Mademoiselle de Maupin

Chapitre 9

 

Cela est ainsi. – J’aime un homme, Silvio.– J’ai cherché longtemps à me faire illusion ; j’ai donné unnom différent au sentiment que j’éprouvais, je l’ai vêtu de l’habitd’une amitié pure et désintéressée ; j’ai cru que cela n’étaitque l’admiration que j’ai pour toutes les belles personnes et lesbelles choses ; je me suis promené plusieurs jours dans lessentiers perfides et riants qui errent autour de toute passionnaissante ; mais je reconnais maintenant dans quelle profondeet terrible voie je me suis engagé. Il n’y a pas à se lecacher : je me suis bien examiné, j’ai pesé froidement toutesles circonstances ; je me suis rendu raison du plus mincedétail ; j’ai fouillé mon âme dans tous les sens avec cettesûreté que donne l’habitude d’étudier sur soi-même ; je rougisd’y penser et de l’écrire ; mais la chose, hélas ! n’estque trop certaine, j’aime ce jeune homme, non d’amitié, maisd’amour ; – oui, d’amour.

Toi que j’ai tant aimé, ô Silvio, mon bon, monseul camarade, tu ne m’as jamais rien fait éprouver de semblable,et cependant, s’il y eut jamais sous le ciel amitié étroite etvive, si jamais deux âmes, quoique différentes, se sontparfaitement comprises, ce fut notre amitié et ce sont nos deuxâmes. Quelles heures ailées nous avons passées ensemble !quelles causeries sans fin et toujours trop tôt terminées !que de choses nous nous sommes dites, que l’on ne s’est jamaisdites ! – Nous avions au cœur l’un pour l’autre cettefenêtre que Momus aurait voulu ouvrir au flanc de l’homme. – Quej’étais fier d’être ton ami, moi, plus jeune que toi, moi si fou,toi si raisonnable !

Ce que je sens pour ce jeune homme estvraiment incroyable : jamais aucune femme ne m’a troublé aussisingulièrement. Le son de sa voix si argentin et si clair me donnesur les nerfs et m’agite d’une manière étrange ; mon âme sesuspend à ses lèvres, comme une abeille à une fleur, pour y boirele miel de ses paroles. – Je ne puis l’effleurer en passant sansfrissonner de la tête aux pieds, et le soir, quand au moment denous quitter il me tend son adorable main si douce et si satinée,toute ma vie se porte à la place qu’il a touchée, et une heureaprès je sens encore la pression de ses doigts.

Ce matin, je l’ai regardé très longtemps sansqu’il me vît. – J’étais caché derrière mon rideau. – Lui était à safenêtre, qui est précisément en face de la mienne. – Cette partiedu château a été bâtie, à la fin du règne de Henri IV ; elleest moitié briques, moitié moellons, selon l’usage du temps ;la fenêtre est longue, étroite, avec un linteau et un balcon depierre, – Théodore, – car tu as déjà sans doute deviné que c’estlui dont il s’agit, – était accoudé mélancoliquement sur la rampeet paraissait rêver profondément. – Une draperie de damas rouge àgrandes fleurs, à demi relevée, tombait à larges plis derrière luiet lui servait de fond. – Qu’il était beau, et que sa tête bruneet pâle ressortait merveilleusement sur cette teinte pourpre !Deux grosses touffes de cheveux, noires, lustrées, pareilles auxgrappes de raisin de l’Érigone antique, lui pendaient gracieusementle long des joues et encadraient d’une manière charmante l’ovalefin et correct de sa belle figure. Son cou rond et potelé étaitentièrement nu, et il avait une espèce de robe de chambre à largesmanches qui ressemblait assez à une robe de femme. – Il tenait enmain une tulipe jaune qu’il déchiquetait impitoyablement dans sarêverie, et dont il jetait les morceaux au vent.

Un des angles lumineux que le soleil dessinaitsur le mur se vint projeter contre la fenêtre, et le tableau sedora d’un ton chaud et transparent à faire envie à la toile la pluschatoyante du Giorgione.

Avec ces longs cheveux que la brise remuaitdoucement, ce cou de marbre ainsi découvert, cette grande robeserrée autour de la taille, ces belles mains sortant de leursmanchettes comme les pistils d’une fleur du milieu de leurspétales, – il avait l’air non du plus beau des hommes, mais de laplus belle des femmes, – et je me disais dans mon cœur : –C’est une femme, oh ! c’est une femme ! – Puis je mesouvins tout à coup d’une folie que je t’ai écrite il y alongtemps, – tu sais, – à l’endroit de mon idéal et de la manièredont je le devais assurément rencontrer : la belle dame duparc de Louis XIII, le château rouge et blanc, la grandeterrasse, les allées de vieux marronniers et l’entrevue à lafenêtre ; je t’ai fait autrefois tout ce détail. – C’étaitbien cela, – ce que je voyais était la réalisation précise de monrêve. – C’était bien le style d’architecture, l’effet de lumière,le genre de beauté, la couleur et le caractère que j’avaissouhaités ; – il n’y manquait rien, seulement la dame était unhomme ; – mais je t’avoue qu’en ce moment-là je l’avaisentièrement oublié.

Il faut que Théodore soit une femmedéguisée ; la chose est impossible autrement. – Cette beautéexcessive, même pour une femme, n’est pas la beauté d’un homme,fût-il Antinoüs, l’ami d’Adrien ; fut-il Alexis, l’ami deVirgile. – C’est une femme, parbleu, et je suis bien fou de m’êtreainsi tourmenté. De la sorte tout s’explique le plus naturellementdu monde, et je ne suis pas aussi monstre que je le croyais.

