Mademoiselle de Maupin

Chapitre 1

 

Tu te plains, mon cher ami, de la rareté demes lettres. – Que veux-tu que je t’écrive, sinon que je me portebien et que j’ai toujours la même affection pour toi ? – Cesont choses que tu sais parfaitement, et qui sont si naturelles àl’âge que j’ai et avec les belles qualités qu’on te voit, qu’il y apresque du ridicule à faire parcourir cent lieues à une misérablefeuille de papier pour ne rien dire de plus. – J’ai beau chercher,je n’ai rien qui vaille la peine d’être rapporté ; – ma vieest la plus unie du monde, et rien n’en vient couper la monotonie.Aujourd’hui amène demain comme hier avait amené aujourd’hui ;et, sans avoir la fatuité d’être prophète, je puis prédirehardiment le matin ce qui m’arrivera le soir.

Voici la disposition de ma journée : – jeme lève, cela va sans dire, et c’est le commencement de toutejournée ; je déjeune, je fais des armes, je sors, je rentre,je dîne, fais quelques visites ou m’occupe de quelquelecture : puis je me couche précisément comme j’avais fait laveille ; je m’endors, et mon imagination, n’étant pas excitéepar des objets nouveaux, ne me fournit que des songes usés etrebattus, aussi monotones que ma vie réelle : cela n’est pasfort récréatif, comme tu vois. Cependant je m’accommode mieux decette existence que je n’aurais fait il y a six mois. – Jem’ennuie, il est vrai, mais d’une manière tranquille et résignée,qui ne manque pas d’une certaine douceur que je compareraisassez volontiers à ces jours d’automne pâles et tièdes auxquels ontrouve un charme secret après les ardeurs excessives del’été.

Cette existence-là, quoique je l’aie acceptéeen apparence, n’est guère faite pour moi cependant, ou du moinselle ressemble fort peu à celle que je me rêve et à laquelle je mecrois propre. – Peut-être me trompé-je, et ne suis-je faiteffectivement que pour ce genre de vie ; mais j’ai peine à lecroire, car, si c’était ma vraie destinée, je m’y serais plusaisément emboîté, et je n’aurais pas été meurtri par ses angles àtant d’endroits et si douloureusement.

Tu sais comme les aventures étranges ont unattrait tout-puissant sur moi, comme j’adore tout ce qui estsingulier, excessif et périlleux, et avec quelle avidité je dévoreles romans et les histoires de voyages ; il n’y a peut-êtrepas sur la terre de fantaisie plus folle et plus vagabonde que lamienne : eh bien, je ne sais par quelle fatalité celas’arrange, je n’ai jamais eu une aventure, je n’ai jamais fait unvoyage. Pour moi, le tour du monde est le tour de la ville où jesuis ; je touche mon horizon de tous les côtés ; je mecoudoie avec le réel. Ma vie est celle du coquillage sur le banc desable, du lierre autour de l’arbre, du grillon dans la cheminée. –En vérité, je suis étonné que mes pieds n’aient pas encore prisracine.

On peint l’Amour avec un bandeau sur lesyeux ; c’est le Destin qu’on devrait peindre ainsi.

J’ai pour valet une espèce de manant assezlourd et assez stupide, qui a autant couru que le vent de bise, quia été au diable, je ne sais où, qui a vu de ses yeux tout ce dontje me forme de si belles idées et s’en soucie comme d’un verred’eau ; il s’est trouvé dans les situations les plusbizarres ; il a eu les plus étonnantes aventures qu’on puisseavoir. Je le fais parler quelquefois, et j’enrage en pensant quetoutes ces belles choses sont arrivées à un butor qui n’est capableni de sentiment ni de réflexion, et qui n’est bon qu’à faire cequ’il fait, c’est-à-dire à battre des habits et à décrotter desbottes.

Il est évident que la vie de ce maraud devaitêtre la mienne. – Pour lui, il me trouve fort heureux et entre ende grands étonnements de me voir triste comme je suis.

Tout cela n’est pas fort intéressant, monpauvre ami, et ne vaut guère la peine d’être écrit, n’est-cepas ? Mais, puisque tu veux absolument que je t’écrive, ilfaut bien que je te raconte ce que je pense et ce que je sens, etque je te fasse l’histoire de mes idées, à défaut d’événements etd’actions. – Il n’y aura peut-être pas grand ordre ni grandenouveauté dans ce que j’aurai à te dire ; mais il ne faudrat’en prendre qu’à toi. Tu l’auras voulu.

