Mademoiselle de Maupin

Chapitre 8

 

Non, mon cher Silvio, non, je ne t’ai pasoublié ; je ne suis pas de ceux qui marchent dans la vie sansjamais jeter un regard en arrière ; mon passé me suit etempiète sur mon présent, et presque sur mon avenir ; tonamitié est une des places frappées du soleil qui se détachent leplus nettement à l’horizon déjà tout bleu de mes dernièresannées ; – souvent, du faîte où je suis, je me retourne pourla contempler avec un sentiment d’ineffable mélancolie.

Oh ! quel beau temps c’était – que nousétions angéliquement purs ! – Nos pieds touchaient à peine laterre ; nous avions comme des ailes aux épaules, nos désirsnous enlevaient, et la brise du printemps faisait trembler autourde nos fronts la blonde auréole de l’adolescence.

Te souviens-tu de cette petite île plantée depeupliers à cet endroit où la rivière forme un bras ? – Ilfallut pour y aller passer sur une planche assez longue, trèsétroite et qui ployait étrangement par le milieu ; un vraipont pour des chèvres, et qui en effet ne servait guère qu’àelles : c’était délicieux. – Un gazon court et fourni, où lesouviens-toi de moi ouvrait en clignotant ses joliespetites prunelles bleues, un sentier jaune comme du nankin quifaisait une ceinture à la robe verte de l’île et lui serrait lataille, une ombre toujours émue de trembles et de peupliersn’étaient pas les moindres agréments de ce paradis : – il yavait de grandes pièces de toile que les femmes vendent étendrepour les blanchir à la rosée ; on eût dit des carrés deneige ; – et cette petite fille, toute brune et toute hâlée,dont les grands yeux sauvages brillaient d’un éclat si vif sous leslongues mèches de ses cheveux, et qui courait après les chèvres enles menaçant et en agitant sa baguette d’osier, quand ellesfaisaient mine de vouloir marcher sur les toiles dont elle avait lagarde, – te la rappelles-tu ? – Et les papillons couleur desoufre, au vol inégal et tremblotant, et le martin-pêcheur que nousavons tant de fois essayé d’attraper et qui avait son nid dans cefourré d’aunes ? et ces descentes à la rivière avec leursmarches grossièrement taillées, leurs poteaux et leurs pieux toutverdis par le bas et presque toujours fermées par une claire-voiede plantes et de branchages ? Que cette eau était limpide etmiroitante ! comme elle laissait voir un fond de gravierdoré ! et quel plaisir c’était, assis sur la rive, d’y laisserpendre le bout de ses pieds ! Les nénuphars à fleurs d’or, quis’y déroulaient gracieusement, avaient l’air de verts cheveuxflottant sur le dos d’agate de quelque nymphe au bain. – Le ciel seregardait à ce miroir avec des sourires azurés et des transparencesd’un gris de perle on ne peut plus ravissant, et, à toutes lesheures de la journée, c’étaient des turquoises, des paillettes, desouates et des moires d’une variété inépuisable. – Que j’aimais cesescadres de petits canards à cous d’émeraude, qui naviguaientincessamment d’un bord à l’autre et formaient quelques rides surcette pure glace !

Que nous étions bien faits pour être lesfigures de ce paysage ! – comme nous allions à cette nature sidouce et si reposée, et comme nous nous harmonisions facilementavec elle ! Printemps au-dehors, jeunesse au-dedans, soleilsur le gazon, sourire sur les lèvres, neige de fleurs à tous lesbuissons, blanches illusions épanouies dans nos âmes, pudiquerougeur sur nos joues et sur l’églantine, poésie chantant dansnotre cœur, oiseaux cachés gazouillant dans les arbres, lumière,roucoulements, parfums, mille rumeurs confuses, le cœur qui bat,l’eau qui remue un caillou, un brin d’herbe ou une pensée quipousse, une goutte d’eau qui roule au long d’un calice, une larmequi déborde au long d’une paupière, un soupir d’amour, unbruissement de feuille… – quelles soirées nous avons passées là anous promener à pas lents, si près du bord que souvent nousmarchions un pied dans l’eau et l’autre sur la terre.

Hélas ! – cela a peu duré, chez moi dumoins, – car toi, en acquérant la science de l’homme, tu as sugarder la candeur de l’enfant. – Le germe de corruption qui étaiten moi s’est développé bien vite, et la gangrène a dévoréimpitoyablement tout ce que j’avais de pur et de sain. – Il nem’est resté de bon que mon amitié pour toi.

