Mademoiselle de Maupin

Chapitre 12 – Je t’ai promis la suite demes aventures…

 

Je t’ai promis la suite de mesaventures ; mais en vérité je suis si paresseuse à écrirequ’il faut que je t’aime comme la prunelle de mon œil, et que je tesache plus curieuse qu’Ève ou Psyché, pour me mettre devant unetable avec une grande feuille de papier toute blanche qu’il fautrendre toute noire, et un encrier plus profond que la mer, dontchaque goutte se doit tourner en pensées, ou du moins en quelquechose qui y ressemble, sans prendre la résolution subite de monterà cheval et de faire, à bride abattue, les quatre-vingts énormeslieues qui nous séparent, pour t’aller conter de vive voix ce queje vais t’aligner en pieds de mouche imperceptibles, afin de ne pasêtre effrayée moi-même du volume prodigieux de mon odysséepicaresque.

Quatre-vingts lieues ! songer qu’il y atout cet espace entre moi et la personne que j’aime le mieux aumonde ! – J’ai bien envie de déchirer ma lettre et de faireseller mon cheval. – Mais je n’y pensais plus, – avec l’habit queje porte, je ne pourrais approcher de toi, et reprendre la viefamilière que nous menions ensemble lorsque nous étions petitesfilles bien naïves et bien innocentes : si jamais je reprendsdes jupes, ce sera assurément pour ce motif.

Je t’ai laissée, je crois, au départ del’auberge où j’ai passé une si drôle de nuit et où ma vertu a penséfaire naufrage en sortant du port. – Nous partîmes tous ensemble,allant du même côté. – Mes compagnons s’extasièrent beaucoup surla beauté de mon cheval, qui effectivement est de race et l’un desmeilleurs coureurs qui soient ; – cela me grandit d’unedemi-coudée au moins dans leur estime, et ils ajoutèrent à monpropre mérite tout le mérite de ma monture.

Cependant ils parurent craindre qu’elle ne fûttrop fringante et trop fougueuse pour moi. – Je leur dis qu’ilseussent à calmer leur crainte, et, pour leur montrer qu’il n’yavait point de danger, je lui fis faire plusieurs courbettes, –puis je franchis une barrière assez élevée, et je pris legalop.

La troupe essaya vainement de me suivre ;je tournai bride quand je fus assez loin, et je revins à leurrencontre ventre à terre ; quand je fus près d’eux, je retinsmon cheval lancé sur ses quatre pieds et je l’arrêtai court :ce qui est, comme tu le sais ou comme tu ne le sais pas, un vraitour de force.

De l’estime ils passèrent sans transition auplus profond respect. Ils ne se doutaient pas qu’un jeune écolier,tout récemment sorti de l’université, était aussi bon écuyer quecela. Cette découverte qu’ils firent me servit plus que s’ilsavaient reconnu en moi toutes les vertus théologales etcardinales ; – au lieu de me traiter en petit jeune homme, ilsme parlèrent sur un ton de familiarité obséquieuse qui me fitplaisir.

En quittant mes habits, je n’avais pasquitté mon orgueil : – n’étant plus femme, je voulais êtrehomme tout à fait et ne pas me contenter d’en avoir seulementl’extérieur. – J’étais décidée à avoir comme cavalier les succèsauxquels je ne pouvais plus prétendre en qualité de femme. Ce quim’inquiétait le plus, c’était de savoir comment je m’y prendraispour avoir du courage ; car le courage et l’adresse auxexercices du corps sont les moyens par lesquels un homme fonde leplus aisément sa réputation. Ce n’est pas que je sois timide pourune femme, et je n’ai pas ces pusillanimités imbéciles que l’onvoit à plusieurs ; mais de là à cette brutalité insouciante etféroce qui fait la gloire des hommes il y a loin encore, et monintention était de devenir un petit fier-à-bras, untranche-montagne comme messieurs du bel air, afin de me mettre surun bon pied dans le monde et de jouir de tous les avantages de mamétamorphose.

Mais je vis par la suite que rien n’était plusfacile et que la recette en était fort simple.

Je ne te conterai pas, selon l’usage desvoyageurs, que j’ai fait tant de lieues tel jour, que j’ai été decet endroit à cet autre, que le rôti que j’ai mangé dans l’aubergedu Cheval-Blanc ou de la Croix-de-Fer était cru ou brûlé ; quele vin était aigre et que le lit où j’ai couché avait des rideaux àpersonnages ou à fleurs : ce sont des détails très importantset qu’il est bon de conserver à la postérité ; mais ilfaudra que la postérité s’en passe pour cette fois et que tu terésignes à ne pas savoir de combien de plats mon dîner étaitcomposé, et si j’ai bien ou mal dormi pendant le cours de mesvoyages. Je ne te donnerai pas non plus une description exacte desdifférents paysages, des champs de blés et forêts, des culturesvariées et des collines chargées de hameaux qui ont successivementpassé devant mes yeux : cela est facile à supposer ;prends un peu de terre, plantes-y quelques arbres et quelques brinsd’herbe, barbouille derrière cela un petit bout de ciel ou grisâtreou bleu pâle, et tu auras une idée très suffisante du fond mouvantsur lequel se détachait notre petite caravane. – Si, dans mapremière lettre, je suis entrée en quelques détails de ce genre,veuille bien m’excuser, je n’y retomberai plus : comme jen’étais jamais sortie, la moindre chose me semblait d’uneimportance énorme.

