L’escalier d’or

Chapitre 2Portrait d’un homme inactuel.

 

« La méditation a perdu toute sadignité de forme ; on a tourné en ridicule le cérémonial etl’attitude solennelle de celui qui réfléchit, et l’on ne toléreraitplus un homme sage du vieux style. »

Nietzsche.

 

J’étais, en effet, assis dans la boutique deM. Delavigne, ligoté comme un prisonnier par les nœuds d’uneserviette si humide qu’elle risquait fort de me donner desrhumatismes, et mon geôlier jouait à faire pousser sur mes jouesune mousse de plus en plus légère, quand la sonnette del’établissement, qui avait, je ne sais pourquoi, un timbrerustique, tinta doucement. Mon regard plongeait dans la glace quifaisait face à la porte. Je vis entrer un personnage qui me parutcurieux, au premier abord, sans que je comprisse exactementpourquoi.

Il était corpulent, de taille moyenne,d’aspect un peu lourd. Son front bombé, ses petits yeux vifs, sejoues rondes et creusées d’une fossette, son nez pointu aux narinesvibrantes, une lèvre rasée, un collier de barbe qui grisonnait, merappelèrent très vite un visage bien connu ; mais il y avaitdans ses traits quelque chose d’amolli, de lâche, de détendu.L’inconnu ressemblait certainement à Stendhal, mais à un Stendhalen décalcomanie. Il portait un vieux feutre sans fraîcheur et ungros pardessus bourru, de couleur marron, qui laissait voir un colmou et une cravate usée, mais dont les couleurs autrefois vivesrévélaient d’anciennes prétentions. Il s’assit dans un coin, aprèsavoir échangé avec M. Delavigne un salut cordial. Au bout d’unmoment, le voyant désœuvré, le coiffeur lui offrit un journal.

Mais le client refusa majestueusement cetteproposition :

– Vous savez bien, dit-il, que je ne lisjamais de journaux, jamais ! Pourquoi faire ? Je n’ignorepas grand’chose des turpitudes qui peuvent se passer dans cebas-monde. En quoi pourraient-elles m’intéresser ?… Vous,monsieur Delavigne, voulez-vous me dire ce qui vous intéresse dansun journal ?

– Mais les crimes, par exemple, ditM. Delavigne, décontenancé.

– Les crimes ? Ils sont déjà tous dans laBible ! Ils ne varient que par le nom de la localité où ilsont été commis.

– La politique…

– La politique ? Parlez-voussérieusement, monsieur Delavigne ? La politique ? Voustenez sincèrement à savoir par quel procédé vous serez tracassé,volé, martyrisé et réduit en esclavage ? Moi, ça m’estégal ! Les moutons ne seront jamais tondus que par lesbergers. Maintenant, si vous préférez un berger qui porte un nom defamille à un berger qui porte un numéro, c’est votre affaire. Uneaffaire purement personnelle, monsieur Delavigne, ne l’oublionspas !

– Enfin, j’aime à savoir ce qui sepasse !

– Moi aussi ! Ou plutôt, j’aimerais àsavoir ce qui se passe, s’il se passait quelque chose. Mais il nese passe rien, vous entendez bien, rien !

Il s’enfonça de nouveau dans sa méditation, etM. Delavigne me fit plusieurs petits signes du coin de l’œil,pour me signaler qu’il avait affaire à un original, un fameuxoriginal ! Je m’en apercevais, parbleu ! Bien.

Je clignai de la paupière à mon tour, afind’engager M. Delavigne à reprendre sa conversation avec lefaux Stendhal.

Après quelques instants de silence, lecoiffeur débuta ainsi :

– Si vous ne vous intéressez pas aux journaux,ni aux crimes, ni à la politique, monsieur Bouldouyr, à quoi doncvous intéressez-vous ?

Bouldouyr ne répondit pas tout de suite. Ilnous regardait alternativement, le coiffeur et moi. Puis un sourirede mépris doucement apitoyé erra sur ses lèvres gourmandes.

– Vous, monsieur Delavigne, vous aimez à joueraux dominos à La Promenade de Vénus, vous ne dédaignez pasle cinéma et vous nourrissez, chaque printemps, une passionnouvelle pour quelque aimable nymphe du quartier. Si j’avaisn’importe lequel de ces goûts charmants, vous pourriez apprécier cequi m’intéresse, mais la vérité me force à confesser que tout celam’est souverainement indifférent. Presque tout d’ailleurs m’estindifférent, et ce qui me passionne, moi, n’a de signification pourpersonne.

