L’escalier d’or

Chapitre 16La dernière fête.

 

« Nous nous taisions. Parfois uncraquement dans un verger, c’était une branche de pruniersurchargée, qui cassait, c’était cent jeunes fruits voués à lamort. Parfois un cri dans un sillon, c’était la musaraigne saisiepar la chouette. Une étoile filait. Toutes ces petites caressesd’une mort puérile, ou d’une mort antique et périmée, flattaientnotre cœur et lui donnaient une minute sonimmortalité. »

Jean Giraudoux.

 

Je devais une fois encore assister à l’une desfêtes de mon ami M. Bouldouyr, et comme ce fut la dernière,elle a laissé dans mon esprit un souvenir ineffaçable.

Nous croyons, en général, que nous n’avonsaucune prescience de l’avenir ; mais, si nous réfléchissionsmieux, nous nous rendrions compte que, sans savoir exactement cequi va nous arriver, nous avons, à certains moments de notredestinée, une sorte de pressentiment, non une vision précise etlimitée, mais une sensation confuse, indéfinie comme une ombre,intense, pénétrante, de certains états d’esprit, que lescirconstances vont bientôt développer en nous.

S’il en était autrement, pourquoi aurais-jeressenti une telle mélancolie en entrant dans le petit appartementde mon vieux poète, pourquoi une impression de tristesse aussimorbide, aussi continue, m’aurait-elle accompagné durant ces heuresnocturnes, – et pourquoi chacun de nous semblait-il mal à l’aise,troublé, frémissant, au lieu d’éprouver l’aimable et puérile gaîtéque nous manifestions d’habitude dans ces invraisemblablesréunions ?

Nous étions aux derniers jours du printemps.Après des giboulées tardives, des orages intempestifs, venaientsoudain des journées lourdes, égales, brûlantes. Déjà, aux fleurs àpeine nées des avenues succédaient des feuilles roussies, déjà, auplaisir printanier de vivre une torpeur angoissée une indifférenceanimale et presque hostile.

Je revois la petite pièce où Valère avaitdressé le souper, avec sa table servie, ses argenteries, sescandélabres blancs et les bouteilles d’Asti dans un coin, – jerevois les livres de Valère, ses chers livres bien rangés sur uneétagère, et au-dessus, dans un cadre de chêne, une eau-forted’Odilon Redon, qui montrait un Pégase blanc se débattant dans unemer de ténèbres, je revois les fleurs qui s’épanouissaient danschaque vase, – jamais il n’y en avait eu autant, – ces roses sansregard et qui ne sont qu’une bouche ouverte et pâmée, ces lysalourdis, qui vous contemplent du haut de leurs pistils d’or, avecune ineffable pitié, ces hortensias stérilisés dès leur naissance,ces iris sortis d’une armurerie, tous ces lilas. Bouldouyr sedoutait-il, lui aussi, que c’était la dernière fois ?

Et je le revois, lui-même, avec sa robe dechambre bariolée et ses larges conserves d’écaille, son air demagicien et de bourgeois de Chardin, et je revois le petit musicienitalien, zézayant et timide, tout basané sous ses cheveux blancs,et nous tous, enfin…

On dansa peu ; il faisait chaud. Chaquecouple causait, et Valère, ouvrant un livre, me montrait du doigtun vers de Samain, un vers d’Albert Saint-Paul, le violon disaitces choses tristes qu’on imagine entendre, dans un pavillon deVienne, devant une archiduchesse poudrée et qui va devenircendre.

Nous passâmes à table ; la conversationétait lente, incertaine, gênée ; on s’adressait moins à sonvoisin, à sa voisine, qu’à un autre soi-même, qui aurait été là,invisible, faisant figure de double, de fantôme, proposant unintersigne ou une énigme. Parfois, une rose s’effeuillait sur latable, une bougie inclinait soudain sa flamme au cœur noir à uncourant d’air insensible pour nous. Si un meuble craquait, noustressaillions, si un papillon tournait autour des lumières, nousavions un serrement de cœur… Il y a des soirs comme cela où l’onrefuserait l’invitation du Commandeur !