Tu es mon ami d’enfance, j’ai été élevé avectoi ; notre vie a été commune bien longtemps, et nous sommesaccoutumés à échanger nos plus intimes pensées. Je puis donc teconter, sans rougir, toutes les niaiseries qui traversent macervelle inoccupée ; je n’ajouterai pas un mot, je neretrancherai pas un mot, je n’ai pas d’amour-propre avec toi. Aussije serai exactement vrai, – même dans les choses petites ethonteuses ; ce n’est pas devant toi, à coup sûr, que je medraperai.

Sous ce linceul d’ennui nonchalant et affaissédont je t’ai parlé tout à l’heure remue parfois une pensée plutôtengourdie que morte, et je n’ai pas toujours le calme doux ettriste que donne la mélancolie. – J’ai des rechutes et je retombedans mes anciennes agitations. Rien n’est fatigant au monde commeces tourbillons sans motif et ces élans sans but. – Ces jours-là,quoique je n’aie rien à faire non plus que les autres, je me lèvede très grand matin, avant le soleil, tant il me semble que je suispressé et que je n’aurai jamais le temps qu’il faut ; jem’habille en toute hâte, comme si le feu était à la maison, mettantmes vêtements au hasard et me lamentant pour une minute perdue. –Quelqu’un qui me verrait croirait que je vais à un rendez-vousd’amour ou chercher de l’argent. – Point du tout. – Je ne sais passeulement où j’irai ; mais il faut que j’aille, et je croiraismon salut compromis si je restais. – Il me semble que l’onm’appelle du dehors, que mon destin passe à cet instant-là dans larue, et que la question de ma vie va se décider.

Je descends, l’air effaré et surpris, leshabits en désordre, les cheveux mal peignés ; les gens seretournent et rient à ma rencontre, et pensent que c’est un jeunedébauché qui a passé la nuit à la taverne ou ailleurs. Je suis ivreen effet, quoique je n’aie pas bu, et j’ai d’un ivrogne jusqu’à ladémarche incertaine, tantôt lente, tantôt rapide. Je vais de rue enrue comme un chien qui a perdu son maître, cherchant à tout hasard,très inquiet, très en éveil, me retournant au moindre bruit, meglissant dans chaque groupe sans prendre souci des rebuffades desgens que je heurte, et regardant partout avec une netteté de visionque je n’ai pas dans d’autres moments. – Puis il m’est démontrétout d’un coup que je me trompe, que ce n’est pas là assurément,qu’il faut aller plus loin, à l’autre bout de la ville, quesais-je ? Et je prends ma course comme si diable m’emportait.– Je ne touche le sol que du bout des pieds, et ne pèse pas uneonce. – Je dois en vérité avoir l’air singulier avec ma mineaffairée et furieuse, mes bras gesticulants et les cris inarticulésque je pousse. – Quand j’y songe de sang-froid, je me ris au nez àmoi-même de tout mon cœur, ce qui ne m’empêche pas, je te prie dele croire, de recommencer à la prochaine occasion.

Si l’on me demandait pourquoi je cours amas,je serais certainement fort embarrassé de répondre. Je n’ai pas dehâte d’arriver, puisque je ne vais nulle part. Je ne crains pasd’être en retard, puisque je n’ai pas d’heure. – Personne nem’attend, – et je n’ai aucune raison de me presser ici.

Est-ce une occasion d’aimer, une aventure, unefemme, une idée ou une fortune, quelque chose qui manque à ma vieet que je cherche sans m’en rendre compte, et poussé par uninstinct confus ? est-ce mon existence qui se veutcompléter ? est-ce l’envie de sortir de chez moi et demoi-même, l’ennui de ma situation et le désir d’une autre ?C’est quelque chose de cela, et peut-être tout cela ensemble. –Toujours est-il que c’est un état fort déplaisant, une irritationfébrile à laquelle succède ordinairement la plus plate atonie.

Souvent j’ai cette idée que, si j’étais partiune heure plus tôt, ou si j’avais doublé le pas, je serais arrivé àtemps ; que, pendant que je passais par cette rue, ce que jecherche passait par l’autre, et qu’il a suffi d’un embarras devoitures pour me faire manquer ce que je poursuis à tout hasarddepuis si longtemps. – Tu ne peux t’imaginer les grandes tristesseset les profonds désespoirs où je tombe quand je vois que tout celan’aboutit à rien, et que ma jeunesse se passe et qu’aucuneperspective ne s’ouvre devant moi ; alors toutes mes passionsinoccupées grondent sourdement dans mon cœur, et se dévorent entreelles faute d’autre aliment, comme les bêtes d’une ménagerieauxquelles le gardien a oublié de donner leur nourriture. Malgréles désappointements étouffés et souterrains de tous les jours,il y a quelque chose en moi qui résiste et ne veut pas mourir.Je n’ai pas d’espérance, car, pour espérer, il faut un désir, unecertaine propension à souhaiter que les choses tournent d’unemanière plutôt que d’une autre. Je ne désire rien, car je désiretout. Je n’espère pas, ou plutôt je n’espère plus ; – cela esttrop niais, – et il m’est profondément égal qu’une chose soit ou nesoit pas. – J’attends, – quoi ? Je ne sais, maisj’attends.