J’ai l’habitude de ne te rien cacher, – niactions ni pensées. – J’ai mis à nu devant toi les plus secrètesfibres de mon cœur ; si bizarres, si ridicules, siexcentriques que soient les mouvements de mon âme, il faut que jete les décrive ; mais, en vérité, ce que j’éprouve depuisquelque temps est d’une telle étrangeté que j’ose à peine enconvenir devant moi-même. Je t’ai dit quelque part que j’avaispeur, à force de chercher le beau et de m’agiter pour y parvenir,de tomber à la fin dans l’impossible ou dans le monstrueux. – J’ensuis presque arrivé là ; quand donc sortirai-je de tous cescourants qui se contrarient et m’entraînent à gauche et àdroite ? quand le pont de mon vaisseau cessera-t-il detrembler sous mes pieds et d’être balayé par les vagues de toutesces tempêtes ? où trouverai-je un port où je puisse jeterl’ancre et un rocher inébranlable et hors de la portée des flots oùje puisse me sécher et tordre l’écume de mes cheveux ?

Tu sais avec quelle ardeur j’ai recherché labeauté physique, quelle importance j’attache à la forme extérieure,et de quel amour je me suis pris pour le monde visible : –cela doit être, je suis trop corrompu et trop blasé pour croire àla beauté morale, et la poursuivre avec quelque suite. – J’ai perducomplètement la science du bien et du mal, et, à force dedépravation, je suis presque revenu à l’ignorance du sauvage et del’enfant. En vérité, rien ne me paraît louable ou blâmable, et lesplus étranges actions ne m’étonnent que peu. – Ma conscience estune sourde et muette. L’adultère me paraît la chose la plusinnocente du monde ; je trouve tout simple qu’une jeune fillese prostitue ; il me semble que je trahirais mes amis sans lemoindre remords, et je ne me ferais pas le plus léger scrupule depousser du pied dans un précipice les gens qui me gênent, si jemarchais sur le bord avec eux. – Je verrais de sang-froid lesscènes les plus atroces, et il y a dans les souffrances et dans lesmalheurs de l’humanité quelque chose qui ne me déplaît pas. –J’éprouve à voir quelque calamité tomber sur le monde le mêmesentiment de volupté âcre et amère que l’on éprouve quand on sevenge enfin d’une vieille insulte.

Ô monde, que m’as-tu fait pour que je tehaïsse ainsi ? Qui m’a donc enfiellé de la sorte contretoi ? qu’attendais-je donc de toi pour te conserver tant derancœur de m’avoir trompé ? à quelle haute espérance as-tumenti ? quelles ailes d’aiglon as-tu coupées ? – Quellesportes devais-tu ouvrir qui sont restées fermées, et lequel de nousdeux a manqué à l’autre ?

Rien ne me touche, rien ne m’émeut ; – jene sens plus, à entendre le récit des actions héroïques, cessublimes frémissements qui me couraient autrefois de la tête auxpieds. – Tout cela me paraît même quelque peu niais. – Aucun accentn’est assez profond pour mordre les fibres détendues de mon cœur etles faire vibrer : – je vois couler les larmes de messemblables du même œil que la pluie, à moins qu’elles ne soientd’une belle eau, et que la lumière ne s’y reflète d’une manièrepittoresque et qu’elles ne coulent sur une belle joue. – Il n’y aguère plus que les animaux pour qui j’aie un faible reste de pitié.Je laisserais bien rouer de coups un paysan ou un domestique, et jene supporterais pas patiemment qu’on en fit autant d’un cheval oud’un chien en ma présence ; et pourtant je ne suis pasméchant, je n’ai jamais fait de mal à qui que ce soit au monde, etn’en ferai probablement jamais ; mais cela tient plutôt à manonchalance et au mépris souverain que j’ai pour toutes lespersonnes qui me déplaisent, et qui ne me permet pas de m’enoccuper, même pour leur nuire. – J’abhorre tout le monde en masse,et, parmi tout ce tas, j’en juge à peine un ou deux dignes d’êtrehaïs spécialement. – Haïr quelqu’un, c’est s’en inquiéter autantque si on l’aimait ; – c’est le distinguer, l’isoler de lafoule ; c’est être dans un état violent à cause de lui ;c’est y penser le jour et y rêver la nuit ; c’est mordre sonoreiller et grincer des dents en songeant qu’il existe ; quefait-on de plus pour quelqu’un qu’on aime ? Les peines et lesmouvements qu’on se donne pour perdre un ennemi, se lesdonnerait-on pour plaire à une maîtresse ? – J’en doute – pourhaïr bien quelqu’un, il faut en aimer un autre. Toute grande hainesert de contrepoids à un grand amour : et qui pourrais-jehaïr, moi qui n’aime rien ?

