Mademoiselle de Maupin

Chapitre 14

 

J’étais à ma fenêtre occupée à regarder lesétoiles qui s’épanouissaient joyeusement aux parterres du ciel, età respirer le parfum des belles-de-nuit que m’apportait une brisemourante. – Le vent de la croisée ouverte avait éteint ma lampe, ladernière qui restât allumée dans le château. Ma pensée dégénéraiten vague rêverie, et une espèce de somnolence commençait à meprendre ; cependant je restais toujours accouder sur labalustrade de pierre, soit que je fusse fascinée par le charme dela nuit, soit par nonchalance et par oubli. – Rosette, ne voyantplus briller ma lampe et ne pouvant me distinguer à cause d’ungrand angle d’ombre qui tombait précisément sur la fenêtre, avaitcru sans doute que j’étais couchée, et c’était ce qu’elle attendaitpour risquer une dernière et désespérée tentative. – Elle poussa sidoucement la porte que je ne l’entendis pas entrer, et qu’elleétait à deux pas de moi avant que je m’en fusse aperçue. Elle futtrès étonnée de me voir encore levée ; mais, se remettantbientôt de sa surprise, elle vint à moi et me prit le bras enm’appelant deux fois par mon nom : – Théodore,Théodore !

– Quoi ! vous, Rosette, ici, à cetteheure, toute seule, sans lumière, dans un déshabillé aussicomplet !

Il faut te dire que la belle n’avait sur ellequ’une mante de nuit en batiste excessivement fine, et latriomphante chemise bordée de dentelles que je n’avais pas vouluvoir le jour de la fameuse scène dans le petit kiosque du parc.Ses bras, polis et froids comme le marbre, étaient entièrement nus,et la toile qui couvrait son corps était si souple et si diaphanequ’elle laissait voir les boutons des seins, comme à ces statuesdes baigneuses couvertes d’une draperie mouillée.

– Est-ce un reproche, Théodore, que vous mefaites là ? ou n’est-ce qu’une simple phrase purementexclamative ? Oui, moi, Rosette, la belle dame ici, dans votrechambre à vous, non dans la mienne où je devrais être, à onzeheures du soir et peut-être minuit, sans duègne, ni chaperon, nisoubrette, presque nue, en simple peignoir de nuit ; – celaest bien étonnant, n’est-ce pas ? – J’en suis aussi surpriseque vous, et je ne sais trop quelle explication vous en donner.

En disant cela, elle me passa un de ses brasautour du corps, et se laissa tomber sur le pied de mon lit defaçon à m’entraîner avec elle.

– Rosette, lui dis-je en m’efforçant de medégager, je m’en vais tâcher de rallumer la lumière ; rienn’est triste comme l’obscurité dans une chambre ; et puis,c’est vraiment un meurtre de ne pas y voir clair quand vous êtes làet de se priver du spectacle de vos beautés. – Permettez qu’aumoyen d’un morceau d’amadou et d’une allumette, je me fasse unpetit soleil portatif qui mette en relief tout ce que la nuitjalouse efface sous ses ombres.

Ce n’est pas la peine ; j’aimeautant que vous ne voyiez pas ma rougeur ; je me sens lesjoues toutes brûlantes, car c’est à mourir de honte. Elle se jetala figure contre ma poitrine ; elle resta quelques minutesainsi, comme suffoquée par son émotion.

Moi, pendant ce temps-là, je passaismachinalement mes doigts dans les longues boucles de ses cheveuxdéroulés ; je cherchais dans ma cervelle quelque honnêteéchappatoire pour me tirer d’embarras, et je n’en trouvais point,car j’étais acculée dans mes derniers retranchements, et Rosetteparaissait parfaitement décidée à ne pas sortir de la chambre commeelle y était entrée. – Son habillement avait une désinvoltureformidable, et qui ne promettait rien de bon. Je n’avais moi-mêmequ’une robe de chambre ouverte et qui eût fort mal défendu monincognito, en sorte que j’étais on ne peut plus inquiète de l’issuede la bataille.