Un des cavaliers, mon compagnon de lit, celuique j’avais été près de tirer par la manche dans la mémorable nuitdont je t’ai décrit tout au long les angoisses, se prit d’une bellepassion pour moi et tint tout le temps son cheval à côté dumien.

À cette exception près, que je n’eusse pasvoulu le prendre pour amant quand il m’eût apporté la plus bellecouronne du monde, il ne me déplaisait pas autrement ; ilétait instruit, et ne manquait ni d’esprit ni de bonnehumeur : seulement, quand il parlait des femmes, c’étaitavec un ton de mépris et d’ironie pour lequel je lui eusse trèsvolontiers arraché les deux yeux de la tête, d’autant plus que,sous l’exagération, il y avait dans ce qu’il disait beaucoup dechoses d’une vérité cruelle et dont mon habit d’homme me forçait dereconnaître la justice.

Il m’invita d’une manière si pressante et àtant de reprises à venir voir avec lui une de ses sœurs sur la finde son veuvage, et qui habitait en ce moment-là un vieux châteauavec une de ses tantes, que je ne pus le lui refuser. – Je fisquelques objections pour la forme, car au fond il m’était aussiégal d’aller là qu’autre part, et je pouvais tout aussi bienatteindre à mon but de cette façon que d’une autre ; et, commeil me dit que je le désobligerais assurément beaucoup si je ne luiaccordais au moins quinze jours, je lui répondis que je voulaisbien et que c’était une chose convenue.

À un embranchement du chemin, – le compagnon,en montrant le jambage droit de cet Y naturel, medit :

– C’est par là. Les autres nous donnèrent unepoignée de main et s’en furent de l’autre côté.

Après quelques heures de marche, nousarrivâmes au lieu de notre destination.

Un fossé assez large, mais qui, au lieu d’eau,était rempli d’une végétation abondante et touffue, séparait leparc du grand chemin ; le revêtement était en pierre detaille ; et, dans les angles, se hérissaient degigantesques artichauts et des chardons de fer qui semblaient avoirpoussé comme des plantes naturelles entre les blocs disjoints de lamuraille : un petit pont d’une arche traversait ce canal à secet permettait d’arriver à la grille.

Une haute allée d’ormes, arrondie en berceauet taillée à la vieille mode, se présentait d’abord à vous ;et, après l’avoir suivie quelque temps, on débouchait dans uneespèce de rond-point.

Ces arbres avaient plutôt l’air surannés quevieux ; ils paraissaient avoir des perruques et être poudrés àblanc ; on ne leur avait réservé qu’une petite houppe defeuillage au sommet de la tête ; tout le reste étaitsoigneusement émondé, en sorte qu’on les eût pris pour des plumetsdémesurés plantés en terre de distance en distance.

Après avoir traversé le rond-point, couvertd’une herbe fine soigneusement foulée au rouleau, il fallait encorepasser sous une curieuse architecture de feuillage ornée depots-à-feu, de pyramides et de colonnes d’ordre rustique, le toutpratiqué à grand renfort de ciseaux et de serpes dans un énormemassif de buis. – Par différentes échappées on apercevait, à droiteet à gauche, tantôt un château de rocaille à demi ruiné, tantôtl’escalier rongé de mousse d’une cascade tarie, ou bien un vase ouune statue de nymphe et de berger le nez et les doigts cassés, avecquelques pigeons perchés sur les épaules et sur la tête.

Un grand parterre, dessiné à la française,s’étendait devant le château ; tous les compartiments étaienttracés avec du buis et du houx dans la plus rigoureusesymétrie ; cela avait bien autant l’air d’un tapis que d’unjardin : de grandes fleurs en parure de bal, le portmajestueux et la mine sereine, comme des duchesses qui s’apprêtentà danser le menuet, vous faisaient au passage une légèreinclination de tête. D’autres, moins polies apparemment, setenaient raides et immobiles, pareilles à des douairières qui fonttapisserie. Des arbustes de toutes les formes possibles, si l’on enexcepte toutefois leur forme naturelle, ronds, carrés, pointus,triangulaires, avec des caisses vertes et grises, semblaientmarcher professionnellement au long de la grande allée, et vousconduire par la main jusqu’aux premières marches du perron.

Quelques tourelles, à demi engagées dans desconstructions plus récentes, dépassaient la ligne de l’édifice detoute la hauteur de leur éteignoir d’ardoises, et leurs girouettesde tôle taillées en queue d’aronde témoignaient d’une assezhonorable antiquité. Les fenêtres du pavillon du milieu donnaienttoutes sur un balcon commun orné d’une balustrade de ferextrêmement travaillée et d’une grande richesse, et les autresétaient entourées de cadres de pierre avec des chiffres et desnœuds sculptés.

Quatre à cinq grands chiens accoururent enaboyant à pleine gueule et en faisant des cabrioles prodigieuses.Ils gambadaient autour des chevaux et leur sautaient aunez : ils firent surtout fête au cheval de mon camarade, à quiprobablement ils allaient souvent rendre visite dans l’écurie, ouqu’ils accompagnaient à la promenade.