Est-ce que Dieu mettrait ainsi des franges desoie si longues et si brunes à de sales paupières d’homme ?Est-ce qu’il teindrait de ce carmin si vif et si tendre nosvilaines bouches lippues et hérissées de poils ? Nos ostaillés à coups de serpe et grossièrement emmanchés ne valent pointqu’on les emmaillote d’une chair aussi blanche et aussidélicate ; nos crânes bossués ne sont point faits pour êtrebaignés des flots d’une si admirable chevelure.

– Ô beauté ! nous ne sommes créés quepour t’aimer et t’adorer à genoux si nous t’avons trouvée, pour techercher éternellement à travers le monde si ce bonheur ne nousa pas été donné ; mais te posséder, mais être nous-mêmes toi,cela n’est possible qu’aux anges et aux femmes. Amants, poètes,peintres et sculpteurs, nous cherchons tous à t’élever un autel,l’amant dans sa maîtresse, le poète dans son chant, le peintre danssa toile, le sculpteur dans son marbre ; mais l’éterneldésespoir, c’est de ne pouvoir faire palpable la beauté que l’onsent et d’être enveloppé d’un corps qui ne réalise point l’idée ducorps que vous comprenez être le vôtre.

J’ai vu autrefois un jeune homme qui m’avaitvolé la forme que j’aurais dû avoir. Ce scélérat était juste commej’aurais voulu être. Il avait la beauté de ma laideur, et à côté delui j’avais l’air de son ébauche. Il était de ma taille, mais plussvelte et plus fort ; sa tournure ressemblait à la mienne,mais avec une élégance et une noblesse que je n’ai pas. Ses yeuxn’étaient pas d’une couleur autre que mes propres yeux, mais ilsavaient un regard et un éclat que les miens n’auront jamais. Sonnez avait été jeté au même moule que le mien, seulement il semblaitavoir été retouché par le ciseau d’un statuaire habile ; lesnarines en étaient plus ouvertes et plus passionnées, les méplatsplus nettement accusés, et il avait quelque chose d’héroïque dontcette respectable partie de mon individu est totalementdénuée : on eût dit que la nature se fût essayée en mapersonne à faire ce moi-même perfectionné. – J’avais l’aird’être le brouillon raturé et informe de la pensée dont il était lacopie en belle écriture moulée. Quand je le voyais marcher,s’arrêter, saluer les dames, s’asseoir et se coucher avec cettegrâce parfaite qui résulte de la beauté des proportions, il meprenait des tristesses et des jalousies affreuses, et telles qu’endoit ressentir le modèle de terre glaise qui se sèche et sefendille obscurément dans un coin de l’atelier, tandis quel’orgueilleuse statue de marbre, qui sans lui n’existerait pas, sedresse fièrement sur son socle sculpté et attire l’attention et leséloges des visiteurs. Car enfin ce drôle, ce n’est que moi un peumieux réussi et coulé avec un bronze moins rebelle et qui s’estinsinué plus exactement dans les creux du moule. Je le trouve bienhardi de se pavaner ainsi avec ma forme et de faire l’insolentcomme s’il était un type original : il n’est, au bout ducompte, que mon plagiaire, car je suis né avant lui, et sans moi lanature n’eût point eu l’idée de le faire ainsi. – Quand les femmeslouaient ses bonnes façons et les agréments de sa personne, j’avaistoutes les envies du monde de me lever et de leur dire :Sottes que vous êtes, louez-moi donc directement, car ce monsieurest moi, et c’est un détour inutile que de lui envoyer ce qui merevient. D’autres fois j’avais d’horribles démangeaisons del’étrangler et de mettre son âme à la porte de ce corps quim’appartenait, et je rôdais autour de lui les lèvresserrées, les poings crispés comme un seigneur qui rôde autour deson palais où une famille de gueux s’est établie en son absence etqui ne sait comment les jeter dehors. – Ce jeune homme, au reste,est stupide, et il réussit d’autant plus. – Et quelquefois j’enviesa stupidité plus que sa beauté. – Le mot de l’Évangile sur lespauvres d’esprit n’est pas complet : ils auront le royaume duciel ; je n’en sais rien, et cela m’est bien égal ; maisà coup sûr ils ont le royaume de la terre, – ils ont l’argent etles belles femmes, c’est-à-dire les deux seules choses désirablesqui soient au monde. – Connais-tu un homme d’esprit qui soit riche,et un garçon de cœur et de quelque mérite qui ait une maîtressepassable ? – Quoique Théodore soit très beau, je n’aicependant pas désiré sa beauté, et j’aime mieux qu’il l’ait quemoi.

– Ces amours étranges dont sont pleines lesélégies des poètes anciens, qui nous surprenaient tant et que nousne pouvions concevoir, sont donc vraisemblables et possibles. Dansles traductions que nous en faisions, nous mettions des noms defemmes à la place de ceux qui y étaient. Juventius se terminait enJuventia, Alexis se changeait en Ianthé. Les beaux garçonsdevenaient de belles filles, nous recomposions ainsi le sérailmonstrueux de Catulle, de Tibulle, de Martial et du doux Virgile.C’était une fort galante occupation qui prouvait seulement combienpeu nous avions compris le génie antique.

Je suis un homme des tempshomériques ; – le monde où je vis n’est pas le mien, et je necomprends rien à la société qui m’entoure. Le Christ n’est pas venupour moi ; je suis aussi païen qu’Alcibiade et Phidias. – Jeniai jamais été cueillir sur le Golgotha les fleurs de la passion,et le fleuve profond qui coule du flanc du crucifié et fait uneceinture rouge au monde ne m’a pas baigné de ses flots : – moncorps rebelle ne veut point reconnaître la suprématie de l’âme, etma chair n’entend point qu’on la mortifie. – Je trouve la terreaussi belle que le ciel, et je pense que la correction de la formeest la vertu. La spiritualité n’est pas mon fait, j’aime mieux unestatue qu’un fantôme, et le plein midi que le crépuscule. Troischoses me plaisent : l’or, le marbre et la pourpre, éclat,solidité, couleur. Mes rêves sont faits de cela, et tous les palaisque je bâtis à mes chimères sont construits de cesmatériaux.

