L’escalier d’or

Chapitre 23Dans lequel M. Delavigne s’élève aux plus hautesconceptions philosophiques et promène un regard d’aigle sur lechamp de la vie humaine.

 

« Cette terre vous sera arrachée,comme la tente d’une nuit. »

Isaïe.

 

Bien entendu, je ne revis niM. Jasmin-Brutelier, ni Florentin Muzat, ni leurs amis.Certes, ils ne m’oubliaient pas, mais ils s’en remettaient auhasard du soin de nous réunir de nouveau ; je supposai mêmequ’ils me cherchaient dans les diverses estaminets del’arrondissement, où ils s’efforçaient de retrouver Françoise.

Je retournai chez M. Delavigne. Unevieille dame rose et blonde, qui ressemblait à une poupéemécanique, se tenait assise dans un coin de la boutique et agitaitdevant elle un éventail sur lequel était peint un clair de luneromantique. Un gros monsieur en redingote, aux cheveux d’un noiroutrageant, faisait à voix basse ses recommandations àM. Delavigne.

– Soyez tranquille, dit le coiffeur, trèshaut, vos collègues n’y verront rien. Elle aura quelques cheveuxgris artistement semés, de-ci, de-là, comme des pâquerettes dans unpré. Dame, avec l’âge, monsieur le doyen, il faut savoir fairequelques sacrifices ! Mais ne craignez rien, vous aureztoujours l’air aussi jeune !

Le gros monsieur mit un doigt sur ses lèvreset s’éloigna discrètement.

À son tour, la vieille dame chuchota quelquesmots à l’oreille de M. Delavigne. Je l’aurais sûrement vurougir de les prononcer, si son visage n’était isolé de ma vue parun laquage minutieux.

– Bien, répondit M. Delavigne, de sa mêmevoix forte et timbrée. Je vais vous donner cette crème de beauté,madame de Prunerelles ! Avec elle, ces petits accidentsn’arriveront plus. C’est un produit parfait, je vous le jure.Aucune rougeur, aucune ride ne peut lui résister.

Je me demandai en quoi ces rougeurs, ces ridespouvaient affecter Mme de Prunerelles, puisqu’ellecouvrait le tout du même vernis rose et compact, mais j’abandonnaibientôt ce sujet de réflexions, car M. Delavigne venait àmoi.

– Monsieur Salerne, me dit-il, vousenfin ! Ah ! quel bonheur ! Je suis aussi heureux devous revoir que si on me donnait vingt francs, tenez, de la main àla main, sans que j’aie rien fait pour les gagner. Que vousfaut-il ? Un bon complet, n’est-ce pas ? Ma parole, il ya bien six mois qu’on ne vous a aperçu dans le quartier !

Je lui racontai la cause de mon absence ;il en fut extrêmement affecté et ne parut reprendre goût à la vieque lorsque je lui eus affirmé que mon frère était enfin hors dedanger.

– Dieu soit loué ! me dit-il. Moi aussi,j’ai eu un frère. Oh ! je n’avais pour lui ni grandattachement, ni grande antipathie. Je ne l’aurais pas assassinécomme Caïn, mais je ne lui aurais pas donné ma part de lentilles,comme Esaü. Il habitait l’Espagne, je ne l’ai pas vu une fois envingt ans, et nous ne nous écrivions jamais. Mais il est mort, et,lorsque je l’ai appris, il m’a semblé d’abord que ça m’était tout àfait égal. Et puis, je me suis souvenu d’un timbre du Guatemala,avec un oiseau dessus, qu’il m’avait donné quand j’avais sept ans,et j’ai pleuré pendant trois jours.

Je demandai à M. Delavigne s’il avaitappris la mort de Valère Bouldouyr. Ce fut même de ma part uneparole bien imprudente, car sa surprise fut si vive qu’il faillitme couper une oreille.

– Mort, monsieur Bouldouyr, mort ! À quise fier, Seigneur !

Je crus un moment que jamais M. Delavignene se remettrait à sa besogne et que la mousse sécherait sur monvisage, sans que ma barbe fût endommagée.

Enfin M. Delavigne parut reprendre sesesprits :

– Voici bien des années, monsieur Salerne,dit-il enfin, que je fréquente ce quartier. J’y ai fait un grandnombre d’observations, car, avant tout, monsieur Salerne, ne vous ytrompez pas, je suis un observateur. Eh bien ! je suis bienforcé de reconnaître que peu à peu tout le monde finit par mourir.C’est une chose que l’on ne sait pas en général. On a peine àl’imaginer et, certainement, on ne le croirait pas, si l’espritd’observation n’était pas là pour nous faire toucher du doigt uneaussi triste réalité ! M. Bouldouyr y a donc passé commeles autres ! Je n’aurais jamais cru cela de lui. Il semblaitsi sûr de soi, si tranquille, si peu sujet eux erreurs et auxfaiblesses de ce monde. Quelle leçon, monsieur Salerne ! Voilàcomment s’en vont les plus forts, les plus énergiques. Qu’attendredes autres ?

