L’escalier d’or

Chapitre 18Après lequel le pauvre lecteur n’aura plus grand’chose àapprendre.

 

« … et ce désir, cher à tout grandesprit, même retiré, de donner des fêtes… »

Stéphane Mallarmé.

 

J’étais resté plusieurs mois sans nouvelles deVictor Agniel. La petite société que je fréquentais avec tant deplaisir m’avait, je l’avoue, un peu distrait de mon filleul. C’estun trait de mon caractère qu’une peur constante de peiner, defroisser les gens. En cette occurrence, – oubliant tout à faitquelle carapace solide formait l’épiderme de ce jeune homme, –j’eus, Dieu seul sait pourquoi ! des remords de ma négligence,et je lui envoyai un bout de billet.

J’en reçus un autre par retour ducourrier : Agniel m’invitait à déjeuner avec lui, dans une ruevoisine, où je trouvai un charmant restaurant Empire, à médaillonsde stuc, et dont j’appris avec agrément qu’il était l’œuvre dePercier et Fontaine.

Mais j’y découvris aussi Victor Agniel,congestionné devant un whisky and soda.

– Ma parole, lui dis-je, je pourrais mourirvingt fois sans que tu daignes t’informer de moi !

– Vous n’êtes pas mort, n’est-ce pas ?répondit-il avec une certaine brutalité. C’est l’essentiel !D’ailleurs, mon vieux, je vous l’avoue, j’ai eu d’autres chats àfouetter que de m’occuper de votre santé.

– Je te remercie de ta bonté.

– Vous savez que je suis un homme franc etraisonnable. Je dis les choses comme elles sont, comme je lespense…

J’eusse pu lui objecter qu’il y avait sansdoute un abîme entre sa manière de voir les choses et ce qu’ellessont en réalité ; mais je préférais ne pas faire dériver laconversation sur un terrain à ce point philosophique, et je mecontentai de lui demander la cause de ses inquiétudes. Il n’hésitapas à me la confier :

– Mon vieux, me dit-il, en deux mots, comme encent, voilà la chose : je n’ai pas de chance avec les femmes.Vous vous souvenez de cette malheureuse créature qui, àSaint-Cloud, a voulu m’intéresser au clair de lune, – savez-vousqu’elle vient d’épouser un bottier ? – eh bien, cetteexcentrique n’était rien à côté de celle que j’ai choisie ensuite,à cause de son air tranquille et pondéré et de la profonde sagessede ses parents ! Figurez-vous que son père a eu le malheur deposséder un frère, une sorte de bohème, de raté, qui vit dans unatelier et avec lequel il est brouillé depuis vingt ans. Il arencontré un jour cette pauvre enfant, l’a embobinée, je ne saistrop comment, et a fini par l’entraîner dans son bouge, où elleassistait à des sortes de bals parés, d’orgies romaines, de messesnoires, enfin…

Je lâchai de surprise et de désespoir mafourchette et le morceau que j’allais porter à ma bouche :cette fiancée modeste, cette fleur de boutique, que mon imbécile defilleul se flattait d’avoir découverte, c’était Françoise Chédigny,notre Françoise, et j’avais devant moi le mari qui luiétait destiné !

J’eus d’abord un tel sentiment de dégoût etd’horreur que je faillis quitter le restaurant ; mais je fisréflexion que cette manière d’agir m’arrangerait en rien nosaffaires et qu’il valait mieux les surveiller de près, etdébrouiller, dans cet écheveau, le fil de Bouldouyr et celui deBéchard.

– Continue, dis-je, d’une voix étouffée.

– Cette pauvre jeune fille, vous l’ai-jedit ? était dactylographe dans une banque. Elle déclarait àses parents qu’elle avait des heures de travail supplémentaire ets’en allait courir chez son oncle, qui a été, paraît-il, dans sontemps, un poète, un décadent ! Elle retrouvait là une banded’énergumènes, de gens douteux, il y avait même un fou, paraît-il.En faisant un jour une opération dans cette banque, le pèreChédigny…

– Tu ne m’avais pas dit son nom…

– Vous le savez maintenant ! Le pèreChédigny, dis-je, a fait allusion, auprès d’un employé, à cesheures supplémentaires, et appris ainsi la vérité. On a suivi lapetite et découvert le pot aux roses. Ah ! je vous assure quela mâtine a su de quel bois le père Chédigny avait l’habitude de sechauffer ! Aussi elle n’en mène pas large maintenant !Elle est enfermée chez elle et ne sort plus qu’avec sa mère, et cesera ainsi jusqu’à notre mariage…

Cette fois-ci, je fis un bond sur labanquette.