– J’ai connu un philatéliste qui raisonnait àpeu près comme vous.

– Un philatéliste ! S’écriaM. Bouldouyr, qui devint soudain rouge de colère, je vousprie, n’est-ce pas, de ne pas me confondre avec un imbécile decette sorte ! Un philatéliste ! Pourquoi pas unconchyliologue, puisque vous y êtes ?

– Je vous demande pardon, monsieur, je necroyais pas vous fâcher…

– C’est bon, c’est bon, dit M. Bouldouyr,en se levant. Je vais prendre l’air, je reviendrai tantôt.

Et il sortit en faisant claquer la porte.

– Il est un petit peu piqué, ditM. Delavigne, en souriant. Mais ce n’est pas un méchant homme.Il s’appelle Valère Bouldouyr. Un drôle de nom, n’est ce pas ?Et puis, vous savez quand il dit que rien ne l’intéresse, il semoque de nous. Il se promène souvent au Palais-Royal avec unejeunesse, qui a l’air joliment agréable. Et vous savez, ajoutaindiscrètement M. Delavigne, en se penchant vers mon oreille,il est plus vieux qu’il n’en a l’air. C’est moi qui lui ai fournison postiche et la lotion avec laquelle il noircit à demi sa barbe,qui est toute blanche…

Ces détails me gênèrent un peu. Je demandai àm. Delavigne à quoi M. Bouldouyr était occupé.

– À rien, c’est un ancien employé du ministèrede la Marine. Maintenant il est à la retraite.

Je quittai la boutique de M. Delavigne.Je croisai M. Bouldouyr, qui s’acheminait de nouveau verselle. Il marchait lourdement, et il me parut voûté, mais peut-êtreétait-ce l’influence du coiffeur qui me le faisait voir ainsi.

Je gagnai le Palais-Royal et je traversai lejardin. C’était un jour de printemps. Le paulownia noir et torduportait comme un madrépore ses fleurs vivantes et qui durent sipeu. Un gros pigeon gris reposait sur la tête de l’éphèbe qui jouede la flûte. Camille Desmoulins, vêtu de sa redingote de bronze,commençait la Révolution en s’attaquant d’abord aux chaises.

En regardant machinalement ces choseshabituelles, je songeais à Valère Bouldouyr. Son nom ne m’était pasinconnu, mais où l’avais-je entendu déjà ?

J’eus soudain un souvenir précis, et, montantchez moi je fouillai dans une vieille armoire, pleine de livresoubliés ; j’en tirai bientôt deux minces plaquettes :l’une s’appelait l’Embarquement pour Thulé, l’autre,le Jardin des Cent Iris. Toutes deux, signées ValèreBouldouyr. La première avait paru en 1887, la seconde en 1890. Ilétait évident qu’après cette double promesse M. Bouldouyravait renoncé aux Muses.

J’ouvris un de ces livrets poussiéreux. Je lusau hasard, ces quelques vers :

Sous un ciel qui se meurt comme l’oiseauPhénix

La barque d’or éveille un chagrin devitrail,

Sur l’eau noire qui glisse et qui coule àson Styx,

Et Watteau, tout argent, se tient augouvernail !

Plus loin, je lis ceci :

Rien, Madame, si ce n’est l’ombre

D’un masque de roses tombé,

Ne saurait rendre un cœur plussombre

Que ce ciel par vousdérobé !

Je souris avec mélancolie. Quelque chose decharmant, la jeunesse d’un poète, s’était donc joué jadis autour dece vieil homme à perruque ! Qu’en restait-il aujourd’hui chezce roquentin coléreux, qui s’offusquait des railleries de soncoiffeur ? Hélas ! Je le voyais bien, M. Bouldouyrn’avait pas eu cette force dans l’expression qui permet seule auxpoètes de durer, ni ce pouvoir de mûrir sa pensée, qui transformeun jour en écrivain le délicieux joueur de flûte, qui accordait soninstrument aux oiseaux du matin. Midi était venu, puis le soir. Etj’étais sans doute aujourd’hui le seul lecteur qui cherchât àdeviner une pensée confuse dans les rythmes incertains del’Embarquement pour Thulé !

Pauvre Valère Bouldouyr ! J’avais bienvoulu savoir ce qu’il pensait lui-même aujourd’hui de sa grandeurpassée et de sa décadence actuelle. Mais il était peu probable queje dusse le rencontrer jamais, sinon peut-être de loin en loin dansl’antre bizarre de M. Delavigne, et cela n’était pas suffisantpour créer une intimité entre nous.

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