L’escalier d’or

Chapitre 14Dans lequel Valère Bouldouyr perd quelque peu de sapersonnalité.

 

« C’est que nous ne périssons mêmepas en qualité d’originaux, mais seulement comme copies d’hommesdisparus depuis longtemps qui nous ressemblaient en corps et enesprit, et qu’il naîtra après nous des hommes qui auront encore lemême air, les mêmes sentiments et les mêmes pensées que nous, etque la mort anéantira aussi. »

Henri Heine.

 

Il m’arrivait souvent, l’après-midi, de monterchez Valère Bouldouyr. J’aimais à lui faire évoquer les fantômes desa jeunesse ; il me parlait des poètes qu’il avait connus etdont il était fier d’avoir serré la main. Il me répétait sans finles propos que Stéphane Mallarmé avait tenus devant lui, dans cettepetite salle à manger de la rue de Rome, célèbre aujourd’hui. Il medépeignait aussi Verlaine, assis dans un coin de café, engoncé dansson cache-nez rouge, avec son visage de Gengis-Khan, traverséd’éclairs mystiques. Il avait croisé, un jour, au seuil d’unerevue, Laforgue, frêle, pâle et délicat comme le spectre de sonpropre Pierrot. À maintes reprises, il avait rendu visite à LéonDierx, affable, mais lointain et cérémonieux, à demi aveugle déjà,et qui le recevait avec dignité dans un petit salon, aux mursduquel flambaient deux fêtes galantes de Monticelli.

Mais c’était surtout de Justin Nérac queValère Bouldouyr me parlait. À force de me le dépeindre, ilfinissait par lui rendre une existence véritable ; j’enarrivais à penser à lui comme à quelqu’un que je connaissais, quej’avais fréquenté et presque aimé. Valère vivait à la lettre avecson souvenir. À l’entendre, Justin Nérac avait eu une sorte degénie, comme tant d’autres êtres, hélas ! qui ne l’ont pasmanifesté davantage et qui ont emporté dans leur mort prématuréedes projets sans nombre et l’illusion de leur grandeurméconnue.

Je vis un portrait de ce Justin Nérac :une longue figure chevaline, avec des joues rebondies et mollesd’enfant, un regard de myope, un énorme front bombé, traversé parune mèche de cheveux mal alignée.

J’appris par Bouldouyr qu’il était d’unetaille démesurée, qu’il marchait en vacillant un peu, comme si unetête trop lourde, sur son long corps maigre, allait l’emporter àterre, et qu’il était si bon et si timide que tout le monde abusaitde sa douceur, de sa faiblesse et de sa bienveillance.

– Je vous ai parlé souvent de Nérac, me dit unjour Bouldouyr, mais, au fond, vous ne le connaissez guère. Je vaisdonc vous prêter quelques-unes de ses lettres ; vous les lirezet vous comprendrez alors mes regrets et mon désespoir.

J’emportai chez moi une liasse de papiers àpeine jaunis. Les lettres de Justin Nérac étaient curieuses, eneffet ; je compris que l’ami de Valère Bouldouyr était un deces hommes qui mettent dans leur conversation et dans leurcorrespondance ce qu’ils n’auraient jamais la force, ni la patienced’exprimer par une œuvre durable et qui donnent à ceux qui lesentourent l’illusion d’un grand esprit, parce que cette illusionest plus sensible dans une présence vivante qu’en un froid etvolontaire volume, incorruptible témoin des pensées de sonauteur.

Je recopiai quelques-uns des fragments lesplus significatifs de ces lettres, et je les cite ici ; ellescontribueront à éclairer, par réverbération, la physionomie deValère Bouldouyr.

 

Paris, 27 octobre 1887.

Mon cher Valère,

J’ai passé hier une journée mélancolique àregarder tomber les dernières feuilles des arbres dans mon petitjardin. Il faisait un temps un peu gris, comme je les aime ;pas de pluie, mais un ciel très bas et couleur de tourterelle, derameau d’olivier, de perle, que sais-je encore ?

