L’escalier d’or

Chapitre 4Dans lequel apparaît l’insaisissable figure qui donnera de l’unitéà ce récit.

 

« …brillant dans l’ombre de la seulebeauté, comme les heures divines qui se découpent, avec une étoileau front, sur les fonds bruns des fresquesd’Herculanum ! »

Gérard De Nerval.

 

Pendant un mois, je cessai de rencontrerValère Bouldouyr, et M. Delavigne ne me donna aucune nouvellede lui.

Je ne vis pas davantage Victor Agniel, maisnotre dernière rencontre ne m’avait pas laissé un souvenir bienagréable : je ne le relançai pas. Il trouverait bien sans moi,me disais-je, la jeune fille assez raisonnable à ses yeux, – et auxmiens, – pour accepter de l’entendre tous les jours !

Le printemps étant lent et doux et seprolongeant en de douces soirées tièdes, il m’arrivait souvent dem’attarder dans l’enclos du Palais-Royal, jusqu’à l’heure où lesvieilles dames, autrefois galantes, qui règlent la cote desberlingots et des cordes à sauter, dans des kiosques pointus,ferment boutique et regagnent leurs demeures, où les enfants, lasde courir, s’asseyent sur les bancs et soufflent, où les gardiensrébarbatifs, enfin, sifflent, crient et ferment les grilles àlances dorées afin d’isoler dans un carré impénétrable tout l’airpur et respirable du quartier.

Ce fut pendant un de ces après-midis quej’aperçus de nouveau l’auteur de l’Embarquement pour Thuléet du Jardin des Cent Iris. La musique militaire répandaitaux alentours, selon les hasards de ses cuivres, des lambeaux depot pourri, arrachés aux entrailles vives de Carmen ou deManon. Une foule mystérieuse, venue des quatre points del’horizon sur les promesses des quotidiens, se pressait autour desgaillards en uniformes, qui broyaient dans leurs instruments legénie de Bizet ou de Massenet et l’aspergeaient sur nous enpoussière de sons.

Je me mêlais à cette société mélomane quand,en face de moi, j’aperçus mon poète.

Il avait au bras l’aimable personne à laquelleM. Delavigne avait fait allusion. J’eus tout le loisir de laconsidérer, et je fus touché de sa grâce. Tout d’abord, lessuppositions de M. Delavigne me firent rougir de honte et decolère ; on ne pouvait imaginer un visage plus naïf, plusouvert et plus pur que celui de la compagne deM. Bouldouyr.

Elle était grande, – plus grande que lui, –fine, avec une certaine gaucherie de jeunesse. Un observateurimpartial ne l’eût pas jugée sans défaut ; elle avait desépaules un peu hautes et des dents inégales. Mais on ne pouvaitrien imaginer de plus spontané que le regard gai et confiant de sesbeaux yeux verts, de plus frais que son visage ovale, aux lignesdouces et fondues, de plus gamin que sa chevelure blonde, dontquelques mèches échappaient au peigne et faisaient les folles, tantqu’elles pouvaient, en dégringolant le long de ses tempes, – où lesoleil s’amusait à les mettre en feu, – ou en caracolant sur sonfront. En la regardant, M. Bouldouyr ne montrait plus rien decette vivacité hargneuse, ni de cette bouderie, qu’il avaitmanifestées chez le coiffeur ; mais, bien au contraire, je nesais quel rayonnement paternel, une douceur suave se répandaientsur ses traits usés et amollis ; cette jeune fille étaitvisiblement sous sa protection.

Je les suivis un moment ; ils écoutèrentles accords de Zampa, avec un grand sérieux, puis seperdirent dans la foule. Je fus tenté de m’y glisser derrière eux,mais je craignis d’attirer l’attention de M. Bouldouyr etrenonçai, à mon tour, aux enivrantes mélodies, dont la gardemunicipale berçait les badauds, les chiens et les pigeons réunisautour d’elle.

Les jours suivants, je ne revis plusM. Bouldouyr avec sa jeune amie ; par contre, je lerencontrai souvent dans la société de deux autres personnes aveclesquelles il se promenait, alternativement. Elles étaient fortdifférentes l’une de l’autre. La première était un jeune hommeblond, d’un blond extrême, et dont les cheveux et les favoriscoupés à mi-joue avaient quelque chose d’extrêmement vaporeux et deléger ; c’était moins un système pileux qu’une sorte de fuméed’or, qui flottait doucement autour de son front sans rides et deson visage riant. Il avait l’œil clair, le nez au vent et la lèvregourmande, – et des vêtements trop larges qu’il ne remplissaitpas.

Pour le second ami de M. Bouldouyr, ilétait si étrange que je ne pus douter que ce fût un idiot. Il nemarchait jamais au pas tranquille et un peu cérémonieux de soncompagnon ; tantôt il le précédait en toute hâte et tantôts’attardait derrière lui. Maigre, dégingandé, avec une pomme d’Adamtrop visible, qui gonflait son cou démesuré, ce qu’on remarquaitsurtout en lui, c’était le vide extraordinaire de ses yeux et letic qui, à chaque seconde, lui déformait la bouche et la tiraillaitde côté. Toute son attitude témoignait d’un extrême empressement àvous complaire, combiné avec l’impossibilité totale de savoir cequ’il fallait faire pour cela et d’un mélange de servilité, decrainte et de distraction fatale et mélancolique. Souvent, il riaitaux éclats, sans raison apparente, et soit qu’il parlât, soit qu’ilécoutât, il se frottait les mains l’une contre l’autre comme s’ilvoulait les user, sans négliger d’ailleurs de sortir enfantinementun bout de langue entre ses lèvres secouées de soubresauts. Ilpouvait avoir vingt-huit ou quarante-cinq ans, le jeunesse et laflétrissure du temps étant mêlées sans ordre sur ses traits.

Valère Bouldouyr l’écoutait avec bonté et unpeu de tristesse, mais il lui parlait lui-même avec animation, etje n’aurais pas compris de quoi il pouvait l’entretenir, si jen’avais entendu, un soir, assis sur une chaise, un bout de leurconversation.

J’étais installé, en effet, non loin du bassincentral, qui anime d’écharpes et d’arcs-en-ciel la fusée pure deson jet d’eau, quand le poète et son pauvre ami s’emparèrent dubanc le plus proche de moi.

Bientôt ce singulier colloque vint jusqu’àmoi, coupé de loin en loin par les élans plus bruyants de la tiged’écume.

– Mon pauvre Florentin, disait doucementM. Bouldouyr, as-tu envie de m’écouter ce soir ? Sens-tuque tu pourras me comprendre ?

L’idiot frappa longuement ses mains l’unecontre l’autre, eut un rire étouffé et finit parrépondre :

– Monsieur Valère, il me semble, aujourd’hui,que tout ce que vous dites me fait des signes.

– Eh bien ! mon bon Florentin, je vaist’avouer qu’hier j’ai passé une soirée bien triste : Françoisen’est pas venue.

– Pas venue ! Répéta l’innocent, quiessayait de suivre les paroles de son ami.

Puis, il ajouta triomphalement :

– Peut-être que les crapauds l’ont empêchée depasser !

À quel souvenir mystérieux, à quelle penséebizarre se rattachait cette phrase de Florentin, je ne l’ai jamaiscompris ; et, de même, par la suite, dans mes relations avecce pauvre diable, j’ai bien rarement démêlé comment il accordait àla réalité les singulières idées qui traversaient sa cervelle endésordre. Mais que de fois ai-je senti à quel point étaitinsensible la distance qui séparait cet esprit obscur de nosintelligences satisfaites et que nous imaginonslumineuses !

M. Bouldouyr regarda mélancoliquement soncompagnon et continua en ces termes :

– Oui : une bien triste soirée. Quandj’attends Françoise je ne peux faire autre chose, et, quand elle nevient pas, j’ai l’oreille au guet, pendant des heures, je tourne enrond dans ma chambre, sans but, sans désir, sans intérêt. Queveux-tu, Florentin, que je fasse de ma pauvre vie ? Qu’ai-je àattendre d’elle ? Je n’écris plus de vers ; personne aumonde ne se souvient de mon existence. Je suis comme les vieuxchiens qui ne chassent plus et qui se couchent devant le feu,l’hiver.

– Les vieux chiens, répéta l’idiot, à qui cesmots apportèrent une image enfin précise. Je crois que j’en ai vuun autrefois. Un vieux chien… Je ne sais plus s’il était vivant oumort…

– Au contraire, quand Françoise apparaît, ilme semble que le soleil s’installe dans ma chambre, et je suiscontent pour une semaine. Elle me regarde de ses grands yeuxclairs, et j’ai envie de rire, de chanter, d’accomplir des chosesabsurdes ; il me semble que j’ai vingt ans ! Et,cependant, je n’ai jamais rencontré dans ma jeunesse un être commeelle…

– On n’en faisait peut-être pas, ditl’idiot.

– Tu as raison, mon sage Florentin, on faitbien rarement une Françoise. Est-ce que tu l’aimes, toi ?

Florentin sembla réfléchir, il baissa la tête,et je vis sur son visage une angoisse comme celle qui passe àtravers la nature, quand commence à souffler un grand ventd’orage.

– Françoise, répéta-t-il, je crois… je croisque je la connais.

Et, soudain, tout son visage se détendit, uneexpression heureuse anima une seconde ses traits inertes, et ilcria :

– Oh ! la fenêtre qui s’ouvre !

– Viens, dit M. Bouldouyr, en se levant.Il faut rentrer. Tu y vois mieux que nous autres, au fond, pauvreenfant !

Le vieux poète et son étrange compagnon s’enallèrent lentement. Je ne pouvais douter que cette Françoise fût lajeune fille aux yeux verts que j’avais rencontrée déjà. Mais quefaisait-elle dans cette étrange société et quel lien pouvait-il yavoir entre elle et M. Valère Bouldouyr, fonctionnaire enretraite, poète et auteur oublié de deux plaquettes de verssymbolistes ?

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