L’escalier d’or

Chapitre 25Que contient la leçon de ce livre ?

 

« Le souffle est la mort, le souffleest la fièvre, le souffle est révéré des dieux ; c’est par lesouffle que celui qui dit la parole de vérité se voit établi dansle monde suprême. »

Atharva-Véda (Liv.XI).

 

À peine arrivés à Marseille, nous partîmespour Aubagne. Un tramway nous y conduisit, qui, pendant une heure,nous fit rouler dans les flots de poussière, entre des arbres siblancs qu’ils semblaient couverts de neige. Bientôt, nous vîmesautour d’une double clocher se serrer plusieurs étages de maisonsdécolorées, aux tons éteints, tassées les unes contre les autres,avec la disposition des minuscules cités italiennes, qui sontvenues à l’appel de leur campanile.

Nous descendîmes au commencement d’unboulevard, que signalait une fontaine et au milieu duquel un marchéde melons occupait plusieurs mètres carrés. L’ombre légère desplatanes allait et venait sur de bourgeoises façades, d’un bonstyle provincial.

– Est-il possible qu’elle vive ici !murmura Lucien Béchard, jetant un regard de mépris aux habitantsqui vaquaient de-ci, de-là, plus paysans que citadins, l’airindifférent et inoccupé.

Mais je ne partageais pas le dédain de moncompagnon de route. Quelque chose me plaisait dans l’atmosphère dela petite ville provençale, dans son aspect rustique (j’y voyaissurtout des marchands d’objets aratoires), dans son silence et sondésœuvrement, dans son grand soleil blanchâtre qui s’engourdissaità demi, dans ses cours ombragés et poussiéreux.

– Cours Beaumond, m’avait dit Lucien.

Nous le trouvâmes sans peine : vasteesplanade, fermée sur trois côtés par des maisons de deux étages,aux volets demi-clos, et que la rue de la République longe encontre-bas. Quatre rangs de hauts platanes poudreux y formaientdeux voûtes fraîches, et au milieu, un grand bassin d’eau presqueputride, verte comme une feuille, portait un motif en rocaille,dont la fontaine était tarie.

Nous distinguâmes tout de suite l’habitationde Victor Agniel ; c’était une façade en trompe-l’œil, peinteà l’italienne, couleur de fraise écrasée, avec de faux pilastres etde fausses corniches café au lait.

J’y sonnai hardiment.

– Monsieur Agniel est en voyage, me dit uneservante mal tenue. Il ne reviendra pas avant après-demain. Madameest sortie, mais elle rentrera pour déjeuner… Si Monsieur veutrevenir cet après-midi.

Je laissai ma carte et rejoignis Béchard.

– Nous avons de la chance, lui dis-je, jecrois que nous verrons Françoise toute à l’heure.

Mais il me jeta un coup d’œil douloureux et neme répondit pas. Nous flânâmes un moment encore sur le cours ;trois ouvrières, sorties d’une usine toute proche, se moquèrent denous ; des mouchoirs de couleur, serrés autour de la tête,protégeaient leurs cheveux. La plus belle, les genoux croisés,laissait voir qu’elle avait les jambes nues, des jambes rondes,musculeuses et brunes. Un certain air d’animalité heureuse, de joiede vivre puissante, animait ces jeunes femmes, et toutes celles quenous rencontrâmes ensuite en déambulant par les rues.

Nous nous réfugiâmes pour déjeuner dans unesalle de restaurant, profonde et froide. La personne qui nousservit, haute et singulièrement fine, mais d’une pâleur étrange,avait l’air du moulage en cire d’une vierge siennoise. Et commeintrigué, je lui demandais son origine, elle me répondit enrougissant qu’elle était de partout.

Cependant, Lucien Béchard se montrait de plusen plus nerveux. Il repoussait les plats, buvait à peine, regardaitl’horloge avec désespoir.

– Nous ne pouvons tout de même pas nousprésenter chez Mme Agniel avant deux heures, lui dis-je.

Il consentit à partager avec moi un peu decafé et de vieille eau-de-vie. Au moment de partir, il étendit samain maigre sur mon bras.

– Pierre, me dit-il, j’ai presque envie de n’yplus aller !

Je haussai les épaules et il me suivit. Lecours Beaumond était plus solitaire encore et plus silencieux quele matin. Au pied d’un arbre, une vieille femme y moulait soncafé.

– Vous verrez qu’elle ne nous recevra pas, fitBéchard.

Mais la domestique nous avertit que Madameallait descendre ; puis elle nous fit entrer dans un grandsalon obscur. Au bout d’un moment, nous finîmes par distinguer desmeubles recouverts de housses, une garniture de cheminée ridiculeet des tableaux invraisemblables dans d’énormes cadres dorés.

Et soudain la porte s’ouvrit, et Françoiseparut :

– Mes amis ! Dit-elle, toutsimplement.

Elle nous tendait une main à chacun, et j’eusenvie de pleurer en y posant mes lèvres.

– Vous, vous ! répétait-elle. Que je suisheureuse de vous voir ! Lucien, vous m’avez doncpardonné ?

Nous ne savions que répondre à si simpleaccueil ; nous étions, je pense, préparés aux colloques lesplus pathétiques, mais pas à cette naïve spontanéité !

– On n’y voit pas beaucoup, fit-elle, ens’asseyant. Mais cela vaut mieux !

Je ne la distinguais pas très bien, mais elleme parut changée : j’eus l’impression d’une nymphe de marbre,soumise à l’incessante action de l’eau et qui en demeure commevoilée.

Et nous parlâmes du passé ; ellem’interrogea longuement sur l’oncle Valère et sur ses derniersjours. Elle n’avait appris sa mort que longtemps après, par un motde Marie Jasmin-Brutelier.

– J’ai craint d’abord que ma disparition n’aitcontribué à sa mort. Mais c’est impossible, n’est-ce pas ?

Nous n’osâmes pas la détromper. Et tout àcoup, Lucien éclata :

– Oh ! Françoise, Françoise, pourquoim’avez-vous traité ainsi ?

Elle parut stupéfaite et hésita un moment.

– Hélas ! répondit-elle enfin, j’ai peurde ne pas savoir m’expliquer… Si vous m’aviez vue dans ma famille,vous comprendriez mieux. Je suis une pauvre petite bourgeoise, aufond, vous savez. Quand j’ai rencontré l’oncle Valère, il m’a faitcroire de trop belles choses. Il m’a expliqué que j’étais sa fillespirituelle, que je serais sa revanche sur la vie. Il me rendaitpareille à lui, romanesque, exaltée, n’aimant que ce qui estpoétique et sublime. Et quand j’étais avec lui, il me semblaitqu’il avait raison et que je ne serais heureuse qu’à condition delui ressembler. C’était cette Françoise-là que vous rencontriez,Lucien… Et puis, je le quittais, et je rentrais chez moi, dans cetintérieur morne, pratique, terre à terre ; alors il me fallaitbien reconnaître que j’étais surtout une Chédigny. Je ne comprenaisplus rien aux magnifiques illusions de l’oncle Valère ; cesinstants passés auprès de lui auprès de vous, me semblaient unrêve, un rêve que j’aurais voulu faire durer, mais dont je savaisbien qu’il s’évanouirait un jour…

Elle se tut quelques secondes, puiscontinua :

– Il s’est évanoui ! Un jour, je me suistrouvée seule, sans espoir de m’évader, odieusement traitée par unefamille impitoyable et n’ayant d’issue que dans un mariage moinspénible encore que la vie que je menais. Comment aurais-je lutté,Lucien, et avec quels éléments de succès ? Si vous aviez étéen France, j’aurais pu m’échapper, vous rejoindre peut-être… Maisen Amérique du Sud ! Vous attendre ? Mais vous-mêmen’auriez plus su me découvrir, ni m’appeler ! Et puis, lapetite François était morte. Je savais que je vous aimais, que jevous aimerai toujours, mais avec la meilleure part de moi-même, etcette part-là n’avait plus le droit de vivre. Elle est toujours làquelque part, qui rêve, enfermée au cœur de ma conscience. Maisc’est comme si une morte vous aimait… Moi, je suis Mme VictorAgniel, et l’autre, là-bas, tout au fond, n’a plus de nom :c’est un fantôme.

– Au moins, dis-je, ému, n’êtes-vous pasmalheureuse ?

– Ni heureuse, ni malheureuse. J’ai une fille,j’ai un ménage à diriger, j’ai une maison à surveiller. Victor estgaspilleur et désordonné, il faut que je sois toujours présentepour avoir l’œil à tout.

– Lui, m’écriais-je, l’homme siraisonnable !

– Raisonnable ? fit-elle, en souriant.C’est un vrai enfant ! Il n’a que des projets absurdes et desinventions excentriques. Il faut sans cesse que je le ramène au bonsens. Non, je ne suis pas malheureuse, ajouta-t-elle, avec énergie.Victor est bon, avec ses airs suffisants et solennels, et je suisassez libre. Nous passons de longs mois à la campagne, – c’est parhasard que vous me trouvez ici en ce moment, – j’ai beaucoup debêtes et je les aime. Je ne suis pas malheureuse, mais il y al’autre, là-dedans, qui se plaint toujours, elle ne pense qu’aupassé…

Il y eut un long silence.

– Voyez-vous, dit Françoise, il ne faut jamaisprendre l’escalier d’or. Les grands poètes l’ont en eux-mêmes, dansleur propre pensée, mais le rêve des grands poètes, on ne leréalise pas dans ce monde, en tournant le dos au réel. Je crois quel’oncle Valère se trompait sur le sens de la poésie… Je vousdemande pardon de vous dire ces choses, ajouta-t-elle, confuse.Vous les comprenez mieux que moi.