Quelquefois j’ai d’autres songes, – ce sont delongues cavalcades de chevaux tout blancs, sans harnais et sansbride, montés par de beaux jeunes gens nus qui défilent sur unebande de couleur bleu foncé comme sur les frises du Parthénon, oudes théories de jeunes filles couronnées de bandelettes avec destuniques à plis droits et des sistres d’ivoire qui semblent tournerautour d’un vase immense. – Jamais ni brouillard ni vapeur, jamaisrien d’incertain et de flottant. Mon ciel n’a pas de nuage, ou,s’il en a, ce sont des nuages solides et taillés au ciseau,faits avec les éclats de marbre tombés de la statue de Jupiter. Desmontagnes aux arêtes vives et tranchées le dentellent brusquementpar les bords, et le soleil accoudé sur une des plus hautes cimesouvre tout grand son œil jaune de lion aux paupières dorées. – Lacigale crie et chante, l’épi craque ; l’ombre vaincue et n’enpouvant plus de chaleur se pelotonne et se ramasse au pied desarbres : tout rayonne, tout reluit, tout resplendit. Lemoindre détail prend de la fermeté et s’accentue hardiment ;chaque objet revêt une forme et une couleur robustes. Il n’y a paslà de place pour la mollesse et la rêvasserie de l’art chrétien. –Ce monde-là est le mien. – Les ruisseaux de mes paysages tombent àflots sculptés d’une urne sculptée ; entre ces grands roseauxverts et sonores comme ceux de l’Eurotas, on voit luire la hancheronde et argentée de quelque naïade aux cheveux glauques. Danscette sombre forêt de chênes, voici Diana qui passe la trousse audos avec son écharpe volante et ses brodequins aux bandesentrelacées. Elle est suivie de sa meute et de ses nymphes aux nomsharmonieux. – Mes tableaux sont peints avec quatre tons, comme lestableaux des peintres primitifs, et souvent ce ne sont que desbas-reliefs coloriés ; car j’aime à toucher du doigt ce quej’ai vu et à poursuivre la rondeur des contours jusque dans sesreplis les plus fuyants ; je considère chaque chose sous tousles profils et je tourne à l’entour une lumière à la main. –J’ai regardé l’amour à la lumière antique et comme un morceau desculpture plus ou moins parfait. Comment est le bras ? Assezbien. – Les mains ne manquent pas de délicatesse. – Que pensez-vousde ce pied ? Je pense que la cheville n’a pas de noblesse, etque le talon est commun. Mais la gorge est bien placée et d’unebonne forme, la ligne serpentine est assez ondoyante, les épaulessont grasses et d’un beau caractère. – Cette femme serait un modèlepassable, et l’on en pourrait mouler plusieurs portions. –Aimons-la.

T’a ; ans té ainsi. J’ai pour les femmesle regard d’un sculpteur et non celui d’un amant. Je me suis toutema vie inquiété de la forme du flacon, jamais de la qualité ducontenu. J’aurais eu la boîte de Pandore entre les mains, je croisque je ne l’eusse pas ouverte. Tout à l’heure je disais que leChrist n’était pas venu pour moi ; Marie, l’étoile du Cielmoderne, la douce mère du glorieux bambin, n’est pas venue nonplus.

Bien longtemps et bien souvent je me suisarrêté sous le feuillage de pierre des cathédrales, aux tremblantesclartés des vitraux, à l’heure où l’orgue gémissait de lui-même,quand un doigt invisible se posait sur les touches et que le ventsoufflait dans les tuyaux, – et j’ai plongé profondément mes yeuxdans l’azur pâle des longs yeux de la Madone. J’ai suivi avec piétél’ovale amaigri de sa figure, l’arc à peine indiqué de sessourcils, j’ai admiré son front uni et lumineux, ses tempeschastement transparentes, les pommettes de ses joues nuancées d’unecouleur sobre et virginale, plus tendre que la fleur dupêcher ; j’ai compté un à un les beaux cils dorés qui yjettent leur ombre palpitante ; j’ai démêlé, dans lademi-teinte qui la baigne, les lignes fuyantes de son cou frêle etmodestement penché ; j’ai même, d’une main téméraire, soulevéles plis de sa tunique et contemplé sans voile ce sein vierge etgonflé de lait qui n’a jamais été pressé que par les lèvresdivines ; j’en ai poursuivi les minces veines bleues jusquedans leurs plus imperceptibles ramifications, j’y ai posé le doigtpour faire jaillir en blancs filets le breuvage céleste ; j’aieffleuré de ma bouche le bouton de la rose mystique.

– Eh bien ! je l’avoue, toute cettebeauté immatérielle, si ailée, et si vaporeuse qu’on sent bienqu’elle va prendre son vol, ne m’a touché que médiocrement. –J’aime mieux la Vénus Anadyomène, mille fois mieux. – Ces yeuxantiques retroussés par les coins, cette lèvre si pure et sifermement coupée, si amoureuse et qui convie si bien au baiser, cefront bas et plein, ces cheveux ondulés comme la mer et nouésnégligemment derrière la tête, ces épaules fermes et lustrées, cedos aux mille sinuosités charmantes, cette gorge petite et peudétachée, toutes ces formes rondes et tendues, cette largeur dehanche, cette force délicate, ce caractère de vigueur surhumainedans un corps aussi adorablement féminin me ravissent etm’enchantent à un point dont tu ne peux te faire une idée, toi lechrétien et le sage.

