L’escalier d’or

Chapitre 9Origines de M. Valère Bouldouyr.

 

« Chez la fée Vérité, tout était, aucontraire, d’une extrême simplicité : des tables d’acajou, desboisures unies, des glaces sans bordures, des porcelaines toutesblanches, presque pas un meuble nouveau. »

Diderot.

 

Valère Bouldouyr tenait à me rendre ma visite.Quelques jours après, il sonnait chez moi. Je le trouvai pâle et desouffle court. Je lui demandai s’il ne se sentait pas souffrant,mais il jura qu’il ne s’était jamais mieux porté.

Assis dans un fauteuil, il regardait d’un œildistrait les gros piliers du balcon, sa large rampe, et au delà,les maisons d’en face, avec leurs pilastres, à mi-hauteur, leurrangée de vases noirs, les pentes des toits gorge de pigeon, etplus haut encore, le hérissement de cheminées, de bouts detoitures, de briques et d’ardoises qui les surplombent.

– Comme j’aime Paris ! me dit-il. CeParis-ci, le vrai, pas celui qui s’étend autour de l’Étoile !Mon Paris, à moi, est si varié, si curieux, si amusant, sibeau ! Que de romans n’y ai-je pas rêvés, mais aussi qued’extraordinaires personnages n’y ai-je pas connus ! Oui, jelui ai sacrifié ma vie. Autrefois, j’avais un ami tout-puissant auxColonies. Il voulait m’entraîner avec lui, très loin, en Afrique,je crois. J’y serais devenu quelque chose d’important, Manitou, oubon dieu, ou chef des gendarmes, je ne sais plus au juste. Mais ilme fallait quitter Paris. Peut-on vivre ailleurs ? Je suisresté ici, je ne le regrette pas…

Il soupira un moment, regarda une bande degrands nuages noirs, lisérés d’or, qui jouaient à l’horizon, puisrepris à voix plus basse :

– Je ne le regrette pas, car il m’est arrivé,un jour, tout récemment, une aventure bien extraordinaire. Je nevous ai pas dit, monsieur, que mes parents étaient d’honnêtesmarchands de drap, les meilleures gens du monde, mais quin’imaginaient rien au delà du commerce et du doit et avoir. Commentsi humble soit-elle, une goutte de la divine ambroisie a-t-elle putomber sur ma caboche ? Je ne le saurai jamais. Quoi qu’il ensoit, quand mon père apprit que j’entendais me consacrer aux Muses,ce fut une belle scène. Nous nous disputâmes six mois ; aprèsquoi, sur mon refus de devenir marchand drapier, il me mit à laporte. J’étais jeune, monsieur Salerne et, bien entendu, obstiné.Je menai deux ou trois ans une existence absurde de bohème, vivant,je ne sais comment, de gains inattendus, rarissimes et bizarres,quatrains pour le savon du Sénégal, distiques pour les papillotesdu Jour de l’An, reportages occasionnels, etc. Puis un jour, je mefatiguai de courir de garni en garni, de manger des charcuteriespas toujours fraîches et de me soutenir avec de l’alcool dans lescafés, où nous rêvions une bataille d’Hernani, plustragique encore que la première, et où Sarcey aurait été immolé. Unami, poète comme moi, me fit entrer au ministère de la Marine.Peut-être le connaissez-vous, il s’appelait Justin Nérac, et il alaissé, lui aussi, deux ou trois petites plaquettes, les Essorsvaincus, le Bréviaire de Jessica, etc. Il vivait sans souci,ayant quelque part, en province, des parents qui lui envoyaient unpeu d’argent, quand il en manquait. Ce fut ainsi que je devinsfonctionnaire. Mon père, même après cette concession au goût dujour, ne voulut jamais me revoir. À la fin de sa vie, il fit entrerdans son affaire mon frère cadet, qu’il aimait beaucoup et quiavait, paraît-il, l’esprit commercial ; à eux deux, ilsréussirent si brillamment que, lorsque mon père mourut, il nelaissait que des dettes. Quant à mon frère, il a hérité de la hainefamiliale, il me méprise et ne veut pas me connaître. Moi non plus,d’ailleurs, car c’est un terrible imbécile.

Ici, mon interlocuteur souritmalicieusement.

– D’ailleurs, peut-être me recevrait-il plusvolontiers aujourd’hui, s’il savait la vérité, car je ne suis pastout à fait dénué de ressources. Mon pauvre ami Nérac, en mourant,a tenu à me laisser une petite partie de son avoir, ainsi que sesmeubles et quelques souvenirs ; cela me permet de vivrehonorablement, quoique poète, ajouta-t-il, en songeant aux préjugésde sa famille…