À tout ce tapage, arriva enfin une espèce devalet, l’air moitié laboureur, moitié palefrenier, qui prit nosbêtes par la bride et les emmena. – Je n’avais pas encore vu âmequi vive, si ce n’est une petite paysanne effarée et sauvage commeun daim, qui s’était sauvée à notre aspect et tapie dans un sillon,derrière du chanvre, quoique nous l’eussions appelée à plusieursreprises, et que nous eussions fait notre possible pour larassurer.

Personne ne paraissait aux fenêtres ; oneût dit que le château était inhabité, ou du moins ne l’était quepar des esprits ; car le moindre bruit ne transpirait pasau-dehors.

Nous commencions à monter les premièresmarches du perron, en faisant sonner nos éperons, car nous avionsles jambes un peu alourdies, lorsque nous entendîmes à l’intérieurcomme un bruit de portes ouvertes et fermées, comme si quelqu’un sehâtait à notre rencontre.

En effet, une jeune femme parut sur le haut dela rampe, franchit en un bond l’espace qui la séparait de moncompagnon, et se jeta à son cou. Celui-ci l’embrassa trèsaffectueusement, et, lui mettant le bras autour de la taille, ill’enleva presque et la porta ainsi jusqu’au palier.

– Savez-vous que vous êtes bien aimable etbien galant pour un frère, mon cher Alcibiade ? – N’est-cepas, monsieur, qu’il n’est pas tout à fait inutile que je vousavertisse que c’est mon frère, car en vérité il n’en a pas trop lesfaçons ? dit la jeune belle en se retournant de mon côté.

À quoi je répondis qu’on s’y pouvaitméprendre, et que c’était en quelque sorte un malheur que d’êtreson frère et de se trouver ainsi exclu de la catégorie de sesadorateurs ; que pour moi, si je l’étais, je deviendrais à lafois le plus malheureux et le plus heureux cavalier de la terre. –Ce qui la fit doucement sourire.

Tout en causant ainsi, nous entrâmes dans unesalle basse dont les murs étaient décorés d’une tapisserie de hautelisse de Flandre. – De grands arbres à feuilles aiguës ysoutenaient des essaims d’oiseaux fantastiques ; les couleursaltérées par le temps produisaient de bizarres transpositions denuances ; le ciel était vert, les arbres bleu de roi avec deslumières jaunes et dans les draperies des personnages l’ombre étaitsouvent d’une couleur opposée au fond de l’étoffe ; – leschairs ressemblaient à du bois, et les nymphes qui se promenaientsous les ombrages déteints de la forêt avaient l’air de momiesdémaillotées ; leur bouche seule, dont la pourpre avaitconservé sa teinte primitive, souriait avec une apparence de vie.Sur le devant, se hérissaient de hautes plantes d’un vertsingulier avec de larges fleurs panachées dont les pistilsressemblaient à des aigrettes de paon. Des hérons à la minesérieuse et pensive, la tête enfoncée dans les épaules, leur longbec reposant sur leur jabot rebondi, se tenaient philosophiquementdebout sur une de leurs maigres pattes, dans une eau dormante etnoire, rayée de fils d’argent ternis ; par les échappées dufeuillage, on voyait dans le lointain de petits châteaux avec destourelles pareilles à des poivrières et des balcons chargés debelles dames en grands atours qui regardaient passer des cortègesou des chasses.

Des rocailles capricieusement dentelées, d’oùtombaient des torrents de laine blanche, se confondaient au bord del’horizon avec des nuages pommelés.

Une des choses qui me frappèrent le plus, cefut une chasseresse qui tirait un oiseau. – Ses doigts ouvertsvenaient de lâcher la corde, et la flèche était partie, mais, commecet endroit de la tapisserie se trouvait à une encoignure, laflèche était de l’autre côté de la muraille et avait décrit ungrand crochet ; pour l’oiseau, il s’envolait sur ses ailesimmobiles et semblait vouloir gagner une branche voisine.

Cette flèche empennée et armée d’une pointed’or, toujours en l’air et n’arrivant jamais au but, faisaitl’effet le plus singulier, était comme un triste et douloureuxsymbole de la destinée humaine, et plus je la regardais, plus j’ydécouvrais de sens mystérieux et sinistres. – La chasseresseétait là, debout, le pied tendu en avant, le jarret plié, son œilaux paupières de soie tout grand ouvert et ne pouvant plus voir saflèche déviée de son chemin : et semblait chercher avecanxiété le phénicoptère aux plumes bigarrées qu’elle voulaitabattre et qu’elle s’attendait à voir tomber devant elle percé depart en part. – Je ne sais si c’est une erreur de mon imagination,mais je trouvais à cette figure une expression aussi morne et aussidésespérée que celle d’un poète qui meurt sans avoir écritl’ouvrage sur lequel il comptait pour fonder sa réputation, et quele râle impitoyable saisit au moment où il essaye de ledicter.

Je te parle longuement de cette tapisserie,plus longuement à coup sûr que cela n’en vaut la peine ; –mais c’est une chose qui m’a toujours étrangement préoccupée, quece monde fantastique créé par les ouvriers de haute lisse.

