L’escalier d’or

Chapitre 22La contagion.

 

« Il paraît que l’éloignementembellit. »

Jean-Paul Richter.

 

Après une absence qui m’avait paru si longue,je croyais éprouver une grande joie en rentrant chez moi. Mais cefut au contraire une mélancolie profonde qui m’assaillit, lorsqueje repris possession de mes chers livres, de mes meubles, de messouvenirs. Quelque chose me manquait, quelque chose de changeant,de vif et d’imprévu, de capricieux et d’alerte, qui était peut-êtrele plaisir de vivre.

J’allais à celles de mes fenêtres quicommandent la rue de Valois, je regardais cette maison qui mefaisait vis-à-vis et dans laquelle j’avais connus des heures sidouces. L’appartement de Valère Bouldouyr était habité denouveau ; je vis bientôt paraître à une des croisées unevieille femme sinistre, au profil crochu, et une sorte d’usuriersordide, armé de lunettes bleues. Je me rejetai en arrière avechorreur, et je me représentai aussitôt, entre les vieuxcandélabres, Françoise avec ses cheveux poudrés, la douce MarieSoudaine, – aujourd’hui Mme Jasmin-Brutelier, – et ledélicieux petit pêcheur napolitain qui se désolait que personne nel’aimât.

Je m’assis dans un fauteuil, je relus les versde Valère Bouldouyr, je relus ceux de Justin Nérac. Je me disaisque je demeurais sans doute le seul être au monde qui cherchâtencore une ombre de poésie dans ces opuscules démodés, et cela meserrait le cœur. Je tombai sur cette strophe :

Bals, ô feuilles de jade, ô bosquets desantal,

Vos torches, vos flambeaux n’éclairent quedes ombres,

Et je gémis, errant à travers cesdécombres,

Et cherchant vos parfums sous des nuits decristal !

En nous réunissant ainsi, Bouldouyr n’avait-ildonc, et peut-être sans le vouloir, que réalisé une volontéposthume de son ami Justin ?

Je repris ma vie d’autrefois, ou plutôtj’essayai de la reprendre, mais je n’en avais plus le goût.

Quand je m’asseyais sur le balcon, entre mesgros vases de pierre, ceinturés d’une lourde guirlande, quand jeregardais d’un côté les lauriers en caisse, qui ornent lesterrasses du ministère des Beaux-Arts, et de l’autre, s’étaler dansune lumière pâlie les façades qui tournent le dos à la rue deBeaujolais ; quand j’entendais, à midi, le célèbre canon duPalais-Royal faire entendre cette sourde détonation à laquelle lespigeons du quartier n’ont jamais pu s’habituer ; quand jeregardais le jet d’eau du grand bassin épanouir une gerbemagnifique et pulvérulente, à la fois épaisse et fluide, massive ettransparente, je me disais que tout cela avait donc été charmant etque cela ne l’était plus. Valère Bouldouyr était-il un sorcier sidangereux ?

Oui, je bâillais, je m’ennuyais, je prenais enhorreur mon existence naguère si tranquille, je rôdais dans lesrues en proie à une agitation vague et sans cause. Était-ceFrançoise qui me manquait ? Allais-je me mettre à sa rechercheet la poursuivre de rue en rue, comme Jasmin-Brutelier, commeMuzat, Calbot et Pizzicato ?

Parfois, je croyais la reconnaître, moi aussi,et je pressais le pas pour dépasser une silhouette qui la rappelaità mon esprit. Mais la ressemblance s’évanouissait aussitôt que jeme rapprochais.

La première fois, ce fut passage Choiseul. Jem’étais arrêté devant un empailleur qui avait cherché à démontrerpar son étalage la grande loi biologique de l’unité des racesanimales. Il la prouvait pour sa part en montrant combien un oursblanc, une fourmi, un agneau, un lézard, un griffon et un perroquetpeuvent arriver à avoir le même regard s’ils sont accommodés par lemême naturaliste. Sur la vitre que je considérais, une ombre sepeignit, rapide et furtive, mais en qui je crus distinguerFrançoise Chédigny. (Car je lui donnais toujours ce nom, ne pouvantme résoudre à l’appeler Mme Victor Agniel.)

Je me retournai et je me mis à courir ;même costume, même démarche ! Dans ma hâte, je posai ma mainsur le bras de la jeune femme ; elle se retourna. Commentavais-je pu me tromper à ce point ? Cette pauvre figure pâleet étiolée ne ressemblait en rien au beau visage rayonnant etsurpris de Françoise.

– Je vous demande pardon, madame, murmurai-je,je suis tout à fait désolé…

– Il n’y a pas de mal, fit la jeune femmed’une voix cassée. Vous me preniez pour quelqu’un autre, jesuppose…

– En effet, mademoiselle, et je vous prie dem’excuser. Mais la vérité est que je cherche quelqu’un et que…

– Quelqu’un que vous aimez, je pense, dit lapersonne, soudain intéressée comme le sont toutes les filles deParis, et je pense, de ce monde, à l’idée d’une histoired’amour.

– Non, répondis-je, quelqu’un que je n’aimepas et qui…

L’ouvrière haussa les épaules et dittranquillement :

– Eh bien ! vous êtes bien bon dechercher ainsi quelqu’un que vous n’aimez pas et de prendre cet airbouleversé, pardessus le marché, pour lui adresser la parole.

Je demeurai coi, et je dus reconnaître quecette jeune femme ne manquait pas de bon sens. Et cependant, jen’aimais pas Françoise, du moins au sens où elle entendait ce mot,mais j’aimais quelque chose qui flottait autour d’elle, quelquechose que m’apportait sa présence et dont l’absence medésolait.

Mais la seconde fois, ce fut plus pénibleencore : je rentrais fort tard par la galerie d’Orléans. C’estun endroit étrangement vide et désert, la nuit. Entre le vitrageopaque du toit et le dallage du sol, l’œil ne rencontre que lesvitrines, par lesquelles le ministère des Colonies tente derecruter de jeunes enthousiastes en offrant à leur vue desphotographies de pays lointains. Je m’arrêtais toujours devantelles en rentrant, admirant tantôt le morne aspect de Porto-Novo,tantôt les dessins curieux que font sur le sable tunisien lesombres d’une caravane de chameaux ; ou bien, une figuregrimaçante et cependant paisible du temple d’Angkor-Vât, ou encorele buste d’une jeune Tahitienne, dont la gorge nue et droite étaitaussi belle que celle d’une déesse grecque. Je ne manquais jamaisd’emporter en moi une de ces images exotiques ; parfois,alors, je me réjouissais de vivre à Paris, au calme, loin desoutrances et des violences de ces contrées sauvages ; mais, leplus souvent aussi, je gémissais d’avoir choisi une part à ce pointhumble et réduite et d’ignorer les beautés et les misères des plusmagnifiques pays !

Un pas me fit tressaillir ; encore unefois, je fus sujet à la même hallucination ou à la mêmeerreur : une forme rapide tournait le coin de la galerie et sedirigeait vers le jardin. Je me précipitai à sa poursuite, mais,devant les grilles, je ne vis personne qui ressemblât à moninconnue. Peut-être avait-elle eu le temps de sortir par la rue deValois.

Tandis que j’hésitais, ne sachant quel partiprendre, quelqu’un sortit de l’ombre ; je fis une affreusefigure se rapprocher de moi ; un chapeau couvert de roseshideuses se balançait sur un masque sans âge, maigre et hâve, à enparaître mortuaire. Ce même fantôme traînait une robe à volantspoussiéreux et me souriait avec une hideuse complaisance. Je ne puscomprendre si j’avais affaire à une folle, à une prostituée ou àune mendiante.

– Allons, fit-elle, comme je m’éloignais avechorreur, ne fuyez pas ainsi. N’est-ce pas moi que vouscherchez ?…

Je hâtai le pas pour lui échapper ; ellese mit à crier :

– La femme que vous cherrez, croyez-vous qu’unjour elle ne sera pas semblable à moi ? Regardez donc où leshommes m’ont conduite ! Celle que vous aimez, aussi jeune,aussi belle que vous la voyez, un homme, allez, fera d’elle ce queje suis. Vous, peut-être, ou quelqu’un autre. Il ne manque pasd’homme, en ce monde, pour perdre les pauvres filles !

Je m’enfuis par la rue de Valois, écoutantencore cette aigre voix qui criait dans la nuit :

– Affreuse engeance ! Affreuseengeance !

Je jetai un regard de détresse surl’appartement clos de mon ami Bouldouyr. N’avait-il pas essayé,lui, de créer à une âme jeune un asile sûr où l’affreuse engeancene fût pas venue l’enlever ? Mais, hélas ! la vie estplus forte que tout ; ou bien faut-il croire qu’elle acceptede combler ceux qui ne la redoutent pas et qui ne se protègent pascontre elle ? Françoise n’eût-elle pas été plus heureuse avecVictor Agniel, si elle n’avait pas, pour son malheur, rencontré sononcle Valère ?

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