Ma haine est comme mon amour un sentimentconfus et général qui cherche à se prendre à quelque chose et quine le peut ; j’ai en moi un trésor de haine et d’amour dont jene sais que faire et qui me pèse horriblement. Si je ne trouve àles répandre l’un ou l’autre ou tous les deux, je crèverai, et jeme romprai comme ces sacs trop bourrés d’argent qui s’éventrent etse décousent. – Oh ! si je pouvais abhorrer quelqu’un, si l’unde ces hommes stupides avec qui je vis pouvait m’insulter de façonà faire bouillonner dans mes veines glacées mon vieux sang devipère, et me faire sortir de cette morne somnolence où jecroupis ; si tu me mordais à la joue avec tes dents de rat etque tu me communiquasses ton venin et ta rage, vieille sorcière auchef branlant ; si la mort de quelqu’un pouvait être mavie ; – si le dernier battement du cœur d’un ennemi se tordantsous mon pied pouvait faire passer dans ma chevelure des frissonsdélicieux, et si l’odeur de son sang devenait plus douce à mesnarines altérées que l’arôme des fleurs, oh ! que volontiersje renoncerais à l’amour, et que je m’estimeraisheureux !

Étreintes mortelles, morsures de tigre,enlacements de boa, pieds d’éléphant posés sur une poitrine quicraque et s’aplatit, queue acérée du scorpion, jus laiteux del’euphorbe, kriss ondulés du Javan, lames qui brillez la nuit, etvous éteignez dans le sang, c’est vous qui remplacerez pour moi lesroses effeuillées, les baisers humides et les enlacements del’amour !

Je n’aime rien, ai-je dit, hélas ! j’aipeur maintenant d’aimer quelque chose. – Il vaudrait cent millefois mieux haïr que d’aimer comme cela ! – Le type de beautéque je rêvais depuis si longtemps, je l’ai rencontré. – J’ai trouvéle corps de mon fantôme ; je l’ai vu, il m’a parlé, je lui aitouché la main, il existe ; ce n’est pas une chimère. Jesavais bien que je ne pouvais me tromper, et que mes pressentimentsne mentaient jamais. – Oui, Silvio, je suis à côté du rêve de mavie ; – ma chambre est ici, la sienne est là ; je voistrembler d’ici le rideau de sa fenêtre et la lumière de sa lampe.Son ombre vient de passer sur le rideau : dans une heure nousallons souper ensemble.

Ces belles paupières turques, ce regardlimpide et profond, cette chaude couleur d’ambre pâle, ces longscheveux noirs lustrés, ce nez d’une coupe fine et fière, cesemmanchements et ces extrémités délices et sveltes à la manière duParmeginiano, ces délicates sinuosités, cette pureté d’ovale quidonnent tant d’élégance et d’aristocratie à une tête, tout ce queje voulais, ce que j’aurais été heureux de trouver disséminé danscinq ou six personnes, j’ai tout cela réuni dans une seulepersonne !

Ce que j’adore le plus entre toutes les chosesdu monde, – c’est une belle main. – Si tu voyais la sienne !quelle perfection ! comme elle est d’une blancheurvivace ! quelle mollesse de peau ! quelle pénétrantemoiteur ! comme le bout de ses doigts est admirablementeffilé ! comme l’œil de ses ongles se dessine nettement !quel poli et quel éclat ! on dirait des feuilles intérieuresd’une rose, – les mains d’Anne d’Autriche, si vantées, sicélébrées, ne sont, à celles-là, que des mains de gardeuse dedindons ou de laveuse de vaisselle. – Et puis quelle grâce, quelart dans les moindres mouvements de cette main ! comme cepetit doigt se replie gracieusement et se tient un peu écarté deses grands frères ! – La pensée de cette main me rend fou, etfait frémir et brûler mes lèvres. – Je ferme les yeux pour ne plusla voir ; mais du bout de ses doigts délicats elle me prendles cils et m’ouvre les paupières, fait passer devant moi millevisions d’ivoire et de neige.

