Mademoiselle de Maupin

Chapitre 16

 

Il y avait déjà plus de quinze jours qued’Albert avait déposé son épître amoureuse sur la table deThéodore, – et cependant rien ne semblait changé dans les manièresde celui-ci. – D’Albert ne savait à quoi attribuer cesilence ; – on eût dit que Théodore n’avait pas euconnaissance de la lettre ; le déplorable d’Albert pensaqu’elle avait été détournée ou perdue ; cependant la choseétait difficile à expliquer, car Théodore était rentré un instantaprès dans la chambre, et il eût été bien extraordinaire qu’iln’aperçût pas un grand papier posé tout seul au milieu d’une table,de façon à attirer les regards les plus distraits.

Ou bien est-ce que Théodore était réellementun homme et non point une femme, comme d’Albert se l’étaitimaginé ? – ou, dans le cas qu’elle fût femme, avait-elle pourlui un sentiment d’aversion si prononcé, un mépris tel qu’elle nedaignât pas même prendre la peine de lui faire une réponse ? –Le pauvre jeune homme, qui n’avait pas eu, comme nous, l’avantagede fouiller dans le portefeuille de Graciosa, la confidente de labelle Maupin, n’était en état de décider affirmativement ounégativement aucune de ces importantes questions, et il flottaittristement dans les plus misérables irrésolutions.

Un soir, il était dans sa chambre, le frontmélancoliquement appuyé contre la vitre, et il regardait, sansles voir, les marronniers du parc déjà tout effeuillés et toutrougis. Une vapeur épaisse noyait les lointains, la nuit descendaitplutôt grise que noire, et posait avec précaution ses pieds develours sur la cime des arbres : – un grand cygne plongeait etreplongeait amoureusement son cou et ses épaules dans l’eau fumantede la rivière, et sa blancheur le faisait paraître dans l’ombrecomme une large étoile de neige. – C’était le seul être vivant quianimât un peu ce morne paysage.

D’Albert songeait aussi tristement que peutsonger à cinq heures du soir, en automne, par un temps de brume, unhomme désappointé ayant pour musique une bise assez aigre et pourperspective le squelette d’une forêt sans perruque.

Il songeait à se jeter dans la rivière, maisl’eau lui semblait bien noire et bien froide, et l’exemple du cygnene le persuadait qu’à demi ; à se brûler la cervelle, mais iln’avait ni pistolet ni poudre, et il eût été fâché d’enavoir ; à prendre une nouvelle maîtresse et même à en prendredeux, résolution sinistre ! mais il ne connaissait personnequi lui convînt ou même qui ne lui convînt pas. – Il poussa ledésespoir jusqu’à vouloir renouer avec des femmes qui lui étaientparfaitement insupportables et qu’il avait fait mettre, à coups decravache, hors de chez lui par son laquais. Il finit par s’arrêterà quelque chose de beaucoup plus affreux… à écrire une secondelettre.

Ô sextuple butor !

Il en était là de sa méditation, lorsqu’ilsentit se poser sur son épaule – une main – pareille à une petitecolombe qui descend sur un palmier. – La comparaison cloche un peuen ce que l’épaule d’Albert ressemble assez légèrement à unpalmier : c’est égal, nous la conservons par purorientalisme.

La main était emmanchée au bout d’un bras quirépondait à une épaule faisant partie d’un corps, lequel n’étaitautre chose que Théodore-Rosalinde, mademoiselle d’Aubiguy, ouMadeleine de Maupin, pour l’appeler de son véritable nom.

Qui fut étonné ? – Ce n’est ni moi nivous, car vous et moi nous étions préparés de longue main à cettevisite ; ce fut d’Albert qui ne s’y attendait pas le moins dumonde. – Il fit un petit cri de surprise tenant le milieu entreoh ! et ah ! Cependant j’ai les meilleures raisons decroire qu’il tenait plus de ah ! que de oh !

C’était bien Rosalinde, si belle et siradieuse qu’elle éclairait toute la chambre, – avec ses cordons deperles dans les cheveux, sa robe prismatique, ses grands jabots dedentelle, ses souliers à talons rouges, son bel éventail de plumesde paon, telle enfin qu’elle était le jour de la représentation.Seulement, différence importante et décisive, elle n’avait nigorgerette, ni guimpe, ni fraise, ni quoi que ce soit qui dérobâtaux yeux ces deux charmants frères ennemis, – qui, hélas ! netendent trop souvent qu’à se réconcilier.