– Théodore, écoutez-moi, dit Rosette en serelevant et en rejetant ses cheveux des deux côtés de sa figure,autant que je pus le discerner à la faible lueur que les étoiles etun croissant de lune très mince, qui commençait à se lever,jetaient dans la chambre dont la croisée était restéeouverte ; – la démarche que je fais est étrange ; – toutle monde me blâmerait de l’avoir faite. – Mais vous allez partirbientôt, et je vous aime ! Je ne puis vous laisser ainsi sansm’être expliquée avec vous. – Peut-être ne reviendrez-vousjamais ; peut-être est-ce la première et la dernière fois queje dois vous voir. – Qui sait où vous irez ? Mais où que vousalliez, vous emporterez mon âme et ma vie avec vous. – Si vousétiez resté, je n’en serais pas venue à cette extrémité. Le bonheurde vous contempler, de vous entendre, de vivre à côté de vous m’eûtsuffi : je n’eusse rien demandé de plus. J’aurais renfermé monamour dans mon cœur ; vous auriez cru n’avoir en moi qu’unebonne et sincère amie ; – mais cela ne peut pas être. Vousdites qu’il faut absolument que vous partiez. – Cela vous ennuie,Théodore, de me voir ainsi attachée à vos pas comme une ombreamoureuse qui ne peut que vous suivre et qui voudrait se fondre àvotre corps ; il doit vous déplaire de retrouver toujoursderrière vous des yeux suppliants et des mains tendues pour saisirle bord de votre manteau.

Je le sais, mais je ne puis m’empêcher de lefaire.

Au reste, vous ne pouvez pas vous enplaindre ; c’est votre faute. – J’étais calme, tranquille,presque heureuse avant de vous connaître. – Vous arrivez beau,jeune, souriant, pareil à Phoebus le dieu charmant. – Vous avezpour moi les soins les plus empressés, les plus délicatesattentions ; jamais cavalier ne fut plus spirituel et plusgalant. Vos lèvres chaque minute laissaient tomber des roses et desrubis ; – tout devenait pour vous une occasion de madrigal, etvous savez détourner les phrases les plus insignifiantes pour enfaire d’adorables compliments. – Une femme qui vous auraitd’abord mortellement haï aurait fini par vous aimer, et moi, jevous aimais dès l’instant où je vous avais vu. – Pourquoiparaissiez-vous donc surpris, ayant été si aimable, d’être tantaimé ? N’est-ce pas une conséquence toute naturelle ? Jene suis ni une folle, ni une évaporée, ni une petite filleromanesque qui s’éprend de la première épée qu’elle voit. J’ai dumonde, et je sais ce que c’est que la vie. Ce que je fais, toutefemme, même la plus vertueuse ou la plus prude, en eût fait autant.– Quelle idée et quelle intention aviez-vous ? celle de meplaire, j’imagine, car je n’en puis supposer d’autre. Comment sefait-il donc que vous avez ; en quelque sorte, l’air fâché d’yavoir si bien réussi ? Ai-je fait, sans le vouloir, quelquechose qui vous ait déplu ? – Je vous en demande pardon. Est-ceque vous ne me trouvez plus belle, ou avez-vous découvert en moiquelque défaut qui vous rebute ? – Vous avez le droit d’êtredifficile en beauté, mais ou vous avez menti étrangement, ou jesuis belle aussi, moi ! – Je suis jeune comme vous, et je vousaime ; pourquoi maintenant me dédaignez-vous ? Vous vousempressiez tant autour de moi, vous souteniez mon bras avec unesollicitude si constante, vous pressiez si tendrement la main queje vous abandonnais, vous leviez vers moi des paupières silangoureuses : si vous ne m’aimiez pas, à quoi bon tout cemanège ? Auriez-vous eu par hasard cette cruauté d’allumerl’amour dans un cœur pour vous en faire ensuite un sujet derisée ? Ah ! ce serait une horrible raillerie, uneimpiété et un sacrilège ! ce ne pourrait être que l’amusementd’une âme affreuse, et je ne puis croire cela de vous, toutinexplicable que soit votre conduite envers moi. Quelle est donc lacause de ce revirement subit ? Quant à moi, je n’y en voispoint. – Quel mystère cache une pareille froideur ? – Je nepuis croire que vous ayez de la répugnance pour moi ; ce quevous avez fait prouve que non, car on ne courtise pas aussivivement une femme pour qui l’on a du dégoût, fût-on le plus grandfourbe de la terre. Ô Théodore, qu’avez-vous contre moi ? quivous a changé ainsi ? que vous ai-je fait ? – Si l’amourque vous paraissiez avoir pour moi s’est envolé, le mien,hélas ! est resté, et je ne puis l’arracher de mon cœur. –Ayez pitié de moi, Théodore, car je suis bien malheureuse. – Faitesdu moins semblant de m’aimer un peu, et dites-moi quelques doucesparoles ; cela ne vous coûtera pas beaucoup, à moins que vousn’ayez pour moi une insurmontable horreur…