Ah ! sans doute, c’est la griffe de Satanqui s’est gantée de cette peau de satin ; – c’est quelquedémon railleur qui se joue de moi ; – il y a ici du sortilège.– C’est trop monstrueusement impossible.

Cette main… Je m’en vais partir en Italie voirles tableaux des grands maîtres, étudier, comparer, dessiner,devenir un peintre enfin, pour la pouvoir rendre comme elle est,comme je la vois, comme je la sens ; ce sera peut-être unmoyen de me débarrasser de cette espèce d’obsession.

J’ai désiré la beauté ; je ne savais pasce que je demandais. – C’est vouloir regarder le soleil sanspaupières, c’est vouloir toucher la flamme. – Je souffrehorriblement. – Ne pouvoir s’assimiler cette perfection, nepouvoir passer dans elle et la faire passer en soi, n’avoir aucunmoyen de la rendre et de la faire sentir ! – Quand je voisquelque chose de beau, je voudrais le toucher de tout moi-même,partout et en même temps. Je voudrais le chanter et le peindre, lesculpter et l’écrire, en être aimé comme je l’aime ; jevoudrais ce qui ne se peut pas et ce qui ne se pourrajamais.

Ta lettre m’a fait mal, – bien mal, moi ce queje te dis là. – Tout ce bonheur calme et pur dont tu jouis, cespromenades dans les bois rougissants, – ces longues causeries, sitendres et si intimes, qui se terminent par un chaste baiser sur lefront ; cette vie séparée et sereine ; ces jours, si vitepassés que la nuit vous semble avancer, me font encore trouver plustempétueuses les agitations intérieures où je vis. – Ainsi doncvous devez vous marier dans deux mois ; tous les obstaclessont levés, vous êtes sûrs maintenant de vous appartenir à toutjamais. Votre félicité présente s’augmente de toute votre félicitéfuture. Vous êtes heureux, et vous avez la certitude d’être plusheureux bientôt. – Quel sort que le vôtre ! – Ton amie estbelle, mais ce que tu as aimé en elle, ce n’est pas la beauté morteet palpable, la beauté matérielle, c’est la beauté invisible etéternelle, la beauté qui ne vieillit point, la beauté de l’âme. –Elle est pleine de grâce et de candeur ; elle t’aime commesavent aimer ces âmes-là. – Tu n’as pas cherché si l’or de sescheveux se rapprochait pour le ton des chevelures de Rubens et duGiorgione ; mais ils t’ont plu, parce que c’étaient sescheveux. Je parie bien, heureux amant que tu es, que tu ne sais passeulement si le type de ta maîtresse est grec ou asiatique, anglaisou italien. – Ô Silvio ! combien sont rares les cœurs qui secontentent de l’amour pur et simple et qui ne souhaitent niermitage dans les forêts, ni jardin dans une île du lacMajeur.

Si j’avais le courage de m’arracher d’ici,j’irais passer un mois avec vous ; peut-être me purifierais-jeà l’air que vous respirez, peut-être l’ombre de vos alléesjetterait-elle un peu de fraîcheur à mon front brûlant ; maisnon, c’est un paradis où je ne dois pas mettre le pied. – À peinedoit-il m’être permis de regarder de loin, et par-dessus le mur,les deux beaux anges qui s’y promènent la main dans la main, lesyeux sur les yeux. Le démon ne peut entrer dans l’Eden que sous laforme d’un serpent, et, cher Adam, pour tout le bonheur du ciel, jene voudrais pas être le serpent de ton Ève.

Quel effroyable travail s’est-il donc faitdans mon âme depuis ces derniers temps ? qui a donc faittourner mon sang et l’a changé en venin ? Monstrueuse pensée,qui déploie tes rameaux d’un vert pâle et tes ombelles de ciguëdans l’ombre glaciale de mon cœur, quel vent empoisonné y a déposéle germe dont tu es éclose ! C’était donc là ce qui m’étaitréservé, voilà donc où devaient aboutir tous ces chemins sidésespérément tentés ! – Ô sort, comme tu te joues denous ! – Tous ces élans d’aigle vers le soleil, ces puresflammes aspirantes du ciel, cette divine mélancolie, cet amourprofond et contenu, cette religion de la beauté, cette fantaisie sicurieuse et si élégante, ce flot intarissable et toujours montantde la fontaine intérieure, cette extase aux ailes toujoursouvertes, cette rêverie plus en fleur que l’aubépine de mai ?toute cette poésie de ma jeunesse, tous ces dons si beaux et sirares ne me devaient servir qu’à me mettre au-dessous du dernierdes hommes !