Une gorge entièrement nue, blanche,transparente, comme un marbre antique, de la coupe la plus pure etla plus exquise, saillait hardiment hors d’un corsage trèséchancré, et semblait porter des défis aux baisers. – C’était unevue fort rassurante ; aussi d’Albert se rassura-t-il bienvite, et se laissa-t-il aller en toute confiance à ses émotions lesplus échevelées.

– Eh bien ! Orlando, est-ce que vous nereconnaissez pas votre Rosalinde ? dit la belle avec le pluscharmant sourire ; ou bien avez-vous laissé votre amouraccroché avec vos sonnets à quelques buissons de la forêt desArdennes ? Seriez-vous réellement guéri du mal pour lequelvous me demandiez un remède avec tant d’instance ? J’en aibien peur.

– Oh non ! Rosalinde, je suis plus maladeque jamais. – J’agonise, je suis mort, ou peu s’en faut !

– Vous n’avez point trop mauvaise façon pourun mort, et beaucoup de vivants n’ont pas si bonne mine.

– Quelle semaine j’ai passée ! – Vous nepouvez vous le figurer, Rosalinde. J’espère qu’elle me vaudra milleans de purgatoire de moins dans l’autre monde. – Mais, si j’osaisvous le demander, pourquoi ne m’avez-vous pas répondu plustôt ?

– Pourquoi ? – Je ne sais pas trop, àmoins que ce ne soit parce que. – Si ce motif cependant ne vousparaît pas valable, en voici trois autres beaucoup moinsbons ; vous choisirez : d’abord parce que, entraînépar votre passion, vous avez oublié d’écrire lisiblement, et qu’ilm’a fallu plus de huit jours pour deviner de quoi il était questiondans votre lettre ; – ensuite parce que ma pudeur ne pouvaitse faire en moins de temps à une idée aussi saugrenue que celle deprendre un poète dithyrambique pour amant ; et puis parce queje n’étais pas fâchée de voir si vous vous brûleriez la cervelle ousi vous vous empoisonneriez avec de l’opium, ou si vous vouspendriez à votre jarretière. – Voilà.

– La méchante persifleuse ! que vous avezbien fait de venir aujourd’hui, vous ne m’auriez peut-être pastrouvé demain.

– Vraiment ! pauvre garçon ! – Neprenez pas un air aussi éploré, car je m’attendrirais aussi, etcela me rendrait plus bête à moi seule que tous les animaux quiétaient dans l’arche avec feu Noé. – Si je lâche une fois la bandeà ma sensibilité, vous serez submergé, je vous en avertis. – Tout àl’heure je vous ai donné trois mauvaises raisons, je vous offremaintenant trois bons baisers ; acceptez-vous, à cettecondition que vous oublierez les raisons pour les baisers ? –Je vous dois bien cela et plus.

En disant ces mots, la belle infante s’avançavers le dolent amoureux, et lui jeta ses beaux bras autour du cou.– D’Albert l’embrassa avec effusion sur les deux joues et sur labouche. – Ce dernier baiser dura plus longtemps que les autres, etaurait pu compter pour quatre. – Rosalinde vit que tout cequ’elle avait fait jusqu’alors n’était que pur enfantillage. – Sadette acquittée, elle s’assit sur les genoux de d’Albert encoretout émue, et, passant ses doigts dans ses cheveux, elle luidit :

– Toutes mes cruautés sont épuisées, mon douxami ; j’avais pris ces quinze jours pour satisfaire à maférocité naturelle ; je vous avouerai que je les ai trouvéslongs. N’allez pas devenir fat parce que je suis franche, mais celaest vrai. – Je me remets entre vos mains, vengez-vous de mesrigueurs passées. – Si vous étiez un sot, je ne vous dirais pascela, et même je ne vous dirais pas autre chose, car je n’aime pasles sots. – Il m’aurait été bien facile de vous faire croire quej’étais prodigieusement choquée de votre hardiesse, et que vousn’auriez pas assez de tous vos platoniques soupirs et de votre plusquintessencié galimatias pour vous faire pardonner une chose dontj’étais fort aise ; j’aurais pu, comme une autre, vousmarchander longtemps et vous donner en détail ce que je vousaccorde librement et en une fois ; mais je ne pense pas quevous m’en eussiez aimée l’épaisseur d’un seul cheveu de plus. – Jene vous demande ni serment d’amour éternel, ni protestationexagérée. – Aimez-moi tant que le bon Dieu voudra. – J’en feraiautant de mon côté. – Je ne vous appellerai pas perfide etmisérable, quand vous ne m’aimerez plus. – Vous aurez aussi labonté de m’épargner les titres odieux correspondants, s’il m’arrivede vous quitter. – Je ne serai qu’une femme qui aura cessé devous aimer, – rien de plus. – Il n’est pas nécessaire de se haïrtoute la vie, à cause que l’on a couché une nuit ou deux ensemble.– Quoi qu’il arrive, et où que la destinée me pousse, je vous jure,et ceci est une promesse que l’on peut tenir, de garder toujours uncharmant souvenir de vous, et, si je ne suis plus votre maîtresse,d’être votre amie comme j’ai été votre camarade. – J’ai quitté pourvous cette nuit mes habits d’homme ; – je les reprendraidemain matin pour tous. – Songez que je ne suis Rosalinde que lanuit, et que tout le jour je ne suis et ne peux être que Théodorede Sérannes…