En cet endroit pathétique de son discours, sessanglots étouffèrent complètement sa voix ; elle croisa sesdeux mains sur mon épaule et s’y appuya le front dans une attitudetout à fait désespérée. Tout ce qu’elle disait était on ne peutplus juste, et je n’avais rien de bon à répondre. – Je ne pouvaisprendre la chose sur le ton du persiflage. Cela n’eût pas étéconvenable. – Rosette n’était pas de ces créatures que l’on pûttraiter aussi légèrement ; – j’étais d’ailleurs troptouchée pour le pouvoir faire. – Je me sentais coupable de m’êtrejouée ainsi du cœur d’une femme charmante, et j’en éprouvais leplus vif et le plus sincère remords du monde.

Voyant que je ne répondais rien, la chèreenfant poussa un long soupir et fit un mouvement comme pour selever, mais elle retomba affaissée sous son émotion ; – puiselle m’entoura de ses bras dont la fraîcheur pénétrait monpourpoint, posa sa figure sur la mienne et se mit à pleurersilencieusement.

Cela me fit un effet singulier de sentir ainsiruisseler sur ma joue cet intarissable courant de larmes qui nepartait pas de mes yeux. – Je ne tardai pas à y mêler les miennes,et ce fut une véritable pluie amère à causer un nouveau déluge, sielle eût duré seulement quarante jours.

La lune en cet instant-là vint donnerprécisément sur la fenêtre ; un pâle rayon plongea dans lachambre et éclaira d’une lueur bleuâtre notre groupe taciturne.

Avec son peignoir blanc, ses bras nus, sapoitrine et sa gorge découvertes, presque de la même couleur queson linge, ses cheveux épars et son air douloureux, Rosette avaitl’air d’une figure d’albâtre de la Mélancolie assise sur untombeau. Quant à moi, je ne sais trop quelle figure je pouvaisavoir, attendu que je ne me voyais pas et qu’il n’y avait point deglace qui pût réfléchir mon image, mais je pense que j’aurais trèsbien pu poser pour une statue de l’Incertitudepersonnifiée.

J’étais émue, et je fis à Rosette quelquescaresses plus tendres qu’à l’ordinaire ; de ses cheveux mamain était descendue à son cou velouté, et de là à son épaule rondeet polie que je flattais doucement et dont je suivais la lignefrémissante. L’enfant vibrait sous mon toucher comme un claviersous les doigts d’un musicien ; sa chair tressaillait etsautait brusquement, et d’amoureux frissons couraient le long deson corps.