– Vous ne pouvez vous imaginer, me dit-ilensuite, quel esprit charmant était Justin Nérac. Mais il ne savaitpas s’imposer, il était doux, craintif, silencieux, n’aimait queles entretiens tranquilles et les fleurs, dont il avait toujourschez lui de belles gerbes. C’était à peu près son seul luxe. Il nes’est pas marié par timidité, car jamais il n’a osé avouer sonamour à une jeune fille. Celle qu’il aimait a épousé depuis unhuissier ; je la rencontre quelquefois. Elle est grosse,rouge, satisfaite, et elle a trois enfants qui lui ressemblent enlaid. Et hormis de moi, Nérac est maintenant oublié, – comme je leserai d’ici peu de temps, monsieur Salerne, – comme je le suisdéjà, aurai-je dit même, il y a un mois, avant de vousrencontrer…

Le vieil homme s’attendrit, une larme tremblaau bout de ses cils, il se leva et vint longuement me serrer lamain. Puis il se rassit, et son regard se perdit de nouveau sur lesmaisons du Palais-Royal et sur les verdures neuves des charmilles,dont la couleur paraissait acide et trop claire entre les pierrespresque noires.

– Mais je ne vous ai pas confié encorel’extraordinaire aventure à laquelle je faisais allusion tout àl’heure, continua-t-il. J’ai rencontré, un jour, rue de Rivoli,sous les arcades, une jeune fille, dont la vue me fit sursauter,car c’était tout vivant, tout frais, tout jeune, le portrait de mamère. Je fus si frappé, monsieur, si ému, que je courus derrièreelle et que je l’abordai. Je suis vieux, hélas ! Aujourd’hui,je peux me permettre de le faire sans épouvanter personne. La jeunefille me considéra d’abord avec stupeur et refusa de répondre à mesquestions : mais quand elle connut le motif de macuriosité : « Je m’appelle Françoise Chédigny, » medit-elle.

Je ne savais même pas que mon frère se fûtmarié. – « Alors, répondis-je, vous êtes manièce ! » Je croyais jusque-là que ces reconnaissances nese passaient que dans les mélodrames ; je fus bien forcé decroire à leur réalité.

J’interrompis ici le narrateur :

– Mais vous vous appelez Bouldouyr ?

– Pour ne pas trop déshonorer mes parents,j’ai pris le nom d’une grand-mère. En réalité, je suis ValèreChédigny ; et, encore, ajouta-t-il, Valère n’est peut-être iciqu’une concession à l’esprit de roman ! Eh bien, monsieur,conclut-il, qu’en pensez-vous ? N’ai-je pas bien fait derester à Paris ? Où aurais-je pu rencontrer ailleurs une autrenièce, la plus tendre, la plus primesautière, la pluscharmante ? Car la même sève mystérieuse qui a fait pousser desi bizarres fleurs dans mon cerveau a filtré dans son esprit. Lapropre fille de mon âne de frère, de ce butor, de ce pilier de lacomptabilité intégrale, ne goûte dans la vie que ce qui est rare,mystérieux, élégant, romanesque. Une musique joue en ce cœur, dont,avant de me connaître, elle n’entendait pas les échos. Moi seul aisu épanouir cette âme méfiante et rétive. Elle va, vient, accomplitde sottes besognes ; ses parents sont fiers d’elle et, parcequ’elle se tait, croient qu’elle est de leur race. Elle est de lamienne, monsieur ! Pour elle, comme pour moi, l’escalier d’ora un sens ! Elle sait où il nous mène !

Il se tut, et j’allais me hasarder à luiparler de ses réunions dansantes, quand il me prévint et medit :

– Voulez-vous la connaître mieux ? Jesuis sûr qu’elle vous plaira. Venez souper avec quelques amis etmoi, jeudi prochain… Tenez, je vais tout vous avouer, au risque devous sembler ridicule. Pour amuser cette fillette, pour lui donnerune vague image d’une vie qu’elle ne connaîtra jamais, j’aiorganisé chez moi de petits bals masqués. Un vieux costumier de mesamis a taillé quelques amusantes défroques, et, pour de pauvresenfants, recueillis, de-ci, de-là, et qui vivent une existencelamentable et décolorée, il n’y a rien de plus féerique, de plusétourdissant que ces fêtes nocturnes, chez l’oncle Valère… Quevoulez-vous ? J’admire les philanthropes qui donnent auxnécessiteux des gilets de flanelle et des os de côtelettes, maismoi, je voudrais n’offrir à tous que du plaisir, – et del’illusion, quelque chose comme la demi-réalisation d’un rêve… Oui,je sais, je sais, un papillon attrapé n’est plus un papillon !Mais cette poussière multicolore que l’on a au bout des doigts, quiest réelle, que l’on peut toucher, qui semble faite avec de lapoudre d’or, de la cendre d’orchidée et de la fumée de feu deBengale, cette poussière, où il y a tous les tapis de Cachemire ettoutes les nacres de la mer, ah ! monsieur Salerne, n’est-cedonc rien ?

Il s’était dressé, et, à travers le bourgeoisun peu lourd, au pardessus bourru, j’entrevoyais le poète de lavingtième année, qui avait jonglé avec les métaphores et vouluclouer au ciel de la poésie une constellation nouvelle.Hélas ! l’instant d’après, cette vision avait disparu, etM. Bouldouyr à peine moins pâle pesamment, descendait monescalier de bois.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer