L’escalier d’or

Chapitre 3Où l’on passe rapidement de ce qui est à ce qui n’est pas.

 

« La vie et les rêves sont lesfeuillets d’un livre unique. »

Schopenhauer.

 

L’image de Valère Bouldouyr avait frappé monesprit plus profondément sans doute que je ne l’avais supposé toutd’abord, car, pendant la nuit, elle revint à diverses reprisestraverser mes songes.

Tantôt, couché sur une berge, je regardais unebarque descendre la rivière ; elle contenait une grandequantité de perruques et de têtes de cire. L’homme qui se tenait augouvernail s’enroulait gracieusement dans une cape bleu de ciel etportait coquettement un tricorne noir. En passant devant moi, ils’inclinait profondément, et je reconnaissais alors ValèreBouldouyr, mais un Bouldouyr centenaire et dont une barbe d’argenttombait sur la poitrine.

Tantôt, au contraire, il me paraissait toutejeune, et il me faisait signe de monter avec lui, dans une voiturequi traversait la rue de Rivoli. Mais, à peine étais-je assis à soncôté que le misérable cheval qui traînait le fiacre grandissaitsoudain, il se mettait à galoper furieusement en frappant le pavéde ses larges sabots, qui me paraissaient larges, mous et palméscomme les pattes d’un canard. Puis deux ailes de chauve-sourisjaillirent de ses flancs couleur de nuée, et s’élevant au-dessus dusol, la bête apocalyptique commença de nous entraîner à travers lesbranches extrêmes d’une forêt.

– Où me menez-vous ? criai-je, épouvanté,à Bouldouyr.

Mais mon compagnon ricanait dans sa barbe etrépétait tout bas :

Rien, Madame, si ce n’est l’ombre

D’un masque de roses tombé…

Je reçus aussitôt après un choc terrible, lavoiture, heurtant un tronc d’arbre, vola en éclats, et je meretrouvai dans mon lit, inondé de sueur.

– Diable de Bouldouyr ! pensai-je. Quim’aurait dit que son innocente présence pût contenir tant decauchemars ?

Le jour suivant, j’aurais peut-être songé àm’étonner de la survivance anormale de ce souvenir, mais j’en fusdistrait par le rendez-vous que j’avais donné à Victor Agniel.

À midi précis, il m’attendait dans unrestaurant que je lui avais indiqué. C’était un de ces gargotes,situées en contrebas de la rue de Montpensier, dans lesquelles ondescend par cinq ou six marches et qui sont grandes comme unbillard. Celle-ci n’avait guère que deux ou trois clients, que l’onretrouvait à toute heure et qui semblaient étrangement inoccupés.Nous échangions, quand j’entrais, des salutations amicales, maisnous ne savions guère que nos noms :

– Bonjour, monsieur Cassignol ; bonjour,monsieur Fendre…

– Bonjour, bonjour, monsieurSalerne !

La patronne de l’établissement venait meserrer la main ; pour moi, elle soignait spécialement sacuisine de vieille Bourguignonne, habituée aux repas lentementmijotés et aux savantes sauces. Bref, cette manière de cave étaitun des rares endroits du monde où l’on prît en considération machétive personnalité.

– Mon cher parrain, me dit Victor Agniel, endépliant sa serviette, je suis content de moi. Aujourd’hui, j’ai eule sentiment que j’étais vraiment plus raisonnable quejamais !

Victor Agniel n’est pas mon filleul, car jen’ai pas beaucoup plus d’années que lui, – une quinzaine, à peine,– mais nos deux familles étant liées depuis bien longtemps et sonvrai parrain, en voyage au moment de sa naissance, ce fut moi quile remplaçai et qui tins sur les fonts baptismaux ce grand garçonrobuste, qui mange en ce moment de si bel appétit.

– Eh bien, lui dis-je, qu’as-tu fait de siraisonnable ?

– Vous vous rappelez, me confia-t-il, que jevous ai entretenu de mes perplexités au sujet de MlleDufraise ; elle est jolie, elle me plaît, je lui plais, sesparents me voient d’un bon œil, et ils ne sont pas sans posséder unpetit avoir. Tout était donc pour le mieux. Mais, l’autre soir,nous étions ensemble à Saint-Cloud, dans une villa qui appartient àun de ses oncles. Je ne sais ce qui lui a pris, peut-être le clairde lune lui a-t-il tourné la tête. Quoi qu’il en soit, elle m’atenu sur le mariage, sur l’amour, les propos les plus absurdes.Elle m’a dit qu’elle avait un grand besoin de tendresse, qu’elle sesentait seule dans la vie et que personne ne lui était aussisympathique que moi, mais qu’elle me priait de lui parler comme unvéritable amoureux et de ne pas l’entretenir tout le temps desaffaires de l’étude et de mes projets d’avenir.

– Trouves-tu à redire à cela ?

– Mon cher parrain, s’écria Victor Agniel,très excité, regardez-moi ! Ai-je l’air d’un Don Juan, d’unofficier de gendarmerie ou d’un cabotin ? Je suis un modesteclerc de notaire, employé dans l’étude de maître Racuir, jusqu’aumoment où la mort de mon oncle Planavergne me permettra d’enacheter une à mon tour et de m’installer en province, avec ma femmeet mes enfants. Je n’ai nullement l’intention, en me mariant,d’accomplir un acte romanesque, de rouler des yeux blancs et deparler comme une devise de marron glacé. Je suis un homme sensé,moi. Je déteste les grands mots, les grands gestes, lesbillevesées, je n’ai pas de vague à l’âme, je ne sais même pas sij’ai une âme et je n’en ai cure. Mon but, ma vocation dans la vie,sont de passer un bel acte de vente, de faire un testament bienrégulier ; je n’entends pas avoir à l’oreille la serinetted’une femme qui rêve, qui a des vapeurs ou qui veut qu’on lui parled’amour… Ce matin, mon bon Pierre, j’ai écrit une longue lettre àMlle Dufraise et je lui ai dit qu’il n’y avait pas lieu de donnersuite à notre affaire. C’est pourquoi je suis si fier de moi. Carenfin, je peux bien vous l’avouer : personne ne m’a plu autantqu’elle.

– Eh ! lui dis-je, voila, ma foi, qui estjoliment raisonné !

– Le seul inconvénient de la chose, c’estqu’il me faudra me pourvoir ailleurs, car je suis de plus en plusdécidé à me marier vite. La sotte vie que celle d’uncélibataire ! Mais connaissez-vous rien de plus ridicule quede chercher une jeune fille, de lui dire des fadeurs et de luifaire sa cour, tout cela pour finir bonnement par l’épouser ?Que j’ai de hâte que ces simagrées soient finies, que mon onclePlanavergne soit mort et que je sois installé, en province, avec mafemme et mes trois enfants !

– J’aime ta précision, lui dis-je.

– Oui, j’aurai trois enfants. Moins oudavantage, ce n’est pas raisonnable. Par exemple, je ne sais pascomment les appeler. Tous les noms ont quelque chose ridiculementromanesque, de poétique, qui m’exaspère. Voyez-vous une fille quis’appellerait Virginie, ou Juliette, ou Marguerite ?

– Tu choisiras des prénoms simples :Marie, par exemple.

– C’est bien clérical !

– Allons, lui dis-je, tu as le temps de faireton choix !

Nous nous attardions dans le restaurantminuscule, chauffant dans notre main un verre de fine-champagne.M. Cassignol était déjà parti et déjà revenu. Un geaiapprivoisé, moqueur et malin, sautait de table en table, enappelant la patronne : « Sophie !Sophie ! »

– Sophie ! Murmura Victor. Voilà quin’est pas si mal ! Mon aînée se nommera Sophie. Ce n’est pasprétentieux et ça sonne sagement…

Remontant les marches du seuil, nous suivîmesla rue de Montpensier. Le soleil y glissait un œil soupçonneuxentre les hautes maisons noires qui la bordent. Un promeneursolitaire qui portait un grand chapeau de feutre et un costume trèsclair s’en allait d’un air à la fois rêveur et décidé. Un chateffrayé fila devant lui. Nous entendîmes sonner la trompe d’uneauto.

– Mon cher parrain, me dit Victor Agniel, enme quittant, je suis très satisfait d’avoir votre approbation.Hélas ! Sans cette satanée soirée au clair de lune, j’auraispeut-être épousé Mlle Dufraise, et voyez ce qu’aurait été ma vie àSaint-Brieuc ou à Rethel avec une folle qui aurait lu des romans aulieu de repriser mes chaussettes !

J’osai mesurer d’un coup d’œil cet abîme dedésolation. Victor en frissonnait encore.

Et je ne sais pourquoi je songeai tout à coupavec un élan de sympathie irrépressible à l’honnête physionomie deM. Valère Bouldouyr.

Victor Agniel s’éloignait de moi en répétantentre ses dents : « Sophie !Sophie ! »

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