Moi-même j’éprouvais une espèce de désir vagueet confus dont je ne pouvais démêler le but, et je sentais unegrande volupté à parcourir ces formes pures et délicates. – Jequittai son épaule, et, profitant de l’hiatus d’un pli, j’enfermaisubitement dans ma main sa petite gorge effarée, qui palpitaitéperdument comme une tourterelle surprise au nid ; – del’extrême contour de sa joue, que j’effleurais d’un baiser à peinesensible, j’arrivai à sa bouche mi-ouverte : nous restâmesainsi quelque temps. – Je ne sais pas, par exemple, si ce fut deuxminutes, ou un quart d’heure, ou une heure ; car j’avaistotalement perdu la notion du temps, et je ne savais pas si j’étaisau ciel ou sur la terre, ici ou ailleurs, morte ou vivante. Le vincapiteux de la volupté m’avait tellement enivrée à la premièregorgée que j’avais bue que tout ce que j’avais de raison s’en étaitallé. – Rosette me nouait de plus en plus avec ses bras etm’enveloppait de son corps ; – elle se penchait sur moiconvulsivement et me pressait sur sa poitrine nue ethaletante ; à chaque baiser, sa vie semblait accourir toutentière à la place touchée, et abandonner le reste de sa personne.– Des idées singulières me passaient par la tête ; j’aurais,si je n’avais craint de trahir mon incognito, laissé un champ libreaux élans passionnés de Rosette, et peut-être aurais-je faitquelque vaine et folle tentative pour donner un semblant de réalitéà cette ombre de plaisir que ma belle amoureuse embrassait avectant d’ardeur ; je n’avais pas encore eu d’amant ; et cesvives attaques, ces caresses réitérées, le contact de ce beaucorps, ces doux noms perdus dans des baisers me troublaient audernier point, – quoiqu’ils fussent d’une femme ; – et puiscette visite nocturne, cette passion romanesque, ce clair de lune,tout cela avait pour moi une fraîcheur et un charme de nouveautéqui me faisaient oublier qu’au bout du compte je n’étais pas unhomme.

Pourtant, faisant un grand effort surmoi-même, je dis à Rosette qu’elle se compromettait horriblement envenant dans ma chambre à une pareille heure et y restant aussilongtemps, que ses femmes pourraient s’apercevoir de son absence etvoir qu’elle n’avait pas passé la nuit dans son appartement.

Je dis cela si mollement que Rosette, pourtoute réponse, laissa tomber sa mante de batiste et ses pantoufles,et se glissa dans mon lit comme une couleuvre dans une jatte delait ; car elle imaginait que mes habits m’empêchaientseuls d’en venir à des démonstrations plus précises, et que c’étaitl’unique obstacle qui me retenait. Elle croyait, la pauvre enfantque l’heure du berger, si laborieusement amenée allait enfin sonnerpour elle ; mais il ne sonna que deux heures du matin. – Masituation était on ne peut plus critique, lorsque la porte tournasur ses gonds et donna passage au même chevalier Alcibiade enpersonne ; il tenait un bougeoir d’une main et son épée del’autre.

Il alla droit au lit, dont il rejeta lacouverture, et, mettant la lumière sous le nez de Rosetteconfondue, il lui dit d’un ton goguenard : – Bonjour, ma sœur.– La petite Rosette n’eut pas la force de trouver une parole pourrépondre.

– Il paraît donc, ma très chère et trèsvertueuse sœur, qu’ayant jugé dans votre sagesse que le lit duseigneur Théodore était plus douillet que le vôtre vous êtes venuevous y coucher ? ou peut-être revient-il des esprits dansvotre chambre, et avez-vous pensé que vous seriez plus en sûretédans celle-ci, sous la garde du susdit seigneur ? – C’est fortbien vu. – Ah ! monsieur le chevalier de Sérannes, vous avezfait les doux yeux à madame notre sœur, et vous croyez qu’il n’ensera que cela. – J’estime qu’il ne serait pas malsain de nouscouper un peu la gorge, et, si vous aviez cette complaisance, jevous serais infiniment obligé. – Théodore, vous avez abusé del’amitié que j’avais pour vous, et vous me faites repentir de labonne opinion que j’avais tout d’abord formée sur la loyauté devotre caractère : c’est mal, très mal.