– Votre mariage ! Tu vasl’épouser ?

– Pourquoi pas ?

– Après ce que tu viens toi-même de meraconter ! Un homme raisonnable comme toi ! Tu perds latête !

– Nenni, nenni, mon petit vieux ! VictorAgniel ne perd jamais la tête ! Évidemment, je ne sais pas àquels spectacles écœurants la pauvre petite a pu assister chez cesatyre, mais elle est, j’en suis sûr, scrupuleusement honnête etpure. D’ailleurs, au retour de sa dernière équipée, je l’aiinterrogée longuement ; eh bien, je vous assure qu’elle abeaucoup de bon ! Ce n’est pas une irrémissible détraquéecomme celle de Saint-Cloud, l’épouse du bottier. Elle saitraisonner, elle voit juste. Le vieux décadent et sa bande defêtards à la manque n’ont pas eu le temps de la détraquer.Ah ! par exemple, un peu plus, et elle était perdue ! Ilétait moins cinq quand nous sommes arrivés ! Enfin, j’aiconfiance en elle ; elle a abjuré ses erreurs, elle a reconnuelle-même que tous ces gens-là étaient des imbéciles et promisqu’elle n’en reverrait aucun. Elle se rend compte que la vie estune chose sérieuse et qu’il vaut mieux repriser ses bas, faire desconfitures et compter avec la blanchisseuse que de se gargariseravec des phrases qui n’ont pas de sens et de parler de la lune,comme d’une chose que personne n’a jamais vue, sauf trois ou quatreinitiés ! Moi, voyez-vous, je voudrais qu’on envoyât à Cayennetous ces malfaiteurs, tous ces empoisonneurs de l’espritpublic !

– Elle va se marier, répétais-jeintérieurement. Ce n’est pas possible, c’est une feinte. Elle nepeut pas abandonner ainsi Lucien Béchard, elle l’aime. Fine etdélicate comme elle l’est, supportera-t-elle jamais l’animal qui meparle d’elle en ce moment ?

Mais je me disais aussi que Françoise Chédignypouvait être une coquette, une comédienne, que je ne la connaissaisguère, qu’une série d’attitudes ne fait pas un caractère et queVictor Agniel semblait bien sûr de son fait.

– Le mariage est-il fixé ?

– Oui, je l’épouserai le 1er septembre. Etd’ici là, personne ne la verra que ses parents et moi !Ah ! si sa bande espère me l’escamoter de nouveau, elle ensera pour ses frais ! Il y a même un escogriffe qui est venudemander des renseignements auprès de la concierge ! Celui-là,si je l’y repince, je lui casserai la figure !

Malgré ma cruelle déconvenue, j’eus une forteenvie de rire. Agniel continuait :

– Et puis, je ne vous ai pas tout dit :l’oncle Planavergne file un mauvais coton. D’ici à peu de temps, jetoucherai la bonne galette !

Je tentai de nouveau de le décourager, de ledissuader de son projet ; je lui représentai le danger qu’il ya à épouser une fille qui n’est pas équilibrée, le grand nombre decelles qui sont à l’abri de toute tentation, les hasards del’avenir.

Mais Victor Agniel secouait la tête :

– J’en fais mon affaire, disait-il ;celle-là, je saurai la mater. D’ailleurs, je connais lamanière : en trois séances, son père l’a rendue aussi doucequ’un agneau.

Et comme j’insistais, il ajouta :

– Ah ! vous êtes bien obstinés ! Laconnaîtriez-vous, par hasard ?

Sa méfiance éveillée, il ne me restait plusqu’à battre en retraite. Je lui souhaitai ironiquement beaucoup debonheur.

– J’en aurai, me dit-il, en réglantl’addition, le bonheur est un état raisonnable. Après tout,peut-être qu’une femme a besoin de traverser une crise poétique ouromanesque ou tout ce que vous voudrez. Il vaut mieux qu’elle soitantérieure au mariage ; Françoise a eu sa crise, c’estfini ; elle est vaccinée. À bientôt, Pierre, je vous inviteraià la noce et vous vous casserez les dents avec mesdragées !

En attendant, je rentrai chez moi, la mortdans l’âme.

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