J’aime passionnément cette végétationimaginaire, ces fleurs et ces plantes qui n’existent pas dans laréalité, ces forêts d’arbres inconnus où errent des licornes, descaprimules et des cerfs couleur de neige, avec un crucifix d’orentre leurs rameaux, habituellement poursuivis par des chasseurs àbarbe rouge et en habits de Sarrasins.

Lorsque j’étais petite, je n’entrais guèredans une chambre tapissée sans éprouver une espèce de frisson, etj’osais à peine m’y remuer.

Toutes ces figures debout contre lamuraille, et auxquelles l’ondulation de l’étoffe et le jeu de lalumière prêtent une espèce de vie fantastique, me semblaient autantd’espions occupés à surveiller mes actions pour en rendre compte entemps et lieu, et je n’eusse pas mangé une pomme ou un gâteau voléen leur présence. Que de choses ces graves personnages auraient àdire, s’ils pouvaient ouvrir leurs lèvres de fil rouge, et si lessons pouvaient pénétrer dans la conque de leur oreille brodée. Decombien de meurtres, de trahisons, d’adultères infâmes et demonstruosités de toutes sortes ne sont-ils pas les silencieux etimpassibles témoins !…

Mais laissons la tapisserie et revenons ànotre histoire.

– Alcibiade, je vais faire avertir ma tante devotre arrivée.

– Oh ! cela n’est pas fort pressé, masœur ; asseyons-nous d’abord et causons un peu. Je vousprésente un cavalier qui a nom Théodore de Sérannes et qui passeraquelque temps ici. Je n’ai pas besoin de vous recommander de luifaire bon accueil ; – il se recommande assez lui-même. (Je disce qu’il a dit ; ne va pas intempestivement m’accuser defatuité.)

La belle fit un petit mouvement de tête, commepour donner son assentiment, et l’on parla d’autre chose.

Tout en faisant la conversation, je laregardais en détail et je l’examinais plus attentivement que jen’avais pu le faire jusqu’alors.

Elle pouvait avoir vingt-trois ou vingt-quatreans, et son deuil lui allait on ne peut mieux ; à vrai dire,elle n’avait pas l’air fort lugubre ni fort désolée, et je doutequ’elle eût mangé dans sa soupe les cendres de son Mausole enmanière de rhubarbe. – Je ne sais si elle avait pleuré abondammentson époux défunt ; si elle l’avait fait, en tout cas, il n’yparaissait guère, et le joli mouchoir de batiste qu’elle tenait àsa main était aussi parfaitement sec que possible.

Ses yeux n’étaient pas rouges, mais aucontraire les plus clairs et les plus brillants du monde, et l’oneût en vain cherché sur ses joues le sillon par où avaient passéles larmes ; il n’y avait en vérité que deux petites fossettescreusées par l’habitude de sourire, et, pour une veuve, il estjuste de dire qu’on lui voyait très fréquemment les dents : cequi n’était certainement pas un spectacle désagréable, car elle lesavait petites et bien rangées. Je l’estimai tout d’abord de nes’être pas crue obligée, parce qu’il lui était mort quelque mari,de se pocher les yeux et de se rendre le nez violet : je luisus bon gré aussi de ne prendre aucune petite mine dolente et deparler naturellement avec sa voix sonore et argentine, sans traînerles mots et entrecouper ses phrases de vertueux soupirs.

Cela me parut de fort bon goût ; je lajugeai tout d’abord une femme d’esprit, ce qu’elle est eneffet.

Elle était bien faite, le pied et la main trèsconvenables ; son costume noir était arrangé avec toute lacoquetterie possible et si gaiement que le lugubre de la couleurdisparaissait complètement, et qu’elle eût pu aller au bal ainsihabillée, sans que personne le trouvât étrange. Si jamais je memarie et que je devienne veuve, je lui demanderai un patron de sarobe, car elle lui va comme un ange.

Après quelques propos, nous montâmes chez lavieille tante.

Nous la trouvâmes assise dans un grandfauteuil à dos renversé, avec un petit tabouret sous son pied, et àcôté d’elle un vieux chien tout chassieux et tout renfrogné, quileva son museau noir à notre arrivée, et nous accueillit par ungrognement très peu amical.

Je n’ai jamais envisagé une vieille femmequ’avec horreur. Ma mère est morte toute jeune ; sans doute,si je l’avais vue lentement vieillir et que j’eusse vu ses traitsse déformer dans une progression imperceptible, je m’y fussepaisiblement habituée. – Dans mon enfance, je n’ai été entourée quede figures jeunes et riantes, en sorte que j’ai gardé uneantipathie insurmontable pour les vieilles gens. Aussi jefrissonnai quand la belle veuve toucha de ses lèvres pures etvermeilles le front jaune de la douairière. – C’est une chose queje ne saurais prendre sur moi. Je sais que lorsque j’auraisoixante ans, je serai ainsi ; – c’est égal, je n’y puis rienfaire, et je prie Dieu qu’il me fasse mourir jeune comme mamère.

Cependant cette vieille avait conservé de sonancienne beauté quelques linéaments simples et majestueux quil’empêchaient de tomber dans cette laideur de pomme cuite qui estle partage des femmes qui n’ont été que jolies ou simplementfraîches ; ses yeux, quoique terminés à leurs angles par unepatte de plis et recouverts d’une paupière large et molle, avaientencore quelques étincelles de leur feu primitif, et l’on voyaitqu’ils avaient dû, sous le règne de l’autre roi, lancer des éclairsde passion à éblouir. Son nez mince et maigre, un peu recourbé enbec d’oiseau de proie, donnait à son profil une sorte de grandeursérieuse que tempérait le sourire indulgent de sa lèvreautrichienne peinte de carmin, selon la mode du siècle passé.

Son costume était antique sans être ridicule,et s’harmonisait parfaitement avec sa figure ; elle avait pourcoiffure une simple cornette blanche avec une petitedentelle ; ses mains, longues et amaigries, qu’on devinaitavoir été fort belles, flottaient dans des mitaines sans pouce etsans doigts, une robe feuille-morte, brochée de ramages d’unecouleur plus foncée, une mante noire et un tablier de pou-de-soiegorge-de-pigeon complétaient son ajustement.

Les vieilles femmes devraient toujourss’habiller ainsi et respecter assez leur mort prochaine pour nepoint se harnacher de plumes, de guirlandes de fleurs de rubans decouleurs tendres et de mille affiquets qui ne vont qu’à l’extrêmejeunesse. Elles ont beau faire des avances à la vie, la vie n’enveut plus ; – elles en sont pour leurs frais, comme cescourtisanes surannées qui se plâtrent de rouge et de blanc, et queles muletiers ivres repoussent sur la borne avec des injures et descoups de pied.

La vieille dame nous reçut avec cette aisanceet cette politesse exquise qui est le partage des gens qui ontsuivi l’ancienne cour, et dont le secret semble se perdre de jouren jour, comme tant d’autres beaux secrets, et d’une voix qui, bienque cassée et chevrotante, avait encore une grande douceur.

Je parus lui plaire beaucoup, et elle meregarda très longtemps et très attentivement avec un air forttouché. – Une larme se forma dans le coin de son œil et descenditlentement dans une de ses grandes rides, où elle se perdit et sesécha. Elle me pria de l’excuser et me dit que je ressemblais fortà un fils qu’elle avait autrefois et qui avait été tué àl’armée.

Tout le temps que je demeurai au château, jefus, à cause de cette ressemblance, réelle ou imaginaire, traitéepar la bonne dame avec une bienveillance extraordinaire et toutematernelle. J’y trouvais plus de charmes que je ne l’aurais crud’abord, car le plus grand plaisir que les personnes qui sont d’âgeme puissent faire, c’est de ne me parler jamais et de s’en allerquand j’arrive.

Je ne te conterai pas en détail et jour parjour ce que j’ai fait à R***. Si je me suis un peu étendue sur toutce commencement, et si je t’ai esquissé avec quelque soin ces deuxou trois physionomies, soit de personnes, soit de lieux, c’estqu’il m’arriva là des choses très singulières et pourtant fortnaturelles, et que j’aurais dû prévoir en prenant des habitsd’homme.

Ma légèreté naturelle me fit faire uneimprudence dont je me repens cruellement, car elle a porté dans unebonne et belle âme un trouble que je ne puis apaiser sans découvrirce que je suis et me compromettre gravement.

Pour avoir parfaitement l’air d’un homme et medivertir un peu, je ne trouvai rien de mieux que de faire la cour àla sœur de mon ami. – Cela me paraissait très drôle de meprécipiter à quatre pattes lorsqu’elle laissait tomber son gant etde le lui rendre en faisant des révérences prosternées, de mepencher au dos de son fauteuil avec un petit air adorablementlangoureux, et de lui couler dans le tuyau de l’oreille mille et unmadrigaux on ne saurait plus charmants. Dès qu’elle voulait passerd’une chambre à une autre, je lui présentais gracieusement lamain ; si elle montait à cheval, je lui tenais l’étrier, et, àla promenade, je marchais toujours à côté d’elle ; le soir, jelui faisais la lecture et je chantais avec elle ; – bref,je m’acquittais avec une scrupuleuse exactitude de tous les devoirsd’un cavalier servant.

Je faisais toutes les mines que j’avais vufaire aux amoureux, ce qui m’amusait et me faisait rire comme unevraie folle que je suis, lorsque je me trouvais seule dans machambre et que je réfléchissais à toutes les impertinences que jevenais de débiter du ton le plus sérieux du monde.

Alcibiade et la vieille marquise paraissaientvoir cette intimité avec plaisir et nous laissaient fort souventtête à tête. Je regrettais quelquefois de n’être pas véritablementun homme pour en mieux profiter ; si je l’avais été, iln’aurait tenu qu’à moi, car notre charmante veuve semblait avoirparfaitement oublié le défunt, ou, si elle s’en souvenait, elle eûtété volontiers infidèle à sa mémoire.