Je ne pouvais me défendre d’une manièrevalable : les apparences étaient contre moi. Qui m’auraitcrue, si j’avais dit, comme cela était en effet, que Rosetten’était venue dans ma chambre que malgré moi, et que, loin dechercher à lui plaire, je faisais tout mon possible pour ladétourner de moi ? – Je n’avais qu’une chose à dire, je ladis. – Seigneur Alcibiade, nous nous couperons tout ce que vousvoudrez.

Pendant ce colloque, Rosette n’avait pasmanqué de s’évanouir selon les plus saines règles dupathétique ; – j’allai à une coupe de cristal pleine d’eau oùplongeait la queue d’une grosse rose blanche à moitié effeuillée,et je lui jetai quelques gouttes à la figure, ce qui la fit revenirà elle promptement.

Ne sachant trop quelle contenance tenir, ellese blottit dans la ruelle et fourra sa jolie tête sous lacouverture, comme un oiseau qui s’arrange pour dormir. – Elle avaittellement ramassé les draps et les coussins autour d’elle qu’il eûtété fort difficile de discerner ce qu’il y avait sous cemonceau ; – quelques petits soupirs flûtés, qui en sortaientde temps à autre, pouvaient seuls faire deviner que c’était unejeune pécheresse repentante, ou du moins excessivement fâchée den’être pécheresse que d’intention et non de fait : ce quiétait le cas de l’infortunée Rosette.

Monsieur le frère, n’ayant plus d’inquiétudesur sa saur, reprit le dialogue, et me dit d’un ton un peu plusdoux : – Il n’est pas absolument indispensable de nous couperla gorge sur-le-champ, c’est un moyen extrême qu’on est toujours àtemps d’employer. – Écoutez : – la partie n’est pas égaleentre nous. Vous êtes de la première jeunesse et beaucoup moinsvigoureux que moi, si nous nous battions, je vous tuerais ou jevous estropierais assurément, – et je ne voudrais ni vous tuer nivous défigurer, – ce serait dommage ; Rosette, qui est là-bassous la couverture et qui ne dit mot, m’en voudrait toute savie ; car elle est rancunière et mauvaise comme une tigressequand elle s’y met, cette chère petite colombe. Vous ne savez pascela, vous qui êtes son prince Galaor, et qui n’en recevez que decharmantes douceurs ; mais il n’y fait pas bon. Rosette estlibre, vous aussi ; il paraît que vous n’êtes pasirréconciliablement ennemis ; son veuvage va finir, et lachose se trouve le mieux du monde. Épousez-la ; elle n’aurapas besoin de retourner coucher chez elle, et moi, de cettefaçon-là, je serai dispensé de vous prendre pour fourreau de monépée, ce qui ne serait agréable ni pour vous ni pour moi ; –que vous en semble ?

Je dus faire une horrible grimace, car cequ’il me proposait était de toutes les choses du monde la plusinexécutable pour moi : j’aurais plutôt marché à quatrepattes contre le plafond comme les mouches, et décroché le soleilsans prendre de marchepied pour me hausser, que de faire ce qu’ilme demandait, et cependant la dernière proposition était plusagréable incontestablement que la première.

Il parut surpris que je n’acceptasse pas avectransport – et il répéta ce qu’il avait dit comme pour me donner letemps de répliquer.

– Votre alliance est on ne peut plus honorablepour moi, et je n’eusse jamais osé y prétendre : je sais quec’est une fortune inouïe pour un jeune homme qui n’a point encorede rang ni de consistance dans le monde, et que les plus illustress’en estimeraient tout heureux ; – mais cependant je ne puisque persister dans mon refus, et, puisque j’ai la liberté du choixentre le duel et le mariage, je préfère le duel. – C’est un goûtsingulier, – et que peu de gens auraient, – mais c’est le mien.