Tu sais que j’ai toujours eu beaucoup degoût pour ce genre d’occupations et quelques autres du même style.Je serais bien capable, comme ce délicieux personnage du« Misanthrope », qui ressemble déjà à un héros de Musset,de passer mon après-midi à cracher dans un puits pour faire desronds dans l’eau. Je sais aussi jouer au bilboquet, susciterd’interminables ricochets ou gonfler des bulles de savon, iriséeset lourdes comme des vessies de rêves. Et je regrette que lescirconstances ne me permettent plus de lâcher dans le ciel cescerfs-volants que célèbre un vers de Coppée.

Or, j’ai cru longtemps que ces diversesmanifestations de mon activité témoignaient d’un irrésistiblepenchant à la poésie ; mais c’est là, mon cher ami, unegrossière erreur. Les vrais poètes ne font rien de tout cela, maisils travaillent et ils enferment dans une forme savante desémotions qu’ils n’ont pas toujours, tandis que nous, pauvre Valère,nous les ressentons, mais nous ignorons l’art de les exprimer. Nousallons, nous venons, nous fumons, nous flânons, nous causons, nousparlons du but de l’art, nous cueillons de boutons d’or et desmillepertuis, nous sommes amoureux de simples filles à qui nousoffrons des galanteries exquises et que nous traitons en reines deSaba, sans voir que leurs diamants sont du strass, nous nouscomparons mentalement à Virgile, à Tibulle, à Théophile de Viau, àAloysius Bertrand ; en un mot, nous pêchons, ou mieux, nouscherchons à pêcher la lune ! Mais nous ne sommes pas despoètes, mon cher Bouldouyr, nous sommes des rêveurs, c’est-à-diredes paresseux.

Voilà ce que j’ai découvert hier, enregardant tomber mes feuilles ; elles étaient bien jolies,roses, violettes, dorées, sous ce ciel gris comme une fumée decigarette. Mais, quand elles s’entassaient dans un coin du jardin,elles devenaient brunes, sales noirâtres, pourries. Ça faisait unassez vilain spectacle…

Pas des poètes, mon bon Valère, desabstracteurs de quintessence, des fainéants ! N’est-ce pas quec’est à se briser la tête contre un mur ?…

 

Albi, 30 septembre 1889.

Me voici depuis huit jours dans ma villenatale, mon cher ami, et déjà je brûle de m’enfuir ; lepaysage est beau, cependant, et quand je regarde les jardinscroulant de l’archevêché, les eaux épaisses et compactes du Tarn,couleur d’angélique, et les petits moulins qui détachent sur ellesleurs silhouettes vieillottes, je retrouve mes plus heureusesimpressions d’enfance ; elles se rabattent sur moi, chaudes etdouillettes comme la pèlerine à capuchon que je portais quandj’allais au Lycée ! Mais, au milieu des miens, je me sensaussi étranger que si je venais de tomber en terre laponne. Lamisère de leurs pauvres existences me donne de véritables nausées.Leur vie s’écoule sans douleur, ni joie dans un pêle-mêled’intérêts puérils, de calculs dérisoires, d’âpres disputes. Rienn’existe pour eux hors de leurs mornes combinaisons et de leurspotins stupides. Mon beau-frère, Gaillardet-Pomponne, ne pense qu’àla chasse ; mon beau-frère de Figerac-Lignac, qu’à accroîtreses terres, et mon frère Eudoxe se meurt d’envie, de méchanceté etd’intrigues mal ourdies. Quand ils sont tous réunis et que je lesécoute, il me vient une véritable sueur d’angoisse. Je souffre dece qu’ils disent, de ce qu’ils pensent, comme je souffrirais deleur arrestation, de leur condamnation par une courd’assises ; j’ai honte pour eux de leurs propos, de leursdésirs, comme si les anges nous jugeaient. Se peut-il que le mêmesang coule dans mes veines et dans celles de mes sœurs ?Oh ! m’en aller d’ici, être seul, ne plus rien écouter ou mepromener avec toi, tranquillement, sur les quais de Paris,m’attarder au Vachette ou au Procope, me cacher n’importe où, maisne pas rester dans ma famille à entendre parler d’argent, d’argent,toujours d’argent !