La phrase qu’elle allait prononcer s’éteignitdans un baiser auquel en succédèrent beaucoup d’autres, que l’on necomptait plus et dont nous ne ferons pas le catalogue exact, parceque cela serait assurément un peu long et peut-être fort immoral –pour certaines gens, – car pour nous, nous ne trouvons rien de plusmoral et de plus sacré sous le ciel que les caresses de l’homme etde la femme, quand tous deux sont beaux et jeunes.

Comme les instances de d’Albert devenaientplus tendres et plus vives, au lieu de s’épanouir et de rayonner,la belle figure de Théodore prit l’expression de fière mélancoliequi donna quelque inquiétude à son amant.

– Pourquoi, ma chère souveraine, avez-vousl’air chaste et sérieux d’une Diane antique, là où il faudraitplutôt les lèvres souriantes de Vénus sortant de lamer ?

– Voyez-vous, d’Albert, c’est que je ressembleplus à Diane chasseresse qu’à toute autre chose. – J’ai pris fortjeune cet habit d’homme pour des raisons qu’il serait long etinutile de vous dire. – Vous avez seul deviné mon sexe, – et, sij’ai fait des conquêtes, ce n’a été que de femmes, conquêtes fortsuperflues et dont j’ai été plus d’une fois embarrassée. – En unmot, quoique ce soit une chose incroyable et ridicule, je suisvierge, – vierge comme la neige de l’Himalaya, comme la Lune avantqu’elle n’eût couché avec Endymion, comme Marie avant d’avoir faitconnaissance avec le pigeon divin, et je suis grave ainsi que toutepersonne qui va faire une chose sur laquelle on ne peut revenir. –C’est une métamorphose, une transformation que je vais subir. –Changer le nom de fille en nom de femme, n’avoir plus à donnerdemain ce que j’avais hier ; quelque chose que je ne savaispas et que je vais apprendre, une page importante tournée au livrede la vie. – Voilà pourquoi j’ai l’air triste, mon ami, et non pourrien qui soit de votre faute. En disant cela, elle sépara de sesdeux belles mains les longs cheveux du jeune homme, et posa sur sonfront pâle ses lèvres mollement plissées.

D’Albert, singulièrement ému par le ton douxet solennel dont elle débita toute cette tirade, lui prit les mainset en baisa tous les doigts, les uns après les autres, – puisrompit fort délicatement le lacet de sa robe, en sorte que lecorsage s’ouvrit et que les deux blancs trésors apparurent danstoute leur splendeur : sur cette gorge étincelante et clairecomme l’argent s’épanouissaient les deux belles roses du paradis.Il en serra légèrement les pointes vermeilles dans sa bouche, et enparcourut ainsi tout le contour. Rosalinde se laissait faire avecune complaisance inépuisable, et tâchait de lui rendre ses caressesaussi exactement que possible.

– Vous devez me trouver bien gauche et bienfroide, mon pauvre d’Albert ; mais je ne sais guère commentl’on s’y prend ; – vous aurez beaucoup à faire pourm’instruire, et réellement je vous charge là d’une occupation trèspénible.

D’Albert fit la réponse la plus simple, il nerépondit pas, – et, l’étreignant dans ses bras avec une nouvellepassion, il couvrit de baisers ses épaules et sa poitrine nues. Lescheveux de l’infante à demi pâmée se dénouèrent, et sa robe tombasur ses pieds comme par enchantement. Elle demeura tout deboutcomme une blanche apparition avec une simple chemise de la toile laplus transparente. Le bienheureux amant s’agenouilla, et eutbientôt jeté dans un coin opposé de l’appartement les deux jolispetits souliers à talons rouges ; – les bas à coins brodés lessuivirent de près.