C’est une attente frémissante, pleined’impatience coupée de soubresauts et de mouvements nerveux commedoit l’être celle d’un amant qui attend sa maîtresse. – Rien nevient ; – j’entre en furie ou me mets à pleurer. – J’attendsque le ciel s’ouvre et qu’il en descende un ange qui me fasse unerévélation qu’une révolution éclate et qu’on me donne un trônequ’une vierge de Raphaël se détache de sa toile, et me vienneembrasser, que des parents que je n’ai pas meurent et me laissentde quoi faire voguer ma fantaisie sur un fleuve d’or, qu’unhippogriffe me prenne et m’emporte dans des régions inconnues. –Mais quoi que j’attende, ce n’est à coup sûr rien d’ordinaire et demédiocre.

Cela est poussé au point que, lorsque jerentre chez moi, je ne manque jamais à dire : – Il n’est venupersonne ? Il n’y a pas de lettre pour moi ? rien denouveau ? – Je sais parfaitement qu’il n’y a rien qu’il nepeut rien y avoir. C’est égal ; je suis toujours fort surpriset fort désappointé quand on me fait la réponsehabituelle : – Non, monsieur, – absolument rien.

Quelquefois, – cependant cela est rare, –l’idée se précise davantage. – Ce sera quelque belle femme que jene connais pas et qui ne me connaît pas, avec qui je me serairencontré au théâtre ou à l’église et qui n’aura pas pris garde àmoi le moins du monde. – Je parcours toute la maison, et jusqu’à ceque j’aie ouvert la porte de la dernière chambre, j’ose à peine ledire, tant cela est fou, j’espère qu’elle est venue et qu’elle estlà. – Ce n’est pas fatuité de ma part. – Je suis si peu fat queplusieurs femmes se sont préoccupées fort doucement de moi, à ceque d’autres personnes m’ont dit que je croyais très indifférentesà mon égard, et n’avoir jamais rien pensé de particulier sur monpropos. – Cela vient d’autre part.

Quand je ne suis pas hébété par l’ennui et ledécouragement, mon âme se réveille et reprend toute son anciennevigueur.

J’espère, j’aime, je désire, et mes désirssont tellement violents que je m’imagine qu’ils feront tout venir àeux comme un aimant doué d’une grande puissance attire à lui lesparcelles de fer, encore qu’elles en soient fort éloignées. – C’estpourquoi j’attends les choses que je souhaite, au lieu d’aller àelles, et je néglige assez souvent les facilités qui s’ouvrent leplus favorablement devant mes espérances. – Un autre écrirait unbillet le plus amoureux du monde à la divinité de son cœur, ouchercherait l’occasion de s’en rapprocher. – Moi, je demande aumessager la réponse à une lettre que je n’ai pas écrite, et passemon temps à bâtir dans ma tête les situations les plusmerveilleuses pour me faire voir à celle que j’aime sous le jour leplus inattendu et le plus favorable. – On ferait un livre plus groset plus ingénieux que les Stratagèmes de Polybe de tous lesstratagèmes que j’imagine pour m’introduire auprès d’elle et luidécouvrir ma passion. Il suffirait le plus souvent de dire à un demes amis : – Présentez-moi chez madame une telle, – et d’uncompliment mythologique convenablement ponctué de soupirs.

À entendre tout cela, on me croirait propre àmettre aux Petites-Maisons ; je suis cependant assezraisonnable garçon, et je n’ai pas mis beaucoup de folles enaction. Tout cela se passe dans les caves de mon âme, et toutes cesidées saugrenues sont ensevelies très soigneusement au fond demoi ; du dehors on ne voit rien, et j’ai la réputation d’unjeune homme tranquille et froid, peu sensible aux femmes etindifférent aux choses de son âge ; ce qui est aussi loin dela vérité que le sont habituellement les jugements du monde.