Marie, malgré l’air humble qu’elle affecte,est beaucoup trop fière pour moi ; c’est à peine si le bout deson pied, entouré de blanches bandelettes, effleure le globe déjàbleuissant où se tord l’antique dragon. – Ses yeux sont les plusbeaux du monde, mais ils sont toujours tournés vers le ciel, oubaissés ; jamais ils ne regardent en face, – jamais ils n’ontservi de miroir à une forme humaine. – Et puis, je n’aime pas cesnimbes de chérubins souriants, qui s’arrondissent autour de sa têtedans une blonde vapeur. Je suis jaloux de ces grands anges éphèbesavec des chevelures et des robes flottantes qui s’empressent siamoureusement dans ses assomptions ; ces mains qui s’enlacentpour la soutenir, ces ailes qui s’agitent pour l’éventer medéplaisent et me contrarient. Ces petits-maîtres du ciel, sicoquets et si triomphants, en tunique de lumière, en perruque defils d’or, avec leurs belles plumes bleues et vertes, me semblentbeaucoup trop galants, et, si j’étais Dieu, je me garderais dedonner de tels pages à ma maîtresse.

La Vénus sort de la mer pour aborder au monde,– comme il convient à une divinité qui aime les hommes, – toute nueet toute seule. – Elle préfère la terre à l’Olympe et a pour amantsplus d’hommes que de dieux : elle ne s’enveloppe pas desvoiles langoureux de la mysticité ; elle se tient debout, sondauphin derrière elle, le pied sur sa conque de nacre ; lesoleil frappe sur son ventre poli, et de sa blanche main ellesoutient en l’air les flots de ses beaux cheveux où le vieux pèreOcéan a semé ses perles les plus parfaites. – On la peutvoir : elle ne cache rien, car la pudeur n’est faite que pourles laides, et c’est une invention moderne, fille du méprischrétien de la forme et de la matière.

Ô vieux monde ! tout ce que tu as révéréest donc méprisé ; tes idoles sont donc renversées dans lapoussière ; de maigres anachorètes vêtus de lambeaux troués,des martyrs tout sanglants et les épaules lacérées par les tigresde tes cirques se sont juchés sur les piédestaux de tes dieux sibeaux et si charmants : – le Christ a enveloppé le monde dansson linceul. Il faut que la beauté rougisse d’elle-même et prenneun suaire. – Beaux jeunes gens aux membres frottés d’huile quiluttez dans le lycée ou le gymnase, sous le ciel éclatant, au pleinsoleil de l’Attique, devant la foule émerveillée ; jeunesfilles de Sparte qui dansez la bibase, et qui courez nues jusqu’ausommet du Taygète, reprenez vos tuniques et vos chlamydes : –votre règne est passé. Et vous, pétrisseurs de marbre, Prométhéesdu bronze, brisez vos ciseaux : – il n’y aura plus desculpteurs. – Le monde palpable est mort. Une pensée ténébreuse etlugubre remplit seule l’immensité du vide. – Cléomène va voirchez les tisserands quels plis fait le drap ou la toile.

Virginité, plante amère, née sur un sol trempéde sang, et dont la fleur étiolée et maladive s’ouvre péniblement àl’ombre humide des cloîtres, sous une froide pluie lustrale ;– rose sans parfum et toute hérissée d’épines, tu as remplacé pournous les belles et joyeuses roses baignées de nard et de falernedes danseuses de Sybaris !

Le monde antique ne te connaissait pas, fleurinféconde ; jamais tu n’es entrée dans ses couronnes auxodeurs enivrantes ; – dans cette société vigoureuse et bienportante, on t’eût dédaigneusement foulée aux pieds. – Virginité,mysticisme, mélancolie, – trois mots inconnus, – trois maladiesnouvelles apportées par le Christ. – Pâles spectres qui inondeznotre monde de vos larmes glacées, et qui, le coude sur un nuage,la main dans la postent, dites pour toute parole : Ômort ! ô mort ! vous n’auriez pu mettre le pied sur cetteterre si bien peuplée de dieux indulgents et folâtres !

Je considère la femme, à la manière antique,comme une belle esclave destinée à nos plaisirs. – Le christianismene l’a pas réhabilitée à mes yeux. C’est toujours pour moi quelquechose de dissemblable et d’inférieur que l’on adore et dont onjoue, un hochet plus intelligent que s’il était d’ivoire ou d’or,et qui se relève lui-même si on le laisse tomber à terre. – On m’adit, à cause de cela, que je pensais mal des femmes ; jetrouve, au contraire, que c’est en penser fort bien.

Je ne sais pas, en vérité, pourquoi les femmestiennent tant à être regardées comme des hommes. – Je conçois quel’on ait envie d’être serpent boa, lion ou éléphant ; mais quel’on ait envie d’être homme, c’est ce qui me passe tout à fait. Sij’avais été au concile de Trente quand s’y agita cette importantequestion, à savoir si la femme est un homme, j’aurais assurémentopiné pour la négative.

J’ai fait en ma vie quelques vers amoureux oudu moins qui avaient la prétention de passer pour tels. – Je viensd’en relire une partie. Le sentiment de l’amour moderne y manquetotalement. – Si cela était écrit en distiques latins au lieud’être en rimes françaises, on le pourrait prendre pour l’œuvred’un mauvais poète du temps d’Auguste. Et je m’étonne que lesfemmes, pour qui ils étaient faits, au lieu d’en être fortcharmées, ne s’en soient pas fâchées sérieusement. – Il est vraique les femmes ne s’entendent pas plus en poésie que les choux etles roses, ce qui est très naturel et très simple, étantelles-mêmes la poésie ou tout au moins les meilleurs instruments depoésie : la flûte n’entend ni ne comprend l’air que l’on jouesur elle.