Ici Rosette souffla le plus douloureux sanglotdu monde, sortit sa tête de dessous l’oreiller, et l’y rentraaussitôt comme un limaçon dont on frappe les cornes, en voyant macontenance impassible et délibérée.

– Ce n’est pas que je n’aime point madameRosette, je l’aime infiniment ; mais j’ai des raisons de nepoint me marier, que vous-même trouveriez excellentes, s’il m’étaitpossible de vous les dire. – Au reste, les choses n’ont pas étéaussi loin que l’on pourrait le croire d’après lesapparences ; hors quelques baisers qu’une amitié un peu vivesuffit à expliquer et à justifier, il n’y a rien entre nous dont onne puisse convenir, et la vertu de votre sœur est assurément laplus intacte et la plus nette du monde. – Je lui devais cetémoignage. – Maintenant, à quelle heure nous battons-nous,monsieur Alcibiade, et à quel endroit ?

– Ici, sur-le-champ, cria Alcibiade ivre defureur.

– Y pensez-vous ? devantRosette !

– Dégaine, misérable, ou je t’assassine,continua-t-il en brandissant son épée et en l’agitant autour de satête.

– Sortons au moins de la chambre.

– Si tu ne te mets pas en garde, je vais teclouer contre le mur comme une chauve-souris, mon beau Céladon, ettu auras beau battre de l’aile, tu ne te décrocheras pas, je t’enavertis. – Et il fondit sur moi l’épée haute.

Je tirai ma rapière, car il l’aurait faitcomme il le disait, et je me contentai d’abord de parer les bottesqu’il me portait.

Rosette fit un effort surhumain pour venir sejeter entre nos épées, car les deux combattants lui étaientégalement chers ; mais ses forces la trahirent, et elle roulasans connaissance sur le pied du lit.

Nos fers étincelaient et faisaient le bruitd’une enclume, car le peu d’espace que nous avions nous forçait àengager nos épées de très près.

Alcibiade manqua deux ou trois fois dem’atteindre, et, si je n’eusse pas eu un excellent maître en faitd’armes, ma vie aurait couru le plus grand danger ; car ilétait d’une adresse étonnante et d’une force prodigieuse. Il épuisatoutes les ruses et les feintes de l’escrime pour me toucher.Enragé de ne pouvoir y parvenir, il se découvrit deux ou troisfois ; je n’en voulus pas profiter ; mais il revenait àla charge avec un emportement si acharné et si sauvage que je fusforcée de saisir les jours qu’il me laissait ; et puis cebruit et ces éclairs tourbillonnants de l’acier m’enivraient etm’éblouissaient. Je ne pensais pas à la mort, je n’avais pas lamoindre peur ; cette pointe aiguë et mortelle qui me venaitdevant les yeux à chaque seconde ne me faisait pas plus d’effet quesi je me fusse battue avec des fleurets boutonnés ; seulementj’étais indignée de la brutalité d’Alcibiade, et le sentiment demon innocence parfaite augmentait encore cette indignation. Jevoulais seulement lui piquer le bras ou l’épaule pour lui fairetomber son épée des mains, car j’avais essayé vainement de la luifaire sauter. – Il avait un poignet de fer, et le diable ne le luieût pas fait bouger.

Enfin il me porta une botte si vive et si àfond que je ne pus la parer qu’à demi ; ma manche futtraversée, et je sentis le froid du fer sur mon bras ; mais jene fus pas blessée. À cette vue, la colère me prit, et, au lieu deme défendre, j’attaquai à mon tour ; – je ne songeai plus quec’était le frère de Rosette, et je fondis sur lui comme si c’eûtété mon ennemi mortel. Profitant d’une fausse position de son épée,je lui poussai une flanconade si bien liée que je l’atteignis aucôté : il fit ho ! et tomba en arrière.