Après un moment de silence, M. Delavigneme demanda ce qu’était devenue cette jeune fille que l’on voyaittoujours appuyée à son bras. Je fus forcé de reconnaître qu’elleavait mystérieusement disparu.

– Je dois vous avouer que je l’ai aperçuerécemment, me dit M. Delavigne, avec beaucoup de prudence.J’hésitais à vous le raconter car vous m’avez interdit une fois, unpeu vivement, de revenir sur ce sujet… Vous savez, monsieurSalerne, que je suis un homme simple et de goûts modestes. Ilm’eût, certes, été plus agréable de vivre dans un milieu élégant etmondain, où mes qualités d’observateur eussent trouvé un champ pluslarge ; mais je dois me restreindre au milieu plus simple oùla destinée m’a fait naître. Aussi, pour me distraire de mesoccupations vulgaires, vais-je de temps en temps à la Promenadede Vénus jouer aux dominos ou résoudre les rébus del’Illustration, avec quelques amis de mon goût, quelquesbons garçons comme moi que rien ne réjouit davantage qu’une saineintimité et la satisfaction d’une compréhension mutuelle.

Ici, M. Delavigne perdit le fil de sondiscours en tentant sournoisement de me noyer ; mais jerésistai victorieusement à cet assaut, et je ressorts de mon baind’écume, soufflant, grognant et à demi étouffé, pour entendre lerécit de mon coiffeur.

– Donc, un de ces soirs, j’étais assis sur unebanquette, quand je vis entrer cette belle jeune fille que voussavez, avec un gros monsieur rouge et content, admirablement bienrasé et passé au cosmétique. On se serait fait la barbe devant sescheveux, tant ils ressemblaient à un miroir ! Ils s’assirenttous deux à côté de moi, et le gros monsieur commanda un bock. Jefus très attristé de penser que cette demoiselle n’était ni avecM. Bouldouyr, ni avec ce jeune homme à favoris blonds, avecqui je l’ai rencontrée souvent et que vous me disiez être sonfiancé. Mais je remarquai qu’elle portait une alliance. D’ailleurs,elle tutoyait son compagnon. Ici encore, monsieur Salerne, mon dond’observation m’a appris que jamais les jeunes filles n’épousentles garçons avec qui elles ont été fiancées !

– Et que disaient-ils ? m’écriai-je, enproie à la plus grande agitation. Pour l’amour de Dieu, mon bonmonsieur Delavigne, tâchez de vous rappeler leursparoles !

– Ce gros monsieur si bien rasé adjurait lajeune femme de devenir raisonnable. – »Mais je le suis, je lesuis, répondait-elle d’un air résigné. » – »Non,disait-il, pas encore, mais je crois que vous le deviendrez à monexemple. » Et puis ils parlèrent d’un héritage, d’une villequ’ils allaient habiter et dont j’ai oublié le nom.

– Était-elle triste ? Gaie ?

– Ni l’un ni l’autre, il me semble, maistranquille et indifférente. Elle avait l’air d’être mariée depuistrès longtemps.

– Et lui, comment se comportait-il avecelle ? vous a-t-il paru gentil maussade ou brutal ?

– Oh ! pas brutal toujours ! Maiscomment Vous dire ? Prétentieux, puéril, protecteur…

Je reconnaissais bien dans ce portrait mondéplorable filleul ! Que n’avais-je eu, malgré mon âge encoretendre, la bonne idée de l’étrangler, le jour où ses parentsm’avaient demandé de le tenir sur les fonts baptismaux !

– Ils restèrent ainsi, à côté de moi prèsd’une demi-heure ; puis, au moment de s’en aller, ce monsieurfit observer au garçon qu’il lui avait donné une pièce douteuse.« Rappelle-toi toujours ceci, dit-il à sa femme, en setournant vers elle, ici-bas, chacun ne pense qu’à nous tromper. Lasagesse est de se méfier de tout le monde ! »

Hélas ! la sagesse de Françoise eûtconsisté surtout à se méfier de lui ! Mais que pouvait-ellefaire contre le destin ?

Je quittai M. Delavigne en proie à unegrande mélancolie. Derrière la vitrine de sa boutique, une tête decire continuait a sourire, du même sourire coquet, morne etfroidement aguicheur, et je fis la réflexion, je m’en souviensbien, que la tête de cire de mon coiffeur eût certainementconstitué l’épouse la meilleure et la plus raisonnable qu’eût pusouhaiter Victor Agniel !

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