Dans ces vers, il n’est parlé que de l’or oude l’ébène des cheveux, de la finesse miraculeuse de la peau, de larondeur du bras, de la petitesse des pieds et de la forme délicatede la main, et le tout se termine par une humble supplique à ladivinité d’octroyer au plus vite la jouissance de toutes ces belleschoses. – Aux endroits triomphants, ce ne sont que guirlandessuspendues au seuil, pluies de fleurs, parfums brûlés, addition debaisers catullienne, nuits blanches et charmantes, querelles àl’Aurore, avec injonctions à la susdite Aurore de retourner secacher derrière les rideaux de safran du vieux Tithon ; –c’est un éclat sans chaleur, une sonorité sans vibration. – Celaest exact, poli, fait avec une égale curiosité ; mais, àtravers tous les raffinements et les voiles de l’expression, ondevine la voix brève et dure du maître qui tâche de s’adoucir enparlant à l’esclave. – Ce n’est point, comme dans les poésiesérotiques faites depuis l’ère chrétienne, une âme qui demande à uneautre âme de l’aimer, parce qu’elle l’aime ; ce n’est point unlac azuré et souriant qui invite un ruisseau à se fondre dans sonsein pour refléter ensemble les étoiles du ciel ; – ce n’estpoint un couple de colombes ouvrant les ailes en même temps pourvoler au même nid. Cinthia, vous êtes belle ; hâtez-vous. Quisait si vous vivrez demain ? – Votre chevelure est plus noireque la peau lustrée d’une vierge éthiopienne. Hâtez-vous ;dans quelques années d’ici, de minces fils d’argent se glisserontdans ces touffes épaisses ; – ces roses sentent bonaujourd’hui, demain elles auront l’odeur de la mort et ne serontplus que des cadavres de roses. – Respirons tes roses tantqu’elles ressemblent à tes joues ; embrassons tes jouestant qu’elles ressemblent à tes roses. – Lorsque vous serezvieille, Cinthia, personne ne voudra plus de vous, pas même lesvalets du licteur quand vous les payeriez, et vous courrez aprèsmot que vous rebutez maintenant. Attendez que Saturne ait rayé deson ongle ce front pur et luisant, et vous verrez comme votre seuilsi assiégé, si supplié, si tiède de larmes et si fleuri sera évité,maudit, couvert d’herbes et de ronces. – Hâtez-vous, Cinthia ;la plus petite ride peut servir de fosse au plus grandamour.

C’est dans cette formule brutale et impérieuseque se résume toute l’élégie antique : elle en revienttoujours là ; c’est sa plus grande raison, c’est le plus fort,c’est l’Achille de ses arguments. Après cela elle n’a plusgrand-chose à dire, et, quand elle a promis une robe de byssusteint deux fois et une union de perles d’égale grosseur, elle estau bout de son rouleau. – C’est aussi à peu près tout ce que jetrouve de plus concluant en pareille occurrence. – Je ne m’en tienscependant pas toujours à ce programme assez exigu, et je brode monmaigre canevas avec quelques fils de soie de différentes couleursarrachés çà et là. Mais ces brins sont courts ou renoués vingt foiset tiennent mal au fond de la trame. Je parle assez élégammentd’amour, parce que j’ai lu beaucoup de belles choses là-dessus. Ilne faut pour cela que le talent d’un acteur. Avec beaucoup defemmes, cette apparence suffit ; l’habitude d’écrire etd’imaginer fait que je ne reste pas à court sur ces matières, ettout esprit un peu exercé, en s’appliquant, parviendra aisément àce résultat ; mais je ne sens pas un mot de ce que je dis, etje répète tout bas comme le poète antique : – Cinthia,hâtez-vous.

On m’a accusé souvent d’être fourbe etdissimulé. – Personne au monde n’aimerait autant que moi à parlerfranchement et à vider son cœur ! – mais, comme je n’ai pasune idée et un sentiment pareils à ceux des gens qui m’entourent, –comme, au premier mot vrai que je lâcherais, ce serait un hurrah etun tollé général, j’ai préféré garder le silence, ou, si je parle,ne dégorger que des sottises reçues et ayant droit de bourgeoisie.– Je serais bienvenu, si je disais aux dames ce que je viens det’écrire ! je ne pense pas qu’elles goûteraient beaucoup mamanière de voir et mes façons d’envisager l’amour. – Pour leshommes, je ne peux pas non plus leur dire en face qu’ils ont tortde ne pas aller à quatre pattes ; et, en vérité, c’est ce queje pense de plus favorable à leur égard. – Je n’ai pas envie de mefaire une querelle à chaque mot. – Qu’importe, au bout du compte,ce que je pense ou ce que je ne pense pas ; que je sois tristelorsque je semble gai, joyeux quand j’ai l’air mélancolique ?On ne trouve pas à redire à ce que je n’aille pas nu : nepuis-je habiller ma figure comme mon corps ? Pourquoi unmasque serait-il plus répréhensible qu’une culotte, et un mensongequ’un corset ?

Hélas ! la terre tourne autour du soleil,rôtie d’un côté et gelée de l’autre. Il y a une bataille où sixcent mille hommes se déchiquettent ; il fait le plus beautemps du monde ; les fleurs sont d’une coquetterie sanspareille, et elles ouvrent effrontément leur gorge luxuriantejusque sous le pied des chevaux. Aujourd’hui il s’est commis unnombre fabuleux de bonnes actions ; il pleut à verse, neige ettonnerre, éclairs et grêles ; on dirait que le monde va finir.Les bienfaiteurs de l’humanité ont de la boue jusqu’au ventre etsont crottés comme des chiens, à moins qu’ils n’aient voiture. Lacréation se moque impitoyablement de la créature et lui décoche àtoute minute des sarcasmes sanglants. Tout est indifférent à tout,et chaque chose vit ou végète par sa propre loi. Que je fasse ceciou cela, que je vive ou que je meure, que je souffre ou que jejouisse, que je dissimule ou que je sois franc, qu’est-ce que celafait au soleil et aux betteraves et même aux hommes ? Un fétude paille est tombé sur une fourmi et lui a cassé la troisièmepatte à la deuxième articulation ; un rocher est tombé sur unvillage et l’a écrasé : je ne crois pas que l’un de cesmalheurs arrache plus de larmes que l’autre aux yeux d’or desétoiles. Tu es mon meilleur ami, si ce mot-là n’est pas aussi creuxqu’un grelot ; je mourrais, il est bien évident, si éploré quetu sois, que tu ne te passeras pas de dîner seulement deuxjours, et que, malgré cette épouvantable catastrophe, tu n’encontinueras pas moins de jouer fort agréablement au trictrac. –Quel est celui de mes amis, quelle est celle de mes maîtresses quisaura mes nom et prénoms dans vingt ans d’ici, et qui mereconnaîtrait dans la rue, si je venais à y passer avec un habitpercé au coude ? – Oubli et néant, c’est tout l’homme.