Je le crus mort, mais il n’était réellementque blessé, et sa chute provenait d’un faux pas qu’il avait fait enessayant de rompre. – Je ne puis t’exprimer, Graciosa, la sensationque j’éprouvai ; certes, ce n’est pas une réflexion difficileà faire qu’en frappant de la chair avec une pointe fine ettranchante on y percera un trou, et qu’il en jaillira du sang.Cependant je tombai dans une stupeur profonde en voyant ruisselerdes filets rouges sur le pourpoint d’Alcibiade. – Je n’imaginaispas sans doute qu’il en sortirait du son, comme du ventre crevéd’un poupard ; mais je sais que jamais de ma vie je n’éprouvaiune aussi grande surprise, et il me sembla qu’il venait dem’arriver quelque chose d’inouï.

Ce qui était inouï, ce n’était pas, ainsiqu’il me paraissait, que du sang coulât d’une blessure, maisc’était que cette blessure eût été ouverte par moi, et qu’une jeunefille de mon âge (j’allais écrire un jeune homme, tant je suis bienentrée dans l’esprit de mon rôle) eût jeté sur le carreau uncapitaine vigoureux, rompu à l’escrime comme l’était le seigneurAlcibiade : – le tout pour crime de séduction et refus demariage avec une femme fort riche et fort charmante, qui plusest !

J’étais véritablement dans un embarras cruelavec la sœur évanouie, le frère que je croyais mort, et moi-mêmequi n’étais pas très loin d’être évanouie ou morte, comme l’un oucomme l’autre. – Je me pendis au cordon de la sonnette, et jecarillonnai à réveiller des morts, tant que le ruban me resta à lamain ; et, laissant à Rosette pâmée et à Alcibiade éventré lesoin d’expliquer les choses aux domestiques et à la vieille tante,j’allai droit à l’écurie. – L’air me remit sur-le-champ ; jefis sortir mon cheval, je le sellai et je le bridai moi-même ;je m’assurai si la croupière tenait bien, si la gourmette était enbon état ; je mis les étriers de la même longueur, jeresserrai la sangle d’un cran : bref, je le harnachaicomplètement avec une attention au moins singulière dans un momentpareil, et un calme tout à fait inconcevable après un combat ainsiterminé.

Je montai sur ma bête, et je traversai le parcpar un sentier que je connaissais. Les branches d’arbres, touteschargées de rosée, me fouettaient et me mouillaient lafigure : on eût dit que les vieux arbres étendaient les braspour me retenir et me garder à l’amour de leur châtelaine. – Sij’avais été dans une autre disposition d’esprit, ou quelque peusuperstitieuse, il n’aurait tenu qu’à moi de croire que c’étaientautant de fantômes qui voulaient me saisir et qui me montraient lepoing.

Mais réellement je n’avais aucune idée, nicelle-là ni une autre ; une stupeur de plomb, si forte quej’en avais à peine la conscience, me pesait sur la cervelle, commeun casque trop étroit ; seulement il me semblait bien quej’avais tué quelqu’un par là et que c’était pour cela que je m’enallais. – J’avais, au reste, horriblement envie de dormir, soit àcause de l’heure avancée, soit que la violence des émotions decette soirée eût une réaction physique et m’eût fatiguéecorporellement.

J’arrivai à une petite poterne qui s’ouvraitsur les champs par un secret que Rosette m’avait montré dans nospromenades. Je descendis de cheval, je touchai le bouton et jepoussai la porte : je me remis en selle après avoir faitpasser mon cheval, et je lui fis prendre le galop jusqu’à ce quej’eusse rejoint la grand-route de C***, où j’arrivai à la petitepointe du jour.

Ceci est l’histoire très fidèle et trèscirconstanciée de ma première bonne fortune et de mon premierduel.

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