sagesse, qui fuit touteextrémité ! »

Renan.

 

Je devais aussi, à plusieurs reprises,recevoir les confidences de Françoise. Elle venait parfois me voir,en sortant du bureau où elle travaillait. Elle aimait à me dirediverses choses qu’elle cachait à son oncle, sans doute parce quel’exaltation de celui-ci et la tendresse qu’il lui manifestait nelui permettaient pas d’entendre certaines vérités.

Un jour que nous causions ainsi, accoudés aubalcon, regardant entre les charmilles jouer et courir les enfants,autour des kiosques et des pelouses, elle s’abandonna jusqu’à faireces aveux :

– Il y a des jours où je regrette presqued’avoir rencontré l’oncle Valère. Peut-être aurais-je vécu, sanslui, tranquille et stupide, suivant ma vie. Mais où me mènera,comme il dit, son escalier d’or ? Un de ces jours, mes parentsvont me proposer quelque projet de mariage. Que répondrai-je ?Autrefois, sans doute : « Oui ! » sans cherchermieux, sans réfléchir… Mais aujourd’hui ?… Il m’a ouvert uneroute que je soupçonnais à peine, il a donné à la vie, pour moi, unsens que je ne lui connaissais pas. Que de rêves romanesques, fous,irréalisables ne m’a-t-il pas mis dans l’esprit ! Ces livres,ces fêtes, ces conversations, tant d’anecdotes étranges etcharmantes qui lui reviennent à la pensée, tout cela, je le sens,me grise peu à peu. Il me semble qu’on peut ainsi s’entourerd’enchantements. Et puis, je rentre chez moi, je retrouve unintérieur modeste et morne, les soucis les plus ennuyeux, desparents maussades, uniquement occupés à se disputer sur lesincidents de ménage, aucune liberté d’esprit, et je pense qu’il mefaudra mener une existence pareille à la leur, et je maudis l’oncleValère qui m’a permis d’entrevoir qu’il pouvait y avoir autrechose, – autre chose…

– Mais, Françoise, il n’est pas sûr que voussoyez contrainte d’épouser un parti proposé par vos parents.

– Qui alors, dit-elle en riant, un lord, unprince italien ?

– Non, mais un gentil garçon, moins esclave decette vie bourgeoise que vos parents, un être plus aimable, plusvivant plus aventureux ! N’en connaissez-vous point ?

– Ma foi, non, je n’en connaispoint !

Et ce fut moi qui n’osait pas insister.

À quelques jours de là, me trouvant dans laboutique de M. Delavigne, qui raccourcissait mes cheveux, jevis entrer Valère Bouldouyr qui venait acquérir je ne sais quellelotion. Il me serra la main, son flacon enveloppé, il s’enalla.

– Tiens, me dit le coiffeur, vous connaissezM. Bouldouyr maintenant ?

– Mais oui, pourquoi pas ?

– Vous ignoriez même son nom, il y a quelquesmois. Pauvre M. Bouldouyr ! Il n’a pas de chance avec sonamie, vous savez, cette personne blonde, qui se promène à son brasdans le Palais-Royal. Elle a presque tous le soirs des rendez-vousavec un jeune homme à favoris dans les petites rues du quartier. Jeles rencontre souvent en allant faire ma partie à la Promenadede Vénus, ou bien quand j’en reviens. Ils rôdent autour desHalles, reviennent par la rue du Bouloi, la rue Baillif, la galerieVivienne. Il y a là un tout petit café dans lequel ils entrent. Etpendant ce temps, l’honnête M. Bouldouyr garde à cette petiterouée sa confiance. Ma parole, il y a des moments où j’ai envie detout lui dire…

Delavigne parlait ainsi, tandis que, plongédans la cuvette, j’avais le chef oint et malaxé d’une mainénergique. Je ne pouvais guère protester. Le shampoing fini, je melevai comme un Jupiter tonnant, et je fis descendre la foudre surl’obscur blasphémateur :

– Monsieur Delavigne, si vous voulez conserverma clientèle et celle de M. Bouldouyr, je vous conseille detenir votre langue tranquille et de ne plus répandre ces calomnies.La jeune fille dont vous parlez si légèrement est la propre niècede M. Bouldouyr, et ce jeune homme blond qui l’accompagne, sonfiancé. Apprenez dorénavant à respecter les gens honnêtes.

– Je vous demande pardon, monsieur, je nesavais pas…

– C’est bien, monsieur Delavigne. Maismaintenant que vous savez, ne recommencez pas, je vousprie !