Cependant, malgré toutes les choses qui m’ontrebuté, quelques-uns de mes désirs se sont réalisés et, par le peude joie que leur accomplissement m’a causé, j’en suis venu àcraindre l’accomplissement des autres. Tu te souviens del’ardeur enfantine avec laquelle je désirais avoir un cheval àmoi ; ma mère m’en a donné un tout dernièrement ; il estnoir d’ébène, une petite étoile blanche au front, à tous crins, lepoil luisant, la jambe fine, précisément comme je le voulais. Quandon me l’a amené, cela m’a fait un tel saisissement que je suisresté un grand quart d’heure tout pâle, sans me pouvoirremettre ; puis j’ai monté dessus, et, sans dire un seul mot,je suis parti au grand galop, et j’ai couru plus d’une heure devantmoi à travers champs dans un ravissement difficile àconcevoir : j’en ai fait tous les jours autant pendant plusd’une semaine, et je ne sais pas, en vérité, comment je ne l’ai pasfait crever ou rendu tout au moins poussif. – Peu à peu toute cettegrande ardeur s’est apaisée. J’ai mis mon cheval au trot, puis aupas, puis j’en suis venu à le monter si nonchalamment que souventil s’arrête et que je ne m’en aperçois pas le plaisir s’est tournéen habitude beaucoup plus promptement que je ne l’aurais cru. –Quant à Ferragus, c’est ainsi que je l’ai nommé, c’est bien la pluscharmante bête que l’on puisse voir. Il a des barbes aux piedscomme du duvet d’aigle ; il est vif comme une chèvre et douxcomme un agneau. Tu auras le plus grand plaisir à galoper dessusquand tu viendras ici ; et quoique ma fureur d’équitation soitbien tombée, je l’aime toujours beaucoup, car il a un trèsestimable caractère de cheval, et je le préfère sincèrement àbeaucoup de personnes. Si tu entendais comme il hennitjoyeusement quand je vais le voir à son écurie, et avec quels yeuxintelligents il me regarde ! J’avoue que je suis touché de cestémoignages d’affection, que je lui prends le cou et que jel’embrasse aussi tendrement, ma foi, que si c’était une bellefille.

J’avais aussi un autre désir, plus vif, plusardent, plus perpétuellement éveillé, plus chèrement caressé, etauquel j’avais bâti dans mon âme un ravissant château de cartes, unpalais de chimères, détruit bien souvent et relevé avec uneconstance désespérée – c’était d’avoir une maîtresse, – unemaîtresse tout à fait à moi, – comme le cheval. – Je ne sais pas sila réalisation de ce rêve m’aurait aussi promptement trouvé froidque la réalisation de l’autre ; – j’en doute. Mais peut-êtreai-je tort, et en serai-je aussi vite lassé. – Par une dispositionspéciale, je désire si frénétiquement ce que je désire, sanstoutefois rien faire pour me le procurer, que si par hasard, ouautrement, j’arrive à l’objet de mon vœu, j’ai une courbaturemorale si forte et suis tellement harassé, qu’il me prend desdéfaillances et que je n’ai plus assez de vigueur pour enjouir : aussi des choses qui me viennent sans que je les aiesouhaitées me font-elles ordinairement plus de plaisir que cellesque j’ai le plus ardemment convoitées.

J’ai vingt-deux ans ; je ne suis pasvierge. – Hélas ! on ne l’est plus à cet âge-là, maintenant,ni de corps, – ni de cœur, – ce qui est bien pis. – Outre cellesqui font plaisir aux gens pour la somme et qui ne doivent pasplus compter qu’un rêve lascif, j’ai bien eu par-ci par-là, dansquelque coin obscur, quelques femmes honnêtes ou à peu près, nibelles ni laides, ni jeunes ni vieilles, comme il s’en offre auxjeunes gens qui n’ont point d’affaire réglée, et dont le cœur estdans le désœuvrement. – Avec un peu de bonne volonté et une assezforte dose d’illusions romanesques, on appelle cela une maîtresse,si l’on veut. – Quant à moi, ce m’est une chose impossible, et l’enaurais mille de cette espèce que je n’en croirais pas moins mondésir aussi inaccompli que jamais.

Je n’ai donc pas encore eu de maîtresse, ettout mon désir est d’en avoir une. – C’est une idée qui me tracassesingulièrement ; ce n’est pas effervescence de tempérament,bouillon du sang, premier épanouissement de puberté. Ce n’est pasla femme que je veux, c’est une femme, une maîtresse ; je laveux, je l’aurai, et d’ici à peu ; si je ne réussissais pas,je t’avoue que je ne me relèverais pas de là, et que j’en garderaisdevant moi-même une timidité intérieure, un découragement sourd quiinfluerait gravement sur le reste de ma vie. – Je me croiraismanqué sous de certains rapports, inharmonique ou dépareillé, –contrefait d’esprit ou de cœur ; car enfin ce que je demandeest juste, et la nature le doit à tout homme. Tant que je ne seraipas parvenu à mon but, je ne me regarderai moi-même que comme unenfant, et je n’aurai pas en moi la confiance que j’y doisavoir. – Une maîtresse pour moi, c’est la robe virile pour un jeuneRomain.

Je vois tant d’hommes, ignobles sous tous lesrapports, avoir de belles femmes dont ils sont à peine dignesd’être les laquais que la rougeur m’en monte au front pour elles –et pour moi. – Cela me fait prendre une pitoyable opinion desfemmes de les voir s’enticher de tels goujats qui les méprisent etles trompent, plutôt que de se donner à quelque jeune homme loyalet sincère qui s’estimerait fort heureux, et les adorerait àgenoux ; à moi, par exemple. Il est vrai que ces espècesencombrent les salons, font la roue devant tous les soleils et sonttoujours couchées au dos de quelque fauteuil, tandis que moi jereste à la maison, le front appuyé contre la vitre, à regarderfumer la rivière et monter le brouillard, tout en élevantsilencieusement dans mon cœur le sanctuaire parfumé, le templemerveilleux où je dois loger l’idole future de mon âme. – Chaste etpoétique occupation, dont les femmes vous savent aussi peu gré quepossible.

Les femmes ont fort peu de goût pour lescontemplateurs et prisent singulièrement ceux qui mettent leursidées en action. Après tout, elles n’ont pas tort. Obligées parleur éducation et leur position sociale à se taire et à attendre,elles préfèrent naturellement ceux qui viennent à elles et parlent,ils les tirent d’une situation fausse et ennuyeuse : je senstout cela ; mais jamais de ma vie je ne pourrai prendre surmoi, comme j’en vois beaucoup qui le font, de me lever de ma place,de traverser un salon, et d’aller dire inopinément à unefemme : – Votre robe vous va comme un ange, ou : – Vousavez ce soir les yeux d’un lumineux particulier.

Tout cela n’empêche pas qu’il ne me failleabsolument une maîtresse. Je ne sais pas qui ce sera, mais je nevois personne dans les femmes que je connais qui puisseconvenablement remplir cette importante dignité. Je ne leur trouveque très peu des qualités qu’il me faut. Celles qui auraient assezde jeunesse n’ont pas assez de beauté ou d’agréments dansl’esprit ; celles qui sont belles et jeunes sont d’une vertuignoble et rebutante, ou manquent de la liberté nécessaire ;et puis il y a toujours par là quelque mari, quelque frère, quelquemère ou quelque tante, je ne sais quoi, qui a de gros yeux et degrandes oreilles, et qu’il faut amadouer ou jeter par la fenêtre. –Toute rose a son puceron, toute femme a des tas de parents dont ilfaut l’écheniller soigneusement, si l’on veut cueillir un jour lefruit de sa beauté. Il n’y a pas jusqu’aux arrières-petits-cousinsde la province, et qu’on n’a jamais vus, qui ne veuillent maintenirdans toute sa blancheur la pureté immaculée de la chère cousine.Cela est nauséabond, et je n’aurai jamais la patience qu’il fautpour arracher toutes les mauvaises herbes et élaguer toutes lesronces qui obstruent fatalement les avenues d’une jolie femme.

Je n’aime pas beaucoup les mamans, etj’aime encore moins les petites filles. Je dois avouer aussi queles femmes mariées n’ont qu’un très médiocre attrait pour moi. – Ily a là-dedans une confusion et un mélange qui me révoltent ;je ne puis souffrir cette idée de partage. La femme qui a un mariet un amant est une prostituée pour l’un des deux et souvent pourtous deux, et puis je ne saurais consentir à céder la place à unautre. Ma fierté naturelle ne saurait se plier à un telabaissement. Jamais je ne m’en irai parce qu’un autre homme arrive.Dût la femme être compromise et perdue, dussions-nous nous battre àcoups de couteau, chacun un pied sur son corps, – je resterai. –Les escaliers dérobés, les armoires, les cabinets et toutes lesmachines de l’adultère seraient de pauvre ressource avecmoi.

Je suis peu épris de ce qu’on appelle candeurvirginale, innocence du bel âge, pureté de cœur, et autrescharmantes choses qui sont du plus bel effet en vers ;j’appelle tout bonnement cela niaiserie, ignorance, imbécillité ouhypocrisie. – Cette candeur virginale, qui consiste à s’asseoirtout au bord du fauteuil, les bras serrés contre le corps, l’œilsur la pointe du corset, et à ne parler que sur un permis desgrands-parents, cette innocence qui a le monopole des cheveux sansfrisure et des robes blanches, cette pureté de cœur qui porte descorsages colletés, parce qu’elle n’a pas encore de gorge nid’épaules, ne me paraissent pas, en vérité, un fort merveilleuxragoût.