La chemise, douée d’un heureux espritd’imitation, ne resta pas en arrière de la robe : elle glissad’abord des épaules sans qu’on songeât à la retenir ; puis,profitant d’un moment où les bras étaient perpendiculaires, elle ensortit avec beaucoup d’adresse et roula jusqu’aux hanches dont lecontour ondoyant l’arrêta à demi. – Rosalinde s’aperçut alors de laperfidie de son dernier vêtement, et leva son genou pour l’empêcherde tomber tout à fait. – Ainsi posée, elle ressemblait parfaitementà ces statues de marbre des déesses, dont la draperie intelligente,fâchée de recouvrir tant de charmes, enveloppe à regret les bellescuisses, et par une heureuse trahison s’arrête précisémentau-dessous de l’endroit qu’elle est destinée à cacher. – Mais,comme la chemise n’était pas de marbre et que ses plis ne lasoutenaient pas, elle continua sa triomphale descente, s’affaissatout à fait sur la robe, et se coucha en rond autour des pieds desa maîtresse comme un grand lévrier blanc.

Il y avait assurément un moyen fort simpled’empêcher tout ce désordre, celui de retenir la fuyarde avec lamain : cette idée, toute naturelle qu’elle fût, ne vint pas ànotre pudique héroïne.

Elle resta donc sans aucun voile, sesvêtements tombés lui faisant une espèce de socle, dans tout l’éclatdiaphane de sa belle nudité, aux douces lueurs d’une lamped’albâtre que d’Albert avait allumée.

D’Albert, ébloui, la contemplait avecravissement.

– J’ai froid, dit-elle en croisant ses deuxmains sur ses épaules.

– Oh ! de grâce ! une minuteencore !

Rosalinde décroisa ses mains, appuya le boutde son doigt sur le dos d’un fauteuil et se tint immobile ;elle hanchait légèrement de manière à faire ressortir toute larichesse de la ligne ondoyante ; – elle ne paraissaitnullement embarrassée, et l’imperceptible rose de ses joues n’avaitpas une nuance de plus : seulement le battement un peuprécipité de son cœur faisait trembler le contour de son seingauche.

Le jeune enthousiaste de la beauté ne pouvaitrassasier ses yeux d’un pareil spectacle : nous devons dire, àla louange immense de Rosalinde, que cette fois la réalité futau-dessus de son rêve, et qu’il n’éprouva pas la plus légèredéception.

Tout était réuni dans le beau corps qui posaitdevant lui : – délicatesse et force, forme et couleur, leslignes d’une statue grecque du meilleur temps et le ton d’unTitien. – Il voyait là, palpable et cristallisée, la nuageusechimère qu’il avait tant de fois vainement essayé d’arrêter dansson vol : – il n’était pas forcé, comme il s’en plaignait siamèrement à son ami Silvio, de circonscrire ses regards sur unecertaine portion assez bien faite, et de ne la point dépasser, souspeine de voir quelque chose d’effroyable, et son œil amoureuxdescendait de la tête aux pieds et remontait des pieds à la tête,toujours doucement caressé par une forme harmonieuse etcorrecte.

Les genoux étaient admirablement purs, leschevilles élégantes et fines, les jambes et les cuisses d’un tourfier et superbe, le ventre lustré comme une agate, les hanchessouples et puissantes, la gorge à faire descendre les dieux du cielpour la baiser, les bras et les épaules du plus magnifiquecaractère ; – un torrent de beaux cheveux bruns légèrementcrêpelés, comme on en voit aux têtes des anciens maîtres,descendait à petites vagues au long d’un dos d’ivoire dont ilrehaussait merveilleusement la blancheur.

Le peintre satisfait, l’amant reprit ledessus ; car, quelque amour de l’art qu’on ait, il est deschoses qu’on ne peut pas longtemps se contenter de regarder.

Il enleva la belle dans ses bras et la portaau lit ; en un tour de main il fut déshabillé lui-même ets’élança à côté d’elle.