Majestueux et rasé, je sortis de l’étroiteboutique. Mais j’étais moins satisfait que je ne le paraissais. Cejeune homme blond, c’était sans doute Lucien Béchard ; je n’enétais pas sûr cependant. Si c’était lui, pourquoi me cachait-il sesrendez-vous avec Françoise, et Françoise, elle-même, pourquoi mefaisait-elle ces demi-confidences, puisqu’elle me dissimulaitl’essentiel ? En un mot, comme en cent, j’étais vexé. Jefaisais la mine du tuteur dupé, et je ne me sentais pas d’âge àêtre traité en oncle gâteux.

Ma mauvaise humeur fut telle que je demeuraiplusieurs jours sans monter chez Bouldouyr, ni répondre à un petitmot par lequel Béchard demandait à me voir. Achille, sous sa tente,ne se montrait ni plus susceptible, ni moins ombrageux que moi,mais du moins, lui avait-on ravi son esclave, – à moi qu’avait-ondérobé ?

Je dois avouer cependant que mon ressentimentne résista pas à la première visite de Mlle Chédigny. Quand ellem’apparut avec son regard humide de Naïade, avec son sourire clairet pur, avec ses cheveux aux mèches mal retenues, mes soupçons etma méfiance s’évanouirent comme la poussière au vent.

– Hou ! le mauvais ami ! dit-elle.On ne vous rencontre plus ! Que devenez-vous ?

J’objectai des courses importantes chez deslibrairies, un petit voyage en province, un rhume. Pour mieuxmentir, pour m’innocenter à ses yeux, je me fusse paré du mariaged’un cousin, de la mort même d’un oncle !

– Et pourtant, me dit-elle encore, j’avaistant envie de vous voir ! Vous m’avez donné un tel courage, ily a quinze jours ! Oui, je crois maintenant que je peuxrencontrer le mari qui me délivrera de l’oppression des miens,celui qui aimera ce que j’aime, ce que l’oncle Valère m’a révélé,celui qui me conduira à la terre promise… Oh ! monsieurPierre, si cela pouvait être vrai !

– Lucien a parlé, me dis-je.

Je me représentai le couple errant dans lesdemi-ténèbres du soir ; suivant la rue Baillif, la rue duJour, la rue du Bouloi, s’arrêtant devant la Promenade deVénus, entrant enfin dans un humble café de la galerieVivienne. Ici, sont les ténèbres, à peine touchées d’un peu delumière artificielle, qui glisse sur une porte, ourle untrottoir ; une blanchisserie tiède, où un bras nu, hors detant de linges répandu, d’une joue rouge approche un fer ; uneépicerie, avec ses sacs accroupis comme des Turcs qui dorment,enturbannés ; un modeste auvent où sont les fleurs, fatiguéesdu jour, sur des lits de fougères ; et là, c’est l’intimité,la confiance, la vie abordée à deux, comme la côte que l’on gravitlégèrement, parce qu’on s’appuie l’un au bras de l’autre, c’est leroyaume de la foi complète, sans fausse lumière, ni froidesombres.

– Il me semble parfois, reprit Françoise,naïvement, que jamais aucune femme n’a eu, autant que moi, le désird’être heureuse… Mais le serai-je ? Je rêve bien souvent,monsieur Pierre, que j’entre dans une belle propriété, dans ungrand parc. Tantôt, je vois une succession d’étangs, de bassinsimmenses, dont on ne distique pas les rives et qui sont séparés pardes digues de pierre et traversés par des ponts de marbre, tantôtdes allées énormes, plantées d’arbres en fleurs des arbres desTropiques, que je n’ai jamais vus. Il fait toujours à demi-obscur,humide et chaud. Des brouillards lourds montent du sol, qui, ens’écartant, me montrent des objets jusqu’alors cachés : unepagode, avec des sonnettes qui carillonnent, un pavillon oùj’entends de la musique, une orangerie avec des grenadiers et descyprès, couverts de fruits d’or. Enfin, j’approche du château, quiest toujours magnifique, précédé d’un grand parterre de roses,j’étends la main pour en cueillir une, et, au moment où je vais lasaisir, je me réveille, si triste et si bouleversée que j’éclate ensanglots.

Malgré moi, je me laissai impressionner par lerécit de Françoise, mais je la grondai de se montrer aussisuperstitieuse. Je lui prouvai que nos songes portent l’empreintede nos craintes, mais non la forme de notre avenir. Et je redoublaid’éloquence à mesure que je voyais la gaîté renaître sur le visagede l’enfant.

Elle avait jeté son grand chapeau blanc sur unfauteuil, toute sa jeunesse riait à travers elle, comme le soleildans le feuillage d’un arbre. Ses cheveux lourds, d’où glissaientquelques boucles rebelles, avaient des reflets d’or rose.

Elle se jeta dans mes bras ens’écriant :

– Même si je vous déçois, un jour, monsieurPierre, promettez-moi de ne pas m’abandonner !

Et comme elle posait sa tête sur mon épaule,j’appuyai mes lèvres sur son front ; mais jamais je n’eus uneaussi grande crainte de faire une erreur de direction.

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