Ayant commencé sur ce ton, je ne pouvais guèrehonnêtement reculer, et il était fort difficile de faire uneretraite avec armes et bagages ; je ne pouvais cependant pasnon plus dépasser une certaine limite et je ne savais guère êtreaimable qu’en paroles : – j’espérais attraper ainsi la fin dumois que je devais passer à R*** et me retirer avec promesse derevenir, sauf à n’en rien faire. – Je croyais qu’à mon départ labelle se consolerait, et en ne me voyant plus, m’aurait bientôtoubliée.

Mais, en me jouant, j’avais éveillé unepassion sérieuse et les choses tournèrent autrement : – ce quivous retrace une vérité très connue depuis longtemps, à savoirqu’il ne faut jamais jouer ni avec le feu ni avec l’amour.

Avant de m’avoir vue, Rosette ne connaissaitpas encore l’amour. Mariée fort jeune à un homme beaucoup plusvieux qu’elle, elle n’avait pu sentir pour lui qu’une espèced’amitié filiale ; – sans doute, elle avait été courtisée,mais elle n’avait pas eu d’amant, tout extraordinaire que la chosepuisse paraître : ou les galants qui lui avaient rendu dessoins étaient de minces séducteurs, ou, ce qui est plus probable,son heure n’était pas encore sonnée. – Les hobereaux et lesgentillâtres de province, parlant toujours de fumées et de laisses,de ragots et d’andouillers, d’hallali et de cerfs dix cors, etentremêlant le tout de charades d’almanach et de madrigaux moisisde vétusté, n’étaient assurément guère faits pour lui convenir, etsa vertu n’avait pas eu beaucoup à se débattre pour ne leur pointcéder. – D’ailleurs, la gaieté et l’enjouement naturel de soncaractère la défendaient suffisamment contre l’amour, cette mollepassion qui a tant de prise sur les rêveurs et lesmélancoliques ; l’idée que son vieux Tithon avait pu luidonner de la volupté devait être assez médiocre pour ne la pointjeter en de grandes tentations d’en essayer encore, et ellejouissait doucement du plaisir d’être veuve de si bonne heure etd’avoir encore tant d’années à être jolie.

Mais, à mon arrivée, tout cela changea bien. –Je crus d’abord que, si je me fusse tenue avec elle entre lesbornes étroites d’une froide et exacte politesse, elle n’aurait pasfait autrement attention à moi ; mais, en vérité, je fusobligée de reconnaître par la suite qu’il n’en eût été ni plus nimoins, et que cette supposition, quoique fort modeste, étaitpurement gratuite.

Hélas ! rien ne peut détournerl’ascendant fatal, et nul ne saurait éviter l’influencebienfaisante ou maligne de son étoile.

La destinée de Rosette était de n’aimer qu’unefois dans sa vie et d’un amour impossible ; il faut qu’elle laremplisse, et elle la remplira.

J’ai été aimée, ô Graciosa ! et c’est unedouce chose, quoique je ne l’aie été que par une femme, et que,dans un amour ainsi détourné, il y eût quelque chose de pénible quine se doit pas trouver dans l’autre ; – oh ! une biendouce chose ! – Quand on s’éveille la nuit et qu’on se relèvesur son coude, se dire : – Quelqu’un pense ou rêve àmoi ; on s’occupe de ma vie ; un mouvement de mes yeux oude ma bouche fait la joie ou la tristesse d’une autrecréature ; une parole que j’ai laissée tomber au hasard estrecueillie avec soin, commentée et retournée des heuresentières ; je suis le pôle où se dirige un aimantinquiet ; ma prunelle est un ciel, ma bouche est un paradisplus souhaité que le véritable ; je mourrais, une pluietiède de larmes réchaufferait ma cendre, mon tombeau serait plusfleuri qu’une corbeille de noce ; si j’étais en danger,quelqu’un se jetterait entre la pointe de l’épée et mapoitrine ; on se sacrifierait pour moi ! – c’estbeau ; et je ne sais pas ce que l’on peut souhaiter de plus aumonde.

Cette pensée me faisait un plaisir que je mereprochais, car pour tout cela je n’avais rien à donner, et j’étaisdans la position d’une personne pauvre qui accepte des présentsd’un ami riche et généreux, sans espoir de pouvoir jamais lui enfaire à son tour. Cela me charmait d’être adorée ainsi, et parinstants je me laissais faire avec une singulière complaisance. Àforce d’entendre tout le monde m’appeler monsieur, et de me voirtraiter comme si j’étais un homme, j’oubliais insensiblement quej’étais femme ; – mon déguisement me semblait mon habitnaturel, et il ne me souvenait pas d’en avoir jamais portéd’autre ; je ne songeais plus que je n’étais au bout du comptequ’une petite évaporée qui s’était fait une épée de son aiguille,et une paire de culottes en coupant une de ses jupes.