L’enfant se serra contre lui et l’enlaçaétroitement, car ses deux seins étaient aussi froids que la neigedont ils avaient la couleur. Cette fraîcheur de peau faisait brûlerd’Albert encore davantage et l’excitait au plus haut degré. –Bientôt la belle eut aussi chaud que lui. – Il lui faisait les plusfolles et les plus ardentes caresses. – C’étaient la gorge, lesépaules, le cou, la bouche, les bras, les pieds ; il eût voulucouvrir d’un seul baiser tout ce beau corps, qui se fondait presqueau sien, tant leur étreinte était intime. – Dans cette profusionde charmants trésors, il ne savait auquel atteindre.

Ils ne séparaient plus leurs baisers, et leslèvres parfumées de la Rosalinde ne faisaient plus qu’une seulebouche avec celle de d’Albert ; – leurs poitrines segonflaient, leurs yeux se fermaient à demi ; – leurs bras,morts de volupté, n’avaient plus la force de serrer leurs corps. –Le divin moment approchait : – un dernier obstacle futsurmonté, un spasme suprême agita convulsivement les deux amants, –et la curieuse Rosalinde fut aussi éclairée que possible sur cepoint obscur qui l’inquiétait si fort.

Cependant, comme une seule leçon, siintelligent qu’on soit, ne peut pas suffire, d’Albert lui en donnaune seconde, puis une troisième… Par égard pour le lecteur, quenous ne voulons pas humilier et désespérer, nous ne porterons pasnotre relation plus loin…

Notre belle lectrice bouderait à coup sûr sonamant si nous lui révélions le chiffre formidable où monta l’amourde d’Albert, aidé de la curiosité de Rosalinde. Qu’elle sesouvienne de la mieux remplie et de la plus charmante de ses nuits,de cette nuit où… de cette nuit de laquelle l’on se souviendraitpendant plus de cent mille jours, si l’on n’était mort depuislongtemps ; qu’elle pose le livre à côté d’elle, et supputesur le bout de ses jolis doigts blancs combien de fois l’a aiméecelui qui l’a le plus aimée, et comble ainsi la lacune que nouslaissons dans cette glorieuse histoire.

Rosalinde avait de prodigieuses dispositions,et fit en cette nuit seule des progrès énormes. – Cette naïveté decorps qui s’étonnait de tout et cette rouerie d’esprit qui nes’étonnait de rien formaient le plus piquant et le plus adorablecontraste. – D’Albert était ravi, éperdu, transporté, et auraitvoulu que cette nuit durât quarante-huit heures, comme celle où futconçu Hercule. – Cependant, vers le matin, malgré une infinité debaisers, de caresses, de mignardises les plus amoureuses du mondeet bien faites pour tenir éveillé, après un effort surhumain, ilfut obligé de prendre un peu de repos. Un doux et voluptueuxsommeil lui toucha les yeux du bout de l’aile, sa tête s’affaissa,et il s’endormit entre les deux seins de sa belle maîtresse. –Celle-ci le considéra quelque temps avec un air de mélancolique etprofonde réflexion ; puis, comme l’aube jetait ses rayonsblanchâtres à travers les rideaux, elle le souleva doucement, lereposa à côté d’elle, se dressa, et passa légèrement sur soncorps.

Elle fut à ses habits et se rajusta à la hâte,puis revint au lit, se pencha sur d’Albert, qui dormait encore, etbaisa ses deux yeux sur leurs cils soyeux et longs. – Cela fait,elle se retira à reculons en le regardant toujours.

Au lieu de retourner dans sa chambre, elleentra chez Rosette. – Ce qu’elle y dit, ce qu’elle y fit, je n’aijamais pu le savoir, quoique j’aie fait les plus consciencieusesrecherches. – Je n’ai trouvé ni dans les papiers de Graciosa, nidans ceux de d’Albert ou de Silvio, rien qui eût rapport à cettevisite. Seulement une femme de chambre de Rosette m’apprit cettecirconstance singulière : bien que sa maîtresse n’eût pascouché cette nuit-là avec son amant, le lit était rompu et défait,et portait l’empreinte de deux corps. – De plus, elle me montradeux perles, parfaitement semblables à celles que Théodore portaitdans ses cheveux en jouant le rôle de Rosalinde. Elle les avaittrouvées dans le lit en le faisant. Je livre cette remarque à lasagacité du lecteur, et je le laisse libre d’en tirer toutes lesinductions qu’il voudra ; quant à moi, j’ai fait là-dessusmille conjectures, toutes plus déraisonnables les unes que lesautres, et si saugrenues que je n’ose véritablement les écrire,même dans le style le plus honnêtement périphrase.

Il était bien midi lorsque Théodore sortit dela chambre de Rosette. – Il ne parut pas au dîner ni