 

Paris, 2 mars 1895.

Imagine-toi qu’il m’est venu, hier, moncher Valère, le plus extraordinaire sujet de roman qui se puissevoir. Si j’avais quelques loisirs, comme je serais heureux del’écrire ! Mais, hélas ! quand donc aurai-je quelquesloisirs ? Enfin essaie de te représenter l’histoire d’un hommequi ferait toutes les nuits le même rêve, ou plutôt qui aurait ensonge une vie aussi logique, aussi continue, aussi évidente que lanôtre. Le jour, il serait comme toi et moi un petit employé deministère, mais, les paupières closes, il se retrouverait grandseigneur à la cour d’Angleterre, dans les dernières années duXVIe siècle ou les premières du XVIIe. Ilconnaîtrait le luxe et l’opulence, il aurait des aventures, desamours, des amitiés célèbres ; il vivrait dans l’intimité dela comtesse de Bedford, de la comtesse de Suffolk, de lady SusanVere, de lady Dorothy Rich, de lady Walsingham, de la comtesse deNorthumberland, il fréquenterait sir Walter Raleigh, il irait àla Mermaid boire avec Shakespeare et Ben Jonson, ilassisterait à ces masques qui faisaient alors la joie descourtisans et prendrait même sa part de tant d’allégoriesmythologiques, qui mêlaient au monde des vivants celui des entitéset des dieux. Au milieu des Heures, vêtues de taffetas noir etconstellées d’étoiles, entre la Fantaisie, qui a des ailes dechauve-souris et des plumes de toutes les couleurs, et l’Éternitéqui porte une robe tricolore, longue comme les siècles, ilreprésenterait tour à tour le Temps, le Sommeil, Hespérus etProméthée. Puis le jour venu, il reprendrait sa triste place auministère entre toi, Lardillon, Tubart, Cacaussade et moi. Peux-tute représenter à la fois l’orgueil, l’humiliation, l’apothéose etla déchéance de ce malheureux ? Il en arriverait, bienentendu, à croire que sa vie réelle est à Londres et que, chaquejour, le même cauchemar le ramène à Paris, dans un bureau deministère. D’ailleurs quelle preuve aurait-il qu’une de sesexistences est plus authentique que l’autre, sinon parce qu’elle acommencé plus tôt ?

Je ne sais encore comment se terminera monhistoire : peut-être par le suicide de mon héros. Un jour,brusquement, sans motif appréciable, il cessera de rêver. Alors ilne pourra plus supporter cette misérable vie que nous menons, unefois privé des compensations que chaque nuit lui apportait. Maisquand aurai-je le temps d’écrire ? Les années passent,passent, et tout s’en va en projets, en velléités, enbrouillard…

 

Sanary, 16 août 1897.

Je vieillis, je vieillis, Valère, c’estaffreux à dire. Je ne sais ce que je vais devenir, mais cela mefait peur. J’étais à la campagne, hier soir, chez un ami, par laplus belle nuit du monde, assis sur un vieux banc de pierre, encoretiède de la chaleur du jour, au pied d’un cyprès énorme. La nueétait pâle ; le croissant de lune qui s’abaissait à l’horizonavait tant d’éclat et de relief qu’on aurait pu le toucher de lamain. Un vent vague et doux se roulait dans les arbres ; onentendait des cors qui jouaient faux, puis ce sifflementinfatigable que font, je crois, les courtilières. Et je mesouvenais des émotions où une pareille nuit m’eût jeté dans majeunesse : une ivresse désespérée, le désir de se perdre ensanglotant dans l’amour d’une femme, de se rouler par terre, des’anéantir et de se confondre avec la nature, une mélancolieeffrénée d’homme primitif, troublé par le voisinage de Dieu. Mais,hier, tout au contraire, je n’éprouvais rien qu’une paix légère etun peu ennuyée, je reconstruisais par le souvenir ces délires de majeunesse, et je les jugeais factices et puérils. J’en souriaismême, je ne désirais rien, je ne souffrais pas, je ne regrettaisplus. Je me plaisais à mon indifférence, je m’estimais d’avoirl’esprit assez lucide pour bien comprendre la cause de cesenthousiasmes et de ces ardeurs. Et puis, soudain, je me suisdit : « J’ai perdu le pouvoir divin ! Que m’importecette raison dont je suis sottement fier, cette maîtrise demoi-même, cette modération, cette sagesse étriquée ! Ce quiétait beau, ravissant, c’était de sentir aussi furieusement, d’êtreému, de pleurer, de se tordre d’amour en appelant Sémiramis,Ophélie, Diane de Poitiers, la fille du jardinier, ou même la mort,parce que la mort, c’est encore une femme… Quand je possédais toutcela, j’étais un millionnaire ; aujourd’hui, avec ma mesure,mon ordre, ma clairvoyance, je suis devenu unmendiant !