Je me soucie assez peu de faire épelerl’alphabet d’amour à de petites niaises. – Je ne suis ni assezvieux ni assez corrompu pour prendre grand plaisir à cela :j’y réussirais mal d’ailleurs, car je n’ai jamais rien su montrer àpersonne, même ce que je savais le mieux. Je préfère les femmes quilisent couramment, on est plus tôt arrivé à la fin duchapitre ; et en toutes choses, et surtout en amour, ce qu’ilfaut considérer, c’est la fin. Je ressemble assez, de ce côté-là, àces gens qui prennent le roman par la queue, et en lisent toutd’abord le dénouement, sauf à rétrograder ensuite jusqu’à lapremière page.

Cette manière de lire et d’aimer a son charme.On savoure mieux les détails quand on est tranquille sur la fin, etle renversement amène l’imprévu.

Voilà donc les petites filles et les femmesmariées exclues de la catégorie. – Ce sera donc parmi les veuvesque nous choisirons notre divinité. – Hélas ! j’ai bien peur,quoiqu’il ne reste plus que cela, que nous n’y trouvions pas encorece que nous voulons.

Si je venais à aimer un de ces pâles narcissestout baignés d’une tiède rosée de pleurs, et se penchant avec unegrâce mélancolique sur le tombeau de marbre neuf de quelque mariheureusement et fraîchement décédé, je serais certainement, et aubout de peu de temps, aussi malheureux que l’époux défunt en sonvivant. Les veuves, si jeunes et si charmantes qu’elles soient,ont un terrible inconvénient que n’ont pas les autres femmes :pour peu que l’on ne soit pas au mieux avec elles et qu’il passe unnuage dans le ciel d’amour, elles vous disent tout de suite avec unpetit air superlatif et méprisant : – Ah ! comme vousêtes aujourd’hui ! C’est absolument comme monsieur : –quand nous nous querellions, il n’avait pas autre chose à medire ; c’est singulier, vous avez le même son de voix et lemême regard ; quand vous prenez de l’humeur, vous ne sauriezvous imaginer combien vous ressemblez à mon mari ; – c’est àfaire peur. – Cela est agréable de s’entendre dire de ces choses-làen face et à bout portant ! Il y en a même qui poussentl’impudence jusqu’à louer le défunt comme une épitaphe et à exalterson cœur et sa jambe aux dépens de votre jambe et de votre cœur. –Au moins, avec les femmes qui n’ont qu’un ou plusieurs amants, on acet ineffable avantage de ne s’entendre jamais parler de sonprédécesseur, ce qui n’est pas une considération d’un médiocreintérêt. Les femmes ont un trop grand amour du convenable et dulégitime pour ne pas se taire soigneusement en pareille occurrence,et toutes ces choses sont mises le plus tôt possible au rang desolim. – Il est bien entendu qu’on est toujours le premier amantd’une femme.

Je ne pense pas qu’il y ait quelque chose desérieux à répondre à une aversion aussi bien fondée. Ce n’est pasque je trouve les veuves tout à fait sans agrément, quand ellessont jeunes et jolies et n’ont point encore quitté le deuil. Cesont de petits airs languissants, de petites façons de laissertomber les bras, de ployer le cou et de se rengorger comme unetourterelle dépareillée ; un tas de charmantes minauderiesdoucement voilées sous la transparence du crêpe, une coquetterie dedésespoir si bien entendue, des soupirs si adroitement ménagés, deslarmes qui tombent si à propos et donnent aux yeux tant debrillant ! – Certes, après le vin, si ce n’est avant, laliqueur que j’aime le mieux à boire est une belle larme bienlimpide et bien claire qui tremble au bout d’un cil brun ou blonde.– Le moyen qu’on résiste à cela ! – On n’y résiste pas ;– et puis le noir va si bien aux femmes ! – La peau blanche,poésie à part, tourne à l’ivoire, à la neige, au lait, à l’albâtre,à tout ce qu’il y a de candide au monde à l’usage des faiseurs demadrigaux : la peau bise n’a plus qu’une pointe de brun pleinede vivacité et de feu. – Un deuil est une bonne fortune pour unefemme, et la raison pourquoi je ne me marierai jamais, c’est depeur que ma femme ne se défasse de moi pour porter mon deuil. – Ily a cependant des femmes qui ne savent point tirer parti de leurdouleur et pleurent de façon à se rendre le nez rouge et à sedécomposer la figure comme les mascarons qu’on voit auxfontaines : c’est un grand écueil. Il faut beaucoup de charmeset d’art pour pleurer agréablement ; faute de cela,l’on court risque de n’être pas consolée de longtemps. – Sigrand néanmoins que soit le plaisir de rendre quelque Artémiseinfidèle à l’ombre de son Mausole, je ne veux pas décidémentchoisir, parmi cet essaim gémissant, celle à qui je demanderai soncœur en échange du mien.