Je me sens aussi parfaitement seul quepossible, et tous les fils qui allaient de moi aux choses et deschoses à moi se sont rompus un à un. Il y a peu d’exemples d’unhomme qui, ayant conservé l’intelligence des mouvements qui se fonten lui, soit parvenu à un degré d’abrutissement pareil. Jeressemble à ces flacons de liqueurs qu’on a laissés débouchés etdont l’esprit s’est évaporé complètement. Le breuvage a la mêmeapparence et la même couleur ; goûtez-le, vous n’y trouverezque l’insipidité de l’eau.

Quand j’y songe, je suis effrayé de larapidité de cette décomposition ; si cela continue, il faudraque je me sale, ou je pourrirai inévitablement, et les vers semettront après moi, puisque je n’ai plus d’âme, et que cela seulfait la différence du corps au cadavre. – Il y a un an, pas plus,j’avais encore quelque chose d’humain ; – je m’agitais, jecherchais. J’avais une pensée caressée entre toutes, une espèce debut, un idéal ; je voulais être aimé, je faisais les rêves quel’on fait à cet âge, – moins vaporeux, moins chastes, il estvrai, que ceux des jeunes gens ordinaires, mais contenus cependanten de justes bornes. Peu à peu ce qu’il y avait d’incorporel s’estdégagé et s’est dissipé, et il n’est resté au fond de moi qu’uneépaisse couche de grossier limon. Le rêve est devenu un cauchemar,et la chimère un succube ; – le monde de l’âme a fermé sesportes d’ivoire devant moi : je ne comprends plus que ce queje touche avec les mains ; j’ai des songes de pierre ;tout se condense et se durcit autour de moi, rien ne flotte, rienne vacille, il n’y a pas d’air ni de souffle ; la matière mepresse, m’envahit et m’écrase ; je suis comme un pèlerin quise serait endormi un jour d’été les pieds dans l’eau et qui seréveillerait en hiver les jambes prises et emboîtées dans la glace.Je ne souhaite plus ni l’amour ni l’amitié de personne ; lagloire même, cette auréole éclatante que j’avais tant désirée pourmon front, ne me fait plus la moindre envie. Il n’y a plus,hélas ! qu’une chose qui palpite en moi, c’est l’horribledésir qui me porte vers Théodore. – Voilà où se réduisent toutesmes notions morales. Ce qui est beau physiquement est bien, tout cequi est laid est mal. – Je verrais une belle femme, que je sauraisavoir l’âme la plus scélérate du monde, qui serait adultère etempoisonneuse, j’avoue que cela me serait parfaitement égal et nem’empêcherait nullement de m’y complaire, si je trouvais la formede son nez convenable.

Voici comme je me représente le bonheursuprême : – c’est un grand bâtiment carré sans fenêtre audehors : une grande cour entourée d’une colonnade de marbreblanc, au milieu une fontaine de cristal avec un jet de vif-argentà la manière arabe, des caisses d’orangers et de grenadiers poséesalternativement ; par là-dessus un ciel très bleu et un soleiltrès jaune ; – de grands lévriers au museau de brochetdormiraient çà et là ; de temps en temps des nègres pieds nusavec des cercles d’or aux jambes, de belles servantes blanches etsveltes, habillées de vêtements riches et capricieux, passeraiententre les arcades évidées, quelque corbeille au bras, ou quelqueamphore sur la tête. Moi, je serais là, immobile, silencieux, sousun dais magnifique, entouré de piles de carreaux, un grand lionprivé sous mon coude, la gorge nue d’une jeune esclave sous monpied en manière d’escabeau, et fumant de l’opium dans une grandepipe de jade.

Je ne me figure pas le paradisautrement ; et, si Dieu veut bien que j’y aille après ma mort,il me fera bâtir dans le coin de quelque étoile un petit kiosquesur ce plan-là. – Le paradis tel qu’on le dit être me paraitbeaucoup trop musical, et je confesse en toute humilité que je suisparfaitement incapable de supporter une sonate qui dureraitseulement dix mille ans.

– Tu vois quel est mon Eldorado, ma Terrepromise : c’est un rêve comme un autre ; mais il a celade spécial, que je n’y introduis jamais aucune figureconnue ; que pas un de mes amis n’a franchi le seuil de cepalais imaginaire ; qu’aucune des femmes que j’ai eues nes’est assise à côté de moi sur le velours des coussins : j’ysuis seul au milieu d’apparences. Toutes ces figures de femmes,toutes ces ombres gracieuses de jeunes filles dont je le peuple, jen’ai jamais eu l’idée de les aimer ; je n’en ai jamais supposéune amoureuse de moi. – Dans ce sérail fantastique, je ne me suispas créé de sultane favorite. Il y a des négresses, desmulâtresses, des juives à peau bleue et à cheveux rouges, desGrecques et des Circassiennes, des Espagnoles et desAnglaises ; mais ce ne sont pour moi que des symboles decouleur et de linéament, et je les ai comme l’on a toute sorte devins dans sa cave, et toutes les espèces de colibris dans sacollection. Ce sont des machines à plaisir, des tableaux qui n’ontpas besoin de cadre, des statues qui viennent à vous quand on lesappelle et que l’envie vous prend de les considérer de près. Unefemme a sur une statue cet incontestable avantage qu’elle se tournetoute seule du côté où l’on veut, et qu’il faut faire soi-même letour de la statue et se placer au point de vue ; – ce qui estfatigant.