Beaucoup d’hommes sont plus femmes que moi. –Je n’ai guère d’une femme que la gorge, quelques lignes plusrondes, et des mains plus délicates ; la jupe est sur meshanches et non dans mon esprit. Il arrive souvent que le sexe del’âme ne soit point pareil à celui du corps, et c’est unecontradiction qui ne peut manquer de produire beaucoup dedésordre. – Moi, par exemple, si je n’avais pas pris cetterésolution, folle en apparence, mais très sage au fond, de renonceraux habits d’un sexe qui n’est le mien que matériellement et parhasard, j’eusse été fort malheureuse : j’aime les chevaux,l’escrime, tous les exercices violents, je me plais à grimper et àcourir çà et là comme un jeune garçon ; il m’ennuie de metenir assise les deux pieds joints, les coudes collés au flanc, debaisser modestement les yeux, de parler d’une petite voix flûtée etmielleuse, et de faire passer dix millions de fois un bout de lainedans les trous d’un canevas ; – je n’aime pas à obéir le moinsdu monde, et le mot que je dis le plus souvent est : – Jeveux. – Sous mon front poli et mes cheveux de soie remuent defortes et viriles pensées ; toutes les précieuses niaiseriesqui séduisent principalement les femmes ne m’ont jamais quemédiocrement touchée, et, comme Achille déguisé en jeune fille, jelaisserais volontiers le miroir pour une épée. – La seule chose quime plaise des femmes, c’est leur beauté ; – malgré lesinconvénients qui en résultent, je ne renoncerais pas volontiers àma forme, quoique mal assortie à l’esprit qu’elleenveloppe.

C’était quelque chose de neuf et de piquantqu’une pareille intrigue, et je m’en serais fort amusée, si ellen’avait pas été prise au sérieux par la pauvre Rosette. Elle se mità m’aimer avec une naïveté et une conscience admirables, de toutela force de sa belle et bonne âme, – de cet amour que les hommesne comprennent pas et dont ils ne sauraient se faire même unelointaine idée, délicatement et ardemment, comme je souhaiteraisd’être aimée, et comme j’aimerais, si je rencontrais la réalité demon rêve. Quel beau trésor perdu, quelles perles blanches ettransparentes comme jamais les plongeurs n’en trouveront dansl’écrin de la mer ! quelles suaves haleines, quels douxsoupirs dispersés dans les airs, et qui auraient pu être recueillispar des lèvres amoureuses et pures !

Cette passion aurait pu rendre un jeune hommesi heureux ! tant d’infortunés, beaux, charmants, bien doués,pleins de cœur et d’esprit, ont vainement supplié à genouxd’insensibles et mornes idoles ! tant d’âmes tendres et bonnesse sont jetées de désespoir dans les bras des courtisanes, ou sesont éteintes silencieusement comme des lampes dans des tombeaux,et qui auraient été sauvées de la débauche et de la mort par unsincère amour !

Quelle bizarrerie dans la destinéehumaine ! et que le hasard est un grand railleur !

Ce que tant d’autres avaient désiré ardemmentme venait, à moi qui n’en voulais pas et ne pouvais pas en vouloir.Il prend fantaisie à une jeune fille capricieuse de courir le paysen habits d’homme pour savoir un peu à quoi s’en tenir sur lecompte de ses amants futurs ; elle couche dans une aubergeavec un digne frère qui l’amène par le bout du doigt devant sasœur, qui n’a rien de plus pressé que d’en devenir amoureusecomme une chatte, comme une colombe, comme tout ce qu’il y ad’amoureux et de langoureux au monde. – Il est bien évident que, sij’eusse été un jeune homme et que cela eût pu me servir à quelquechose, il en eût été tout autrement, et que la dame m’eût prise enhorreur. – La fortune aime assez à donner des pantoufles à ceux quiont des jambes de bols, et des gants à ceux qui n’ont pas demains ; – l’héritage qui aurait pu vous faire vivre à votreaise vous vient ordinairement le jour de votre mort.

J’allais quelquefois, non pas aussi souventqu’elle aurait voulu, voir Rosette dans sa ruelle ; quoiquehabituellement elle ne reçût que debout, cependant, en ma faveur,on passait par là-dessus. – On eût passé par-dessus bien d’autreschoses, si j’eusse voulu ; – mais, comme on dit, la plus bellefille ne peut donner que ce qu’elle a, et ce que j’avais n’eût pasété d’une grande utilité à Rosette.

Elle me tendait sa petite main à baiser ;– j’avoue que je ne la baisais pas sans quelque plaisir, car elleest fort douce, très blanche, exquisément parfumée, etmoelleusement attendrie par une naissante moiteur ; je lasentais frissonner et se contracter sous mes lèvres, dont jeprolongeais malicieusement la pression. – Alors Rosette, tout émueet d’un air suppliant, tournait vers moi ses longs yeux chargés devolupté et inondés d’une lueur humide et transparente, puis ellelaissait retomber sur son oreiller sa jolie tête, qu’elle avaitun peu soulevée pour me mieux recevoir. – Je voyais sous le draponder sa gorge inquiète et tout son corps s’agiter brusquement. –Certes, quelqu’un qui eût été en état d’oser eût pu oser beaucoup,et à coup sûr l’on eût été reconnaissant de ses témérités, et onlui eût su gré d’avoir sauté quelques chapitres du roman.

Je restais là une heure ou deux avec elle, nequittant pas sa main que j’avais reposée sur la couverture ;nous faisions des causeries interminables et charmantes ; car,bien que Rosette fût très préoccupée de son amour, elle se croyaittrop sûre du succès pour ne pas garder presque toute sa liberté etson enjouement d’esprit. – De temps à autre seulement, sa passionjetait sur sa gaieté un voile transparent de douce mélancolie, quila rendait encore plus piquante.

