L’escalier d’or

Chapitre 5Petit essai sur les mœurs du Palais-Royal.

 

« Matthew. – Savez-vous que vous avezlà un joli logement, très confortable et trèstranquille ?

Bobadil. – Oui, monsieur (asseyez-vous, jevous prie). Mais je vous demanderais, monsieur Matthew, en aucuncas de ne communiquer à qui que ce soit de notre connaissance lesecret de ma demeure.

Matthew. – Qui ? Moi, monsieur ?Jamais !

Bobadil. – Peu m’importe, bien entendu,qu’on la connaisse, car la baraque est fort convenable ; maisc’est par crainte d’être trop répandu et que tout le monde ne mevienne voir comme il arrive à certains.

Matthew. – Vous avez raison, capitaine, etje vous comprends !

Bobadil. – C’est que, voyez-vous, par lavaleur du cœur qui bat ici, je ne veux pas étendre mesrelations ! Je me borne à quelques esprits, distingués etchoisis, comme vous, à qui je suis particulièrementattaché. »

Ben Jonson.

 

J’ai dit que j’habitais au Palais-Royal, maisnon pas ce que je considérais par mes fenêtres. Ou, plutôt, jen’insisterai pas sur ce jardin célèbre qui, chaque nuit, se laisseenvahir, par une foule d’ombres illustres. Je préfère vous montrerla maison qui ferme mon horizon, de l’autre côté de la rue, et quidoit jouer un rôle considérable dans cette histoire.

C’est une maison de quatre étages, dont je nevois que l’envers, car elle a sa porte d’entrée sur la rue desBons-Enfants. Elle a l’air d’une personne qui, pendant un défilé,tournerait, seule, le dos à ce qui passe pour se consacrer à unautre spectacle. Elle se compose de deux ailes en saillie et d’unefaçade en retrait, le tout surmonté d’un étage à mansardes. Entreles ailes et la façade, s’étend, au-dessus du rez-de-chaussée unelarge terrasse qui contient, d’un côté, une haute cage de verre et,de l’autre, un ciel ouvert. Dans la cage, s’agitent des êtresfalots qui font et qui défont sans arrêt des piles d’étoffessombres : peut-être sont-ce des condamnés de droit commun. Leciel ouvert doit donner un peu de jour à un grand atelier quioccupe toute la partie inférieure de l’immeuble, lequel, d’après ceque m’a appris son enseigne, est voué à l’imperméabilisation.Imperméabilisation de quoi ? Je ne saurais vous le dire. Maisj’ai toujours supposé que, dans les fondements ténébreux de cettedemeure, des démons s’agitaient pour répandre sans cesse dans lemonde cette loi morale qui rend les êtres humains imperméables lesuns aux autres, et je ne passais jamais devant cet ateliermystérieux sans un serrement de cœur.

Divers bureau occupaient le premier et lesecond étage de ma voisine de pierre. J’y distinguais un grandnombre d’employés, qui allaient et venaient sans but visible, commedes fourmis dans une fourmilière et déplaçaient d’énormesregistres, sur lesquels ils se penchaient parfois, sans doute pourfaire le compte quotidien des âmes humaines qu’ils avaient renduesimperméables.

Le reste de la maison se divisait enappartement bourgeois. Parfois, je voyais se pencher à une fenêtrel’un ou l’autre de ses habitants. Au troisième, c’était, d’unepart, un vieux couple si uni que, lorsque se montrait la femme, lemari aussitôt accourait et, d’autre part, une famille si nombreuseque je n’avais jamais l’impression que le même enfant se penchâtsur l’allège. Au quatrième, deux ouvrières, jeunes et fraîches,deux sœurs, paraissaient souvent dans l’encadrement de lacroisée ; je les regardais et elles me souriaient. Souvent,l’une d’elles, en train de se coiffer, venait jusqu’à la fenêtre,mais, si elle m’apercevait, elle s’enfuyait aussitôt, touterougissante de ses épaules nues.

Cependant, sur le même étage, le secondappartement ne semblait habité que la nuit.

Une lampe allumée y veillait toujours jusqu’àl’aube.

Cette petite goutte d’or qui s’éteignait sitard excitait mon imagination. J’essayais de me représenter l’hommeou la femme qui la prenait pour témoin de sa vie, de son travail,de ses rêves ou de ses amours. Il m’arrivait même de ne pas mecoucher pour surprendre le secret de cette veille. Mais rien neremuait derrière les parois de verre qui me cachaient lesoccupations de l’inconnu. Avant de me mettre au lit, je jetais uncoup d’œil sur la maison endormie ; sa façade blanche luisaità peine dans l’ombre, tout reposait ; mais, en face de moi, lapetite étoile scintillait toujours.

Or, un soir, dans ces chambres sisingulièrement désertes, malgré leur lampe vigilante, j’aperçus unva-et-vient surprenant. Non pas une personne, mais plusieurspassaient et repassaient derrière les vitres ; elles lefaisaient avec une rapidité extraordinaire, et je finis parcomprendre qu’elles dansaient. Ma stupeur fut sans bornes. Ondansait dans ces pièces, que, sans leur lumière, j’eusse pu croireinhabitées ! Je fis vingt suppositions ; je me demandaisi un nouveau locataire avait remplacé l’homme ou la femme à lalampe, ou bien s’il ne louait pas son appartement à une de cessociétés qui organisent des bals ou des banquets dans les maisonstranquilles du quartier. Mais la platitude de mes inventionsaugmentait ma déconvenue et ma curiosité. Vers onze heures, lescouples cessèrent de passer devant l’écran. À minuit, touts’éteignit, et, une demi-heure après, la petite lampe mystérieusese ralluma.

Le lendemain, à peine levé, je courus à mafenêtre dans l’espoir que mon voisin paraîtrait à la sienne.Personne. Plus tard, une musique bizarre mit toute la rue en émoi.C’était un vieil orgue de Barbarie poussif et criard, auquelmanquaient des notes et qui, avec des grincements de poulie, dessoupirs de bête malade et des sursauts, désossa, pour ainsi dire,un air du Trovatore.

Je découvris une singulière machine, montéesur une voiture traînée par un âne ; un cul-de-jatte, attachéà un banc parallèle aux brancards, tournait d’une main la manivellede l’instrument et, de l’autre, conduisait la pauvre bête. Unsinge, habillé comme un doge, d’une longue robe rouge, et coifféd’un bonnet de fourrure, trépignait à l’arrière de l’équipage etagitait un tambour de basque. Quelquefois, un sou tombait d’unecroisée, et le petit infirme attendait avec majesté qu’un passantvoulût bien le ramasser et le lui porter, ce qui ne manquaitjamais.

Un spectacle aussi curieux fit apparaître tousles visages. Les Comptables d’en face surgirent avec leursregistres sous le bras et leurs plumes sur l’oreille ; levieux couple amoureux s’enlaça ; autour de la mère de famille,vingt têtes rouges se montrèrent, ouvertes du même rire béat quiles transformait en ces tirelires qui ont la forme de pommes. Lesdeux ouvrières accoururent, l’une, qui était en corset, se cachantà demi derrière sa sœur.

Mais, même en cette circonstance mémorable,mon travailleur nocturne ne daigna pas jeter un coup d’œil sur larue, et l’infirme s’éloigna avec son Trovatoredéséquilibré, son âne docile et son singe de pourpre, sans avoirréussi à le troubler dans son détachement suprême des choses de lachaussée.

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