Je t’entends dire d’ici : – Quiprendras-tu donc ? – Tu ne veux ni des jeunes personnes, nides femmes mariées, ni des veuves. – Tu n’aimes pas lesmamans ; je ne présume pas que tu aimes mieux les grand-mères.– Que diable aimes-tu donc ? C’est le mot de la charade, et sije le savais, je ne me tourmenterais pas tant. Jusqu’ici, je n’aiaimé aucune femme, mais j’ai aimé et j’aime l’amour.Quoique je n’aie pas eu de maîtresses et que les femmes que j’aieues ne m’aient inspiré que du désir, j’ai éprouvé et je connaisl’amour même : je n’aimais pas celle-ci ou celle-là, l’uneplutôt que l’autre, mais quelqu’une que je n’ai jamais vue et quidoit exister quelque part, et que je trouverai, s’il plaît à Dieu.Je sais bien comme elle est, et, quand je la rencontrerai, je lareconnaîtrai.

Je me suis figuré bien souvent l’endroitqu’elle habite, le costume qu’elle porte, les yeux et les cheveuxqu’elle a. – J’entends sa voix ; je reconnaîtrais son pasentre mille autres, et si, par hasard, quelqu’un prononçait sonnom, je me retournerais ; il est impossible qu’elle n’ait pasun des cinq ou six noms que je lui ai assignés dans ma tête.

– Elle a vingt-six ans, pas plus, ni moins nonplus. – Elle n’est plus ignorante, et n’est pas encore blasée.C’est un âge charmant pour faire l’amour comme il faut, sanspuérilité et sans libertinage. – Elle est d’une taille moyenne. Jen’aime pas une géante ni une naine. Je veux pouvoir porter toutseul ma déité du sofa au lit ; mais il me déplairait de l’ychercher. Il faut que, se haussant un peu sur la pointe du pied, sabouche soit à la hauteur de mon baiser. C’est la bonne taille.Quant à son embonpoint, elle est plutôt grasse que maigre. Je suisun peu Turc sur ce point, et il ne me plairait guère de rencontrerune arête où je cherche un contour ; il faut que la peau d’unefemme soit bien remplie, sa chair dure et ferme comme la pulped’une pêche un peu verte : c’est exactement ainsi qu’est faitela maîtresse que j’aurai. Elle est blonde avec des yeux noirs,blanche comme une blonde, colorée comme une brune, quelque chose derouge et de scintillant dans le sourire. La lèvre inférieure un peularge, la prunelle nageant dans un flot d’humide radical, la gorgeronde et petite, et en arrêt, les poignets minces, les mainslongues et potelées, la démarche onduleuse comme une couleuvredebout sur sa queue, les hanches étoffées et mouvantes, l’épaulelarge, le derrière du cou couvert de duvet : – un caractère debeauté fin et ferme à la fois, élégant et vivace, poétique etréel ; un motif de Giorgione exécuté par Rubens.

Voici son costume : elle porte une robede velours écarlate ou noir avec des crevés de satin blanc ou detoile d’argent, un corsage ouvert, une grande fraise à la Médicis,un chapeau de feutre capricieusement rompu comme celui d’HélénaSysterman, et de longues plumes blanches frisées et crespelées, unechaîne d’or ou une rivière de diamants au cou, et quantité degrosses bagues de différents émaux à tous les doigts desmains.

Je ne lui ferais pas grâce d’un anneau ou d’unbracelet. Il faut que la robe soit littéralement en velours ou enbrocart ; c’est tout au plus si je lui permettrais dedescendre jusqu’au satin. J’aime mieux chiffonner une jupe de soiequ’une jupe de toile, et faire tomber d’une tête des perles ou desplumes que des fleurs naturelles ou un simple nœud : je saisque la doublure de la jupe de toile est souvent aussi appétissanteau moins que la doublure de la jupe de soie ; mais je préfèrela jupe de soie. – Aussi, dans mes rêveries, je me suis donné pourmaîtresse bien des reines, bien des impératrices, bien desprincesses, bien des sultanes, bien des courtisanes célèbres, maisjamais des bourgeoises ou des bergères ; et dans mes désirsles plus vagabonds, je n’ai abusé de personne sur un tapis de gazonou dans un lit de serge d’Aumale. Je trouve que la beauté est undiamant qui doit être monté et enchâssé dans l’or. Je ne conçoispas une belle femme qui n’ait pas voiture, chevaux, laquais et toutce qu’on a avec cent mille francs de rente : il y a uneharmonie entre la beauté et la richesse. L’une demandel’autre : un joli pied appelle un joli soulier ? un jolisoulier appelle des tapis et une voiture, et ce qui s’ensuit. Unebelle femme avec de pauvres habits dans une vilaine maison est,selon moi, le spectacle le plus pénible qu’on puisse voir, et je nesaurais avoir d’amour pour elle. Il n’y a que les beaux et lesriches qui puissent être amoureux sans être ridicules ou àplaindre. – À ce compte, peu de gens auraient le droit d’êtreamoureux : moi-même, tout le premier, je serais exclu ;cependant c’est là mon opinion.

Ce sera le soir que nous nous rencontreronspour la première fois, – par un beau coucher de soleil ; – leciel aura de ces tons orangés jaune clair et vert pâle que l’onvoit dans quelques tableaux des grands maîtres d’autrefois :il y aura une grande allée de châtaigniers en fleurs et d’ormesséculaires tout couverts de ramiers, – de beaux arbres d’un vertfrais et sombre, des ombrages pleins de mystères et demoiteur ; çà et là quelques statues, quelques vases de marbrese détachant sur le fond de verdure avec leur blancheur de neige,une pièce d’eau où se joue le cygne familier, – et tout au fond unchâteau de briques et de pierres comme du temps de Henri IV, toitd’ardoises pointu, hautes cheminées, girouettes à tous les pignons,fenêtres étroites et longues. – À une de ces fenêtres,mélancoliquement appuyée sur le balcon, la reine de mon âme dansl’équipage que je t’ai décrit tout à l’heure ; – derrièreelle un petit nègre tenant son éventail et sa perruche. – Tu voisqu’il n’y manque rien, et que tout cela est parfaitement absurde. –La belle laisse tomber son gant ; – je le ramasse, le baise etle rapporte. La conversation s’engage ; je montre toutl’esprit que je n’ai pas ; je dis des choses charmantes ;on m’en répond, je réplique, c’est un feu d’artifice, une pluielumineuse de mots éblouissants. – Bref, je suis adorable – etadoré. – Vient l’heure du souper, on me convie ; – j’accepte.– Quel souper, mon cher ami, et quelle cuisinière que monimagination ! – Le vin rit dans le cristal, le faisan doré etblond fume dans un plat armorié : le festin se prolonge bienavant dans la nuit, et tu penses bien que ce n’est pas chez moi queje la termine. – Ne voilà-t-il pas quelque chose de bienimaginé ? – Rien au monde n’est plus simple, et, en vérité, ilest bien étonnant que cela ne soit pas arrivé plutôt dix foisqu’une.

Quelquefois c’est dans une grande forêt. –Voilà la chasse qui passe ; le cor sonne, la meute aboie ettraverse le chemin avec la rapidité de l’éclair ; la belle enamazone monte un cheval turc, blanc comme le lait, fringant et vifau possible. Bien qu’elle soit excellente écuyère, il piaffe, ilcaracole, il se cabre, et elle a toutes les peines du monde à lecontenir ; il prend le mors aux dents et la mène droit à unprécipice. Je tombe là du ciel tout exprès, je retiens le cheval,je prends dans mes bras la princesse évanouie, je la faisrevenir à elle et la reconduis à son château. Quelle est la femmebien née qui refuserait son cœur à un homme qui a exposé sa viepour elle ? – aucune ; – et la reconnaissance est unchemin de traverse qui mène bien vite à l’amour.

– Tu conviendras au moins que, lorsque jedonne dans le romanesque, ce n’est pas à demi, et que je suis aussifou qu’il est possible de l’être. C’est toujours cela, car rien aumonde n’est plus maussade qu’une folie raisonnable. Tu conviendrasaussi que, lorsque j’écris des lettres, ce sont plutôt des volumesque de simples billets. En tout j’aime ce qui dépasse les bornesordinaires. – C’est pourquoi je t’aime. Ne te moque pas trop detoutes les niaiseries que je t’ai griffonnées : je quitte laplume pour les mettre en action ; car j’en reviens toujours àmon refrain : – je veux avoir une maîtresse. J’ignore si cesera la dame du parc, la beauté du balcon, mais je te dis adieupour me mettre en quête. Ma résolution est prise. Dût celle que jecherche se cacher au fond du royaume de Cathay ou de Samarcande, jela saurai bien dénicher. Je te ferai savoir le succès de monentreprise ou sa non-réussite. J’espère que ce sera lesuccès : fais des vœux pour moi, mon cher ami. Quant à moi, jem’habille de mon plus bel habit, et sors de la maison bien décidé àn’y rentrer qu’avec une maîtresse selon mes idées. – J’ai assezrêvé ; à l’action maintenant.

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