Seul, le vieux violoniste semblait ne sedouter de rien et riait aux anges. Bouldouyr l’appelait Pizzicato,et je ne lui ai jamais connu un autre nom.

– Allons, Pizzicato, mon ami, donnez-moi votreverre que je le remplisse. Vous ne buvez rien…

– Oh ! si, si, Signore. Déjà,tout tourne autour de moi et si j’étais dans ma ville, bien sûr, jeverrais deux tours de Pise se balancer à côté l’une de l’autre etfinir par se casser le nez…

– Pour si peu, amicoPizzicato ?

– Hélas ! Signore, répondit lepetit musicien, en rougissant sous son hâle, je ne bois que del’eau, vous savez, tout le long de la vie…

Et il jeta un regard apitoyé sur sa petiteveste râpée, sur sa cravate noire roulée en corde.

Cette allusion à sa misère rembrunit le bonBouldouyr.

– Ah ! dit-il, en hochant la tête, cemonde est mal fait, mal fait ! Les meilleurs de nous n’ont queleurs rêves. Nous sommes comme des oiseaux-lyres, comme desparadisiers qui se débattraient sous un filet en regardantl’espace, tandis que les oies, les pintades, les corbeaux, enpleine liberté, nous nargueraient en se dandinant autour denous.

Les images de Valère Bouldouyr n’étaient pastrès supérieures à sa poésie, et il le savait bien. Il me regardad’un œil suppliant : il espérait toujours que je ne m’enapercevrais pas. Je l’approuvai d’un sourire sans réticence, et sonvisage s’illumina :

– Ne vous plaignez pas, Bouldouyr, lui dis-je,vous laissez derrière vous quelques belles plumes !

Il savait aussi que ce n’était pas vrai, maisil s’épanouit tout de même. Il n’avait pas tendu en vain de beauxdamas dorés les tristes murs de son pauvre escalier. Et puissait-on jamais quelle coquille égarée sur la grève le grand océande la gloire va soulever, puis remporter ?

– Pourquoi, oncle Valère, dites-vous qu’il n’ya que des rêves ? Il me semble que je vois, moi, surtout desréalités fit la petite Blanche Soudaine, qui, avec son œilmalicieux, son bonnet rouge et ses culottes courtes, faisait leplus drôle de petit pêcheur napolitain que l’on pût imaginer.

Et elle ajouta en reniflant :

– Dame ! et j’en vois de toutes lescouleurs, des réalités, moi sur le pavé de Paris !

Florentin Muzat sembla sortir de ladistraction perpétuelle ; il agita ses vastes manches blanchesde Pierrot, et il murmura :

– Des réalités ? Est-ce que j’en ai vu,moi ? Est-ce que c’est vivant, est-ce que c’est mort ?Dites, oncle Valère, ça remue ?

– Non, non, rassure-toi, Florentin, ça neremue pas. Tu as raison, comme toujours, mon enfant. Les réalitésne sont pas vivantes, ce sont des ombres sur un mur, des cerclestracés dans la cendre d’un foyer éteint par un doigt distrait, desgraines de pavots que le vent qui passe emporte bien loin !Les vérités sont ailleurs.

– Où ? dirent en même temps BlancheSoudaine et l’innocent.

Valère Bouldouyr hocha la tête et ne réponditpas, mais en se tournant tout bas vers moi, il murmura le beau versde Mallarmé :

Au ciel antérieur où fleurit laBeauté !

– Et l’amour, oncle Valère, demanda MarieSoudaine, est-ce un rêve, une réalité ?

Sa mantille faisait plus scintillants seslarges yeux magnétiques, une rose rouge flambait à son oreille, etje voyais, par l’entrebâillement de son corsage, s’arrondir etglisser dans la nacre les tons tabac d’une chair brune.

Jasmin-Brutelier la regarda etsourit :

– Il me semble, Marie, que vous êtes bieninnocente pour votre âge ?

– Demandez à Françoise ! cria soudainBlanche.

Mlle Chédigny rougit.

– Tais-toi, petite peste, murmura-t-elle.

Jasmin Brutelier reprit de la salade dehomard, d’un air entendu. Pizzicato vida sa coupe d’Asti. Une roseacheva de s’effeuiller, et nous ne vîmes plus que son cœur nu, uncœur ébouriffé, jaune, inutile. Léchée par une flamme trop courte,une bobèche éclata.

Nous nous levions de table ; Bouldouyrs’appuya lourdement sur mon bras, et nous vînmes ensemble jusqu’àla fenêtre. Je lui montrai la mienne.

– Bien souvent, lui dis-je, j’ai vu passer etrepasser les ombres charmantes de vos amis dans le cadre de cettecroisée. Je ne comprenais guère alors ce qui se passait ici…

– Le comprenez-vous mieux maintenant ?Répondit brusquement le poète. Allez, allez, Salerne, je suis unvieux fou… Avais-je besoin de troubler cette jeunesse avec mespauvres imaginations désordonnées ? Regardez-les tous àprésent ! Qu’est-ce que la vie va leur donner ? Quand onest Mithridate soi-même, on n’offre pas du poison à ses amis !Ah ! Salerne, que je suis las de ce monde ! Comme jevoudrais m’endormir !…

Il me quitta brusquement et s’en alla vers sabouteille de cognac.

Près de la table, Jasmin-Brutelier parlait basà Marie Soudaine. Il tenait dans les siennes sa main courte et nue.Je m’éloignai, je poussai la porte…

Il faisait noir dans la pièce voisine, lachambre de Valère. On avait éteint les lumières. Personne nem’avait entendu approcher. La voix vibrante de Lucien modulait cesmots :

– Je reviendrai alors et je vous épouserai,Françoise. Six mois seront bien vite passés. Ayez confiance en moiet vous serez heureuse…

– J’ai confiance, Lucien, confiance. Mais,serai-je heureuse ?

Je me retirai discrètement. Le pauvre Muzat,accroupi sur une chaise, battait des mains et poussait des crissourds en regardant, sur le mur, osciller des ombres, quand labrise agitait les flammes des bougies.

Je retournai à la fenêtre ; nuitd’orage ; aucune étoile au ciel ; des gémissementsd’arbres remués venaient du Palais-Royal. J’entendis au loin untonnerre. L’air semblait contenir en soi une éponge brûlante quil’absorbait ; on respirait on ne sait quelle poussièrecompacte. Un enfant pleura dans la maison voisine…

Une petite main passa sous mon bras ;Blanche Soudaine s’appuya contre moi.

– Vous ne m’aimez pas un peu, vous qui n’avezjamais rien à faire, monsieur Salerne ? Personne ne pense àmoi. Je suis trop petite. Je vais cependant avoir bientôt seizeans, vous savez… Embrassez-moi, monsieur, voulez-vous ? Onembrasse bien Marie, on embrasse bien Françoise, et moijamais ! Dites, on m’embrassera plus tard aussi ?

Je caressai doucement la jolie tempe délicateet les fins cheveux ondés.

– Hélas ! Blanche, on t’embrassera aussi,et bien vite, et beaucoup trop tôt ! Garde, oh ! gardeencore longtemps cette idée que tu as de l’amour, et du monde, etde tout… Cette idée confuse et noble, dont tu aspires à tedébarrasser, c’est ce que l’amour et le monde te donneront demeilleur…

Un éclair ouvrit le ciel, au-dessus deMontmartre, dont le Sacré-Cœur apparut soudain dans une blancheurcrue comme de la craie. Blanche poussa un cri de terreur.

– Oh ! monsieur Salerne, fit-elle, ne mequittez pas ! Il me semble que j’aurai moins peur près devous !…

Et le petit pêcheur frémissant vint se blottircontre moi, cachant ses yeux d’une main déjà abîmée par letravail.

Je l’ai déjà dit tout à l’heure : c’étaitla dernière soirée.

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