Tu vois bien qu’avec des idées semblables jene puis rester ni dans ce temps ni dans ce monde-ci ; car onne peut subsister ainsi à côté du temps et de l’espace. Il faut queje trouve autre chose.

En pensant ainsi, il est simple et logiqueque l’on aboutisse à une pareille conclusion. – Comme on ne chercheque la satisfaction de l’œil, le poli de la forme et la pureté dulinéament, on les accepte partout où on les rencontre. C’est ce quiexplique les singulières aberrations de l’amour antique.

Depuis le Christ on n’a plus fait une seulestatue d’homme où la beauté adolescente fût idéalisée et rendueavec ce soin qui caractérise les anciens sculpteurs. – La femme estdevenue le symbole de la beauté morale et physique : l’hommeest réellement déchu du jour où le petit enfant est né à Bethléem.La femme est la reine de la création ; les étoiles se joignenten couronne sur sa tête, le croissant de la lune se fait une gloirede s’arrondir sous son pied, le soleil cède son or le plus pur pourlui en faire des joyaux, les peintres qui veulent flatter les angesleur donnent des figures de femmes, et certes ce n’est pas moi quiles en blâmerai. – Avant le doux et galant conteur de paraboles,c’était tout le contraire ; on ne féminisait pas les dieux oules héros que l’on voulait faire séduisants ; ils avaient leurtype, vigoureux et délicat en même temps, mais toujours mâle, siamoureux que fussent leurs contours, si polis et si dénués demuscles et de veines que l’ouvrier eût fait leurs jambes et leursbras divins. On faisait plus volontiers revenir à ce caractère labeauté spéciale de la femme. On élargissait les épaules, onatténuait les hanches, on donnait peu de saillie à la gorge, onaccentuait plus robustement les attaches des bras et des cuisses. –Il n’y a presque pas de différence entre Paris et Hélène. Aussil’hermaphrodite est-il une des chimères les plus ardemmentcaressées de l’antiquité idolâtre.

C’est en effet une des plus suaves créationsdu génie païen que ce fils d’Hermès et d’Aphrodite. Il ne se peutrien imaginer de plus ravissant au monde que ces deux corps tousdeux parfaits, harmonieusement fondus ensemble, que ces deuxbeautés si égales et si différentes qui n’en forment plus qu’unesupérieure à toutes deux, parce qu’elles se tempèrent et se fontvaloir réciproquement : pour un adorateur exclusif de laforme, y a-t-il une incertitude plus aimable que celle où vousjette la vue de ce dos, de ces reins douteux, et de ces jambes sifines et si fortes que l’on ne sait si l’on doit les attribuer àMercure prêt à s’envoler ou à Diane sortant du bain ? Le torseest un composé des monstruosités les plus charmantes : sur lapoitrine potelée et pleine de l’éphèbe s’arrondit avec une grâceétrange la gorge d’une jeune vierge. Sous les flancs bienenveloppés et d’une mollesse toute féminine, on devine les denteléset les côtes, comme aux flancs d’un jeune garçon ; le ventreest un peu plat pour une femme, un peu rond pour un homme, et toutel’habitude du corps a quelque chose de nuageux et d’indécis qu’ilest impossible de rendre, et dont l’attrait est tout particulier. –Théodore serait à coup sûr un excellent modèle de ce genre debeauté ; cependant je trouve que la portion féminine l’emportechez lui, et qu’il lui est plus resté de Salmacis qu’àl’Hermaphrodite des Métamorphoses.

Ce qu’il y a de singulier, c’est que je nepense presque plus à son sexe et que je l’aime avec une sécuritéparfaite. Quelquefois je cherche à me persuader que cet amour estabominable, et je me le dis à moi-même le plus sévèrementpossible ; mais cela ne vient que des lèvres, c’est unraisonnement que je me fais et que je ne sens pas : il mesemble réellement que c’est la chose la plus simple du monde et quetout autre à ma place en ferait autant.

Je le vois, je l’écoute parler ou chanter, caril chante admirablement, et j’y prends un indicible plaisir. – Ilme fait tellement l’effet d’une femme qu’un jour, dans la chaleurde la conversation, il m’est échappé de l’appeler madame, ce quil’a fait rire d’un rire assez forcé, à ce qu’il m’a paru.

Si c’était une femme cependant, quels seraientses motifs pour se travestir ainsi ? Je ne puis me lesexpliquer d’aucune manière. Qu’un cavalier très jeune, très beau etparfaitement imberbe se déguise en femme, cela se conçoit ; ils’ouvre ainsi mille portes qui lui seraient restées obstinémentfermées, et le quiproquo peut le jeter dans une complicationd’aventures tout à fait dédalienne et réjouissante. On peut arriverde cette façon jusqu’à une femme étroitement gardée, ou brusquerquelque bonne fortune à la faveur de la surprise. Mais je ne saistrop les avantages qu’il y a pour une belle et jeune femme à courirle pays en habits d’homme : elle ne peut qu’y perdre. Unefemme ne doit pas renoncer ainsi au plaisir d’être courtisée,madrigalisée et adorée ; elle renoncerait plutôt à la vie, etelle aurait raison, car qu’est-ce que la vie d’une femme sans toutcela ? – Rien, – ou quelque chose de pis que la mort. Et jem’étonne toujours que les femmes qui ont trente ans ou la petitevérole ne se jettent pas du haut d’un clocher en bas.