Je n’ai pu dormir de toute la nuit ;je me levais de temps en temps, je me regardais dans uneglace ; il me semblait que, sous mes yeux, je voyais mestissus vieillir, s’user, mes cellules, mes cheveux grisonner.J’aurais tout donné, mon bon ami, pour retrouver cette frénésie,dont j’avais fait fi d’abord ; mais que peut-on donner quandon n’a plus rien ?

 

Pau, 2 avril 1899.

Hélas ! non, mon cher Valère, je nevais pas mieux. Mes crises augmentent et deviennent de plus en plusdouloureuses. Je lis entre les paroles réservées des médecinsqu’ils me considèrent comme condamné. Je n’affecterai pas avec toi,mon meilleur ami, un stoïcisme que je n’ai guère ; Je mourrai,certes, sans plainte, mais non pas sans regret. Il est impossibled’imaginer, avant d’en être réduit là, la figure que prend la mort,lorsqu »au lieu de nous apparaître très loin, au bout de lavie, comme une chose inconcevable, on s’aperçoit tout à coup de saprésence à nos côtés. Je pense à elle nuit et jour. Chacune desémotions agréables que me donne encore la vie m’arrache cecri : « Et cela aussi, il me faudra lequitter ! » Et ces émotions deviennent aujourd’hui sinombreuses que cette vie elle-même, que je jugeais médiocre, mesemble un lieu de délices.

Si j’avais rempli la mesure exacte de madestinée, je mourrais avec moins de tristesse. Mais je n’ai rienété, et je ne laisserai rien derrière moi : ni œuvre, nienfant, rien qui porte le témoignage que j’ai appartenu à ce monde.La paternité est une belle chose, moins belle cependant que lagloire. Ah ! Bouldouyr, s’en aller ainsi tout entier, etencore jeune, quelle misère ! Être un de ces morts anonymesque l’on oublie le lendemain de leur trépas et n’avoir même pas lasatisfaction de se dire que l’on revivra dans l’herbe et dans lesfleurs, puisque, dans notre absurde pays d’Occident, on isole lescadavres derrière des planches, comme des marchandises de luxe, aufond de caveaux ridicules qui les séparent de lanature !

Entre un homme qui voit la fin devant soi,toute proche, et celui pour qui elle est encore lointaine etirréalisée, entre toit et moi, il n’y a plus aujourd’hui de langagecommun ; je suis entré déjà dans la solitude effroyable de lamort. Les paroles humaines commencent à perdre tout sens pour moi,et cependant je suis plus que jamais avide d’en entendred’affectueuses et de consolantes. Écris-moi encore, écris-moisouvent, mon cher Valère ; j’essaierai de te comprendre unedernière fois…

 

Quand je rendis ce paquet de lettres à ValèreBouldouyr, il me dit que la lettre de Pau était la dernière, eneffet, et que son ami était mort quinze jours après.

Il ajouta sentencieusement :

– Avez-vous jamais rien lu d’aussibeau ?

– N…, non, murmurai-je, interloqué par lanaïveté d’une telle question.

Mais je compris aussitôt que Valère Bouldouyrne trouvait aussi belles ces quelques lettres que parce qu’ellesreflétaient sa vie intime, à lui, tout autant que celle de JustinNérac.

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