Je voulais aimer. – J’allais comme un forcenéappelant et invoquant l’amour ; – je me tordais de rage sousle sentiment de mon impuissance ; j’allumais mon sang, jetraînais mon corps aux bourbiers des plaisirs ; j’ai serré àl’étouffer contre mon cœur aride une femme et belle et jeune et quim’aimait ; – j’ai couru après la passion qui me fuyait. Je mesuis prostitué, et j’ai fait comme une vierge qui s’en irait dansun mauvais lieu espérant trouver un amant parmi ceux que ladébauche y pousse, au lieu d’attendre patiemment, dans une ombrediscrète et silencieuse, que l’ange que Dieu me réserve m’apparûtdans une pénombre rayonnante, une fleur du ciel à la main. Toutesces années que j’ai perdues à m’agiter puérilement, à courir çà etlà, à vouloir forcer la nature et le temps, j’aurais dû lespasser dans la solitude et la méditation, à tâcher de me rendredigne d’être aimé ; – c’eût été sagement fait ; – maisl’avais des écailles sur les yeux et je marchais droit auprécipice. J’ai déjà un pied suspendu sur le vide, et le crois queje m’en vais bientôt lever l’autre. J’ai beau résister, je le sens,il faut que je roule jusqu’au fond de ce nouveau gouffre qui vientde s’ouvrir en moi.

Oui, c’est bien ainsi que je m’étais figurél’amour. Je sens maintenant ce que j’avais rêvé. – Oui, voilà bienles insomnies charmantes et terribles où les roses sont deschardons et où les chardons sont des roses ; voilà bien ladouce peine et le bonheur misérable, ce trouble ineffable qui vousentoure d’un nuage doré et fait trembler devant vous la forme desobjets ainsi que fait l’ivresse, ces bourdonnements d’oreille oùtinte toujours la dernière syllabe du nom bien aimé, ces pâleurs,ces rougeurs, ces frémissements subits, cette sueur brûlante etglacée : c’est bien cela ; les poètes ne mentent pas.

Quand je suis au moment d’entrer au salon oùnous avons l’habitude de nous trouver, mon cœur bat avec une telleviolence qu’on le pourrait voir à travers mes habits, et je suisobligé de le comprimer avec mes deux mains, de peur qu’il nes’échappe. – Si je l’aperçois au bout d’une allée, dans le parc, ladistance s’efface sur-le-champ, et je ne sais pas où le cheminpasse : il faut que le diable l’emporte ou que j’aie desailes. – Rien ne peut m’en distraire : je lis, son images’interpose entre le livre et mes yeux ; – je monte à cheval,je cours au grand galop, et je crois toujours sentir dans letourbillon ses longs cheveux qui se mêlent aux miens, et entendresa respiration précipitée et son souffle tiède qui m’effleure lajoue. Cette image m’obsède et me suit partout, et je ne la voisjamais plus que lorsque je ne la vois pas.

Tu m’as plaint de ne pas aimer, – plains-moimaintenant d’aimer, et surtout d’aimer qui j’aime. Quel malheur,quel coup de hache sur ma vie déjà si tronçonnée ! – quellepassion insensée, coupable et odieuse s’est emparée de moi ! –C’est une honte dont la rougeur ne s’éteindra jamais sur mon front.– C’est la plus déplorable de toutes mes aberrations, je n’yconçois rien, je n’y comprends rien, tout en moi est brouillé etrenversé ; je ne sais plus qui je suis ni ce que sont lesautres, je doute si je suis un homme ou une femme, j’ai horreur demoi-même, j’éprouve des mouvements singuliers et inexplicables, etil y a des moments où il me semble que ma raison s’en va, et où lesentiment de mon existence m’abandonne tout à fait. Longtemps jen’ai pu croire à ce qui était ; je me suis écouté et observéattentivement. J’ai tâché de démêler cet écheveau confus quis’enchevêtrait dans mon âme. Enfin, à travers tous les voiles dontelle s’enveloppait, j’ai découvert l’affreuse vérité… Silvio,j’aime… Oh ! non, je ne pourrai jamais te le dire… l’aime unhomme !

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer