L’escalier d’or

Chapitre 17Le départ et l’adieu.

 

« Et cette maladie qu’était l’amourde Swann avait tellement multiplié, il était si étroitement mêlé àtoutes les habitudes de Swann, à tous ses actes, à sa pensée, à sasanté, à son sommeil, à sa vie, même à ce qu’il désirait pour aprèssa mort, il ne faisait tellement plus qu’un avec lui, qu’onn’aurait pas pu l’arracher de lui, sans le détruire lui-même à peuprès tout entier : comme on dit en chirurgie, son amourn’était plus opérable. »

Marcel Proust.

 

À quelques jours de là, je reçus la visite deLucien Béchard.

Son air solennel, décidé, un je ne sais quoid’absent qui remplaçait déjà, dans toute sa personne, sa bonhomie,sa gaîté habituelle, m’avertirent qu’il avait à me dire quelquechose de grave, – quelque chose que je savais déjà, que j’avaisappris, en entendant, l’autre soir, deux phrases de sa conversationavec Françoise.

Il me confirma, en effet, son départ. Lamaison d’édition pour laquelle il voyageait le chargeait d’uneimportante tournée en Amérique du Sud ; s’il réussissait danscette entreprise, ses patrons lui promettaient de lui faire unesituation très différente de celle qu’il avait chez eux.

– Il faut savoir accepter les responsabilités,dit-il, je pars !

– Quand ?

– Dans une semaine.

Je me tus un moment, puis tout bas :

– Et Françoise ?

– Je reviendrai, fit-il, sobrement, mais enmettant dans cette parole toute son énergie, toute sa foi en elleet en soi.

Je n’osai pas insister davantage, mais, malgrémoi, j’avais la gorge douloureusement serrée.

Nous parlâmes un moment encore de choses etd’autres, avec cette hésitation, cette peine que l’on éprouve enface de ceux qui s’en vont, comme si l’espace et le temps, qui vontnous séparer d’eux, s’insinuait déjà, faisait entrer soudain entrenous ces mille préoccupations et incidents que nous ne connaîtronspas, qui ne se glisseront jamais dans le cercle de notre proprevie !

Quand Lucien se leva pour aller à la porte, ilme demanda la permission de m’embrasser, puis il me dit :

– Pierre, s’il m’arrivait quelque chose,là-bas, je vous la recommande. Valère est vieux. Je sais que vousl’aimez aussi, prenez soin d’elle.

Je lui serrai longuement la main sans luirépondre.

– Merci ! me dit-il.

Je le regardai sur la dernière marche del’escalier, souriant et sympathique, avec ses cheveux blondsébouriffés, ses favoris presque flottants, toute cette vapeur d’orqui baignait son visage rose et frais. Je l’imaginais déjà, unplaid bizarre sur ses épaules, assis sur le pont, voyageur decommerce romantique. Nos goûts littéraires, après avoir été lesprérogatives, à leur origine, d’un groupe privilégié, ne sont-ilspas, en effet, adoptés successivement par des classes sociales deplus en plus simples à mesure qu’ils s’éloignent de leur pointd’origine ? Werther est horloger aujourd’hui, et René,reporter, sans doute, dans un petit journal de province, en une deces villes si pauvres en faits divers que les chiens écraséseux-mêmes y sont remplacés par des disparitions delapins !

Et puis, Lucien Béchard disparut, en me jetantun « au revoir ! » sonore.

Je demeurai deux jours sous l’influencemélancolique de ce départ. Après quoi, je me rendis chezM. Bouldouyr, mais sans réussir à le rencontrer. À matroisième visite seulement, il vint m’ouvrir sa porte !

– Vous savez, cria-t-il aussitôt, Françoise adisparu !

– Disparu !

– Enfin, je ne l’ai pas vue. Elle avait donnérendez-vous à Lucien le matin de son départ. Elle n’y était pas. Ilse passe quelque chose d’extraordinaire ! Depuis ce jour-là,je suis comme un fou. Où est-elle ? Que fait-elle ? J’airôdé autour de sa maison, mais je ne l’ai pas aperçue. Je n’ose paslui écrire : que diraient ses imbéciles de parents enreconnaissant mon écriture ? Françoise est mineure, voussavez : mon frère et ma belle-sœur ont encore tous droits surelle. Je suis fou, vous dis-je !

De fait, avec sa barbe mal faite, ses yeuxrouges, son visage hâve et tiré, il me fit pitié. Et d’ailleurs,comme tous les autres, ne m’étais-je pas laissé attirer par lecharme de Françoise, par ses yeux de naïade ou de chatte, par cequ’elle avait de souple, de glissant et de spontané ?Françoise disparue ! N’allais-je pas à mon tour en perdrel’esprit, comme Valère Bouldouyr, comme, sans doute, LucienBéchard, voyageur de commerce romantique, qui se désespérait en cemoment sur le paquebot qui l’emportait vers le Brésil !

Je promis à Valère Bouldouyr d’interviewer laconcierge des Chédigny. Je trouvai une avenante personne quiportait sur tous ses traits la révélation de sa tendresse pourl’eau-de-vie. « Mlle Françoise n’est pas malade, me dit-elle,ça, j’en suis bien sûre ! Mais elle ne sort plus, il y a eutoutes sortes de micmacs que je ne sais pas… Monsieur a-t-ilquelque commission à faire transmettre à Mlle Françoise on pourraitpeut-être s’arranger ? »

M. Bouldouyr fut atterré ?

– On la séquestre, criait-il, pourquoi ?Est-ce à cause de moi ? À cause de Lucien ? Mais Béchard,en somme, c’est un excellent parti pour elle, aux yeux même de sesidiots de parents, puisqu’elle n’a pas un sou et qu’elle estdactylographe. Je n’y comprends rien !

Hélas ! je ne comprenais pas davantage.On convoqua Marie et Blanche Soudaine ; mais elles ne purent,malgré leurs efforts réitérés, approcher Françoise Chédigny. Elleslui écrivirent ; les lettres leur revinrent, évidemmentdécachetées et lues par ses parents.

– En plein XXe siècle !Grommelait M. Jasmin-Brutelier. Quelle honte !

– Je n’avais qu’elle au monde, me disaitsouvent Bouldouyr, c’était ma joie, mon amour, ma vie ! Quedeviendrai-je si je ne la vois plus ? J’en mourrai,voyez-vous, Salerne !

Je m’efforçai de la rassurer, mais j’étaismoi-même en proie à la plus vive inquiétude.

Florentin Muzat mit quelque temps à comprendrequ’il ne rencontrait plus Françoise. Il croyait toujours qu’ill’avait vue la veille. Enfin, quand on eut réussi à lui faireaccepter l’idée de sa disparition, il prit un air mystérieux etnous confia solennellement :

– Je vous l’ai toujours dit : ce sont lescrapauds qui l’empêchent de passer !

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