Et se tournant vers Lucien :

– Il faut vous marier, Lucien. Donnez-moi lajoie d’être heureuse de votre bonheur !

– Oui, oui, répondit-il.

Mais je vis qu’il avait hâte de prendre congéde Françoise.

– Vous reviendrez, dit-elle. Victor seracontent de vous voir ! Ce n’est pas un ogre, voussavez !

Nous le lui promîmes et nous la quittâmes.

Au moment de franchir le seuil, je meretournai. Comme la naïade semblait usée derrière le voile d’eau,qui l’avait séparée de nous et qui l’en isolait encore !

Le battant de la porte se referma doucement.Nous fîmes quelques pas en silence. Lucien marchait sans rienvoir.

– Excusez-moi de vous laisser un moment, medit-il soudain. J’ai besoin de me sentir seul. Voulez-vous que nousnous retrouvions au restaurant, ce soir, à sept heures ? Nousreprendrons le tramway ou le train, après le dîner.

Il s’en alla, au hasard, à travers les rues,et je le regardai longtemps qui marchait au hasard, abandonné à satristesse, à ses chimères défuntes.

Et je m’en fus aussi, dans une directiondifférente, n’ayant guère d’autre but que lui et songeant à montour au passé. Un boulevard ombragé me jeta dans un cheminrocailleux, escarpé. Je le suivis, entre des maisons jaunes,pavoisées de linges pendus, et des murs décrépits. Puis, au delàd’un jardin d’aloès et d’arbres de Judée, je vis s’ouvrir ungouffre d’azur, et quelques pas de plus me portèrent sur un vasteespace.

C’était une grande aire ensoleillée quidominait la ville et ses alentours. Des brins de paille brillaientencore entres ses cailloux ronds. Deux chapelles de Pénitents s’ysuccédaient, toutes deux ruineuses, aveuglantes de blancheur,portant avec orgueil des façades Louis XIV, dans une sorte dedésert où retentissait une école de clairons. À l’un des bouts duvaste espace, montait le clocher pointu de l’église, dont la clochependait comme un gros liseron de bronze. Plus haut que l’esplanademême, le cimetière multipliait ses édifices et ses croix.

Une paix magnifique, un grand conseild’acceptation et de sagesse, tombait de ce lieu éblouissant etpoussiéreux, comme retiré en dehors du siècle, entre la Nature etla Mort.

J’allai jusqu’à la pointe du promontoire.

Des deux côtés, des étages de terrassesgrimpaient, avec un mouvement insensible, d’insaisissablesondulations de terrains, courant d’un élan unanime jusqu’au pieddes hautes falaises, couleur de l’air, qui fermaient le pays. Desoliviers, des agglomérations d’arbres sombres, des saules àéclairs, des pyramides de cyprès, se suivaient, se mêlaient,laissant, de-ci, de-là, transparaître une muraille pâle, une maisoncomme élimée par le temps, une usine écrasée de soleil. Tout celaallait, comme une seule masse, mourir au bas d’un contrefort de lacolline, rond et puissant comme la tête de l’humérus, et plus haut,le sommet de Garlaban émergeait à la façon d’une table.

En me retournant, je voyais, au premier plan,le vaisseau d’une des chapelles Louis XIV, au flanc duquel unclocher lézardé penchait la tête. Cette longue nef se continuaitpar un mur fait d’oranges et de roses sèches, semé de caillouxblancs, qui portait à son front des genêts desséchés et des pinsbleuâtres et qui tombait à pic sur un gazon pelé.

Les moindres détails de ce paysage classiquese gravaient dans mon esprit. Tout respirait ici l’amour de laterre, la fête silencieuse des saisons, les pensées sereines, quis’exhalent de l’âme purifiée, quand elle a accepté de faire corpsavec le réel.

En me retournant, j’aperçus, s’enfonçant sousles voûtes à demi effritées des vieilles maisons, une rude pente depierre, qui, par un autre détour, menait aussi à ce plateauspacieux. Cela me remit en mémoire l’étrange escalier de ValèreBouldouyr et les paroles de Françoise. Je tournai de nouveau latête vers Garlaban. Une buée bleuâtre flottait sur toute chose,voilant même le soleil brutal. Une poésie sacrée, un lyrismereligieux, s’élevaient du sol brûlant et dur, tout tramé de mortset de racines. Les arbres fumaient dans l’or de l’après-midi. Leschamps tranquilles se soulevaient avec béatitude, et l’onentendait, malgré les cigales, des bruits de scierie monter despaisibles vallons.

Je compris alors que l’on n’atteint pas lasagesse en gravissant un escalier d’or et que la vérité importeseule au monde.

Paris, juin 1919 – Vitznau, juillet1921.

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