Malgré tout cela, quelque chose de plus fortque tous les raisonnements me crie que c’est une femme, et quec’est elle que j’ai rêvée, elle que je dois aimer uniquement, etqui m’aimera uniquement : – oui, c’est elle, la déesse auxregards d’aigle, aux belles mains royales, qui me souriait aveccondescendance du haut de son trône de nuées. Elle s’est présentéeà moi sous ce déguisement pour m’éprouver, pour voir si je lareconnaîtrais, si mon regard amoureux pénétrerait les voiles dontelle s’était enveloppée, comme dans ces contes merveilleux où lesfées apparaissent d’abord sous des figures de mendiantes, puis serelèvent tout à coup resplendissantes d’or et de pierreries.

Je t’ai reconnue, ô mon amour ! À tonaspect, mon cœur a sauté dans ma poitrine comme saint Jean dans leventre de sainte Anne, lorsqu’elle fut visitée par la Vierge ;une lueur flamboyante s’est répandue dans l’air ; j’aisenti comme une odeur de divine ambroisie ; j’ai vu à tespieds la traînée de feu, et j’ai compris sur le champ que tun’étais pas une simple mortelle.

Les sons mélodieux de la viole de sainteCécile, que les anges écoutent avec ravissement, sont rauques etdiscordants en comparaison des cadences perlées qui s’envolent deta bouche de rubis : les Grâces jeunes et souriantes dansentautour de toi une ronde perpétuelle ; les oiseaux, lorsque tupasses dans les bois, inclinent en gazouillant leur petite têtepanachée pour te mieux voir, et te sifflent leurs plus jolisrefrains ; la lune amoureuse se lève de meilleure heure pourte baiser de ses pâles lèvres d’argent, car elle a abandonné sonberger pour toi ; le vent se garde d’effacer sur le sable ladélicate empreinte de ton adorable pied ; la fontaine, quandtu l’y penches, se fait plus unie que le cristal, de peur de rideret de déformer la réflexion de ton visage céleste ; lespudiques violettes elles-mêmes t’ouvrent leur petit cœur et fontmille coquetteries devant toi ; la fraise jalouse se piqued’émulation et tâche d’égaler le divin incarnat de ta bouche ;l’imperceptible moucheron bourdonne joyeusement et t’applaudit enbattant des ailes : – toute la nature t’aime et t’admire, ôtoi, sa plus belle œuvre !

Ah ! je vis maintenant ; – jusqu’àprésent je n’avais été qu’un mort : me voilà débarrassé dulinceul, et je tends hors de la fosse mes deux maigres mainsvers le soleil ; ma couleur bleue de spectre m’a quitté. Monsang circule rapidement dans mes veines. L’effrayant silence quirégnait autour de moi est rompu à la fin. La voûte opaque et noirequi me pesait sur le front s’est illuminée. Mille voix mystérieusesme chuchotent à l’oreille ; de charmantes étoiles scintillentau-dessus de moi, et sablent de leurs paillettes d’or lessinuosités de mon chemin ; les marguerites me rient doucement,et les clochettes murmurent mon nom avec leur petite languetortillée : je comprends une multitude de choses que je necomprenais pas, je découvre des affinités et des sympathiesmerveilleuses, j’entends la langue des roses et des rossignols, etje lis couramment le livre que je ne pouvais pas même épeler. J’aireconnu que j’avais un ami dans ce vieux chêne respectable toutcouvert de gui et de plantes parasites, et que cette pervenche silangoureuse et si frêle, dont le grand œil bleu déborde toujours delarmes, nourrissait depuis longtemps pour moi une passion discrèteet contenue : c’est l’amour, c’est l’amour qui m’a dessilléles yeux et donné le mot de l’énigme. – L’amour est descendu aufond du caveau où transissait mon âme accroupie etsomnolente ; il l’a prise par le bout de la main et lui a faitmonter l’escalier raide et étroit qui menait au dehors. Toutes lesportes de la prison étaient crochetées, et pour la première foiscette pauvre Psyché est sortie du moi où elle étaitenfermée.

Une autre vie est devenue la mienne. Jerespire par la poitrine d’un autre, et le coup qui le blesserait metuerait. – Avant cet heureux jour, j’étais semblable à ces mornesidoles japonaises qui se regardent perpétuellement le ventre.J’étais le spectateur de moi-même, le parterre de la comédie que jejouais ; je me regardais vivre, et j’écoutais les oscillationsde mon cœur comme le battement d’une pendule. Voilà tout. Lesimages se peignaient dans mes yeux distraits ; les sonsfrappaient mon oreille inattentive, mais rien du monde extérieurn’arrivait jusqu’à mon âme. L’existence de qui que ce soit nem’était nécessaire ; je doutais même de toute autre existenceque de la mienne, dont encore je n’étais guère sûr. Il me sembleque j’étais seul au milieu de l’univers, et que tout le resten’était que fumées, images, vaines illusions, apparences fugitivesdestinées à peupler ce néant. – Quelle différence !

Et pourtant, si mon pressentiment me trompait,si Théodore était réellement un homme, ainsi que tout le monde lecroit ! On a vu quelquefois de ces merveilleusesbeautés ; – la grande jeunesse prête à cette illusion. – C’estune chose à laquelle je ne veux pas penser et qui me rendraitfou ; cette graine tombée d’hier dans le rocher stérile de moncœur l’a déjà pénétré en tout sens de ses mille filaments ;elle s’y est cramponnée robustement, et il serait impossible del’arracher. C’est déjà un arbre qui fleurit et verdoie, et tord sesracines musculeuses. – Si je venais à savoir avec certitude queThéodore n’est pas une femme, hélas ! je ne sais point si jene l’aimerais pas encore.

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