En effet, il eût été inouï qu’un jeunedébutant, comme j’en avais les apparences, ne se trouvât pas fortheureux d’une telle bonne fortune et n’en profitât pas de sonmieux. Rosette, effectivement, n’était point faite de façon àrencontrer de grandes cruautés, – et, n’en sachant pas davantage àmon endroit, elle comptait sur ses charmes et sur ma jeunesse àdéfaut de mon amour.

Cependant, comme cette situation commençait àse prolonger un peu au-delà des bornes naturelles, elle en prit del’inquiétude, et c’était à peine si un redoublement de phrasesflatteuses et de belles protestations lui pouvait redonner sapremière sécurité. Deux choses l’étonnaient en moi, et elleremarquait dans ma conduite des contradictions qu’elle ne pouvaitconcilier : – c’était ma chaleur de paroles et ma froideurd’action.

Tu le sais mieux que personne, ma chèreGraciosa, mon amitié a tous les caractères d’une passion ;elle est subite, ardente, vive exclusive, elle a de l’amour jusqu’àla jalousie, et j’avais pour Rosette une amitié presque pareille àcelle que j’ai pour toi. – On pouvait se tromper à moins. – Rosettes’y trompa d’autant plus complètement que l’habit que je portais nelui permettait guère d’avoir une autre idée.

Comme je n’ai encore aimé aucun homme, l’excèsde ma tendresse s’est en quelque sorte épanché dans mes amitiésavec les jeunes filles et les jeunes femmes ; j’y ai mis lemême emportement et la même exaltation que je mets à tout ce que jefais, car il m’est impossible d’être modérée en quelque chose, etsurtout dans ce qui regarde le cœur. Il n’y a à mes yeux que deuxclasses de gens, les gens que j’adore et ceux que j’exècre ;les autres sont pour moi comme s’ils n’étaient pas, et jepousserais mon cheval sur eux comme sur le grand chemin : ilsne diffèrent pas dans mon esprit des pavés et des bornes.

Je suis naturellement expansive, et j’ai desmanières très caressantes. – Quelquefois, oubliant la portéequ’avaient de telles démonstrations, tout en me promenant avecRosette, je lui passais le bras autour du corps, comme je lefaisais lorsque nous nous promenions ensemble dans l’alléesolitaire au bout du jardin de mon oncle ; ou bien, penchée audos de son fauteuil pendant qu’elle brodait, je roulais sur mesdoigts les petits poils follets qui blondissaient sur sa nuqueronde et potelée, ou je polissais du revers de la main ses beauxcheveux tendus par le peigne, et je leur redonnais du lustre, – oubien c’était quelque autre de ces mignardises que tu sais m’êtrehabituelles avec mes chères amies.

Elle se donnait bien de garde d’attribuer cescaresses à une simple amitié. L’amitié, comme on la conçoitordinairement, ne va pas jusque-là ; mais voyant que jen’allais pas plus loin, elle s’étonnait intérieurement et ne savaittrop que penser ; elle s’arrêta à ceci : que c’était unetrop grande timidité de ma part, provenant de mon extrême jeunesseet du manque d’habitude dans les commerces amoureux, et qu’il mefallait encourager par toutes sortes d’avances et de bontés.

En conséquence, elle avait soin de me ménagerune foule d’occasions de tête-à-tête dans des endroits propres àm’enhardir par leur solitude et leur éloignement de tout bruit etde tout importun ; elle me fit faire plusieurs promenades dansles grands bois, pour essayer si la rêverie voluptueuse et lesdésirs amoureux qu’inspire aux âmes tendres l’ombre touffue etpropice des forêts ne pourraient pas se détourner à sonprofit.

Un jour, après m’avoir fait errer longtemps àtravers un parc très pittoresque qui s’étendait au loin derrière lechâteau, et dont je ne connaissais que les parties qui avoisinaientles bâtiments, elle m’amena, par un petit sentier capricieusementcontourné et bordé de sureaux et de noisetiers, jusqu’à une cabanerustique, une espèce de charbonnière, bâtie en rondins poséstransversalement, avec un toit de roseaux, et une portegrossièrement faite de cinq ou six pièces de bois à peine rabotées,dont les interstices étaient étoupes de mousses et de plantessauvages ; tout à côté, entre les racines verdies de grandsfrênes à l’écorce d’argent, tachetés çà et là de plaques noires,jaillissait une forte source, qui, à quelques pas plus loin,tombait par deux gradins de marbre dans un bassin tout rempli decresson plus vert que l’émeraude. – Aux endroits où il n’y avaitpas de cresson, on apercevait un sable fin et blanc comme laneige ; cette eau était d’une transparence de cristal et d’unefroideur de glace ; sortant de terre tout à coup, et n’étantjamais effleurée par le plus faible rayon de soleil, sous cesombrages impénétrables, elle n’avait pas le temps de s’attiédir nide se troubler. – Malgré leur crudité, j’aime ces eaux de source,et, voyant celle-là si limpide, je ne pus résister au désir d’enboire ; je me penchai et j’en puisai à plusieurs reprisesdans le creux de la main, n’ayant pas d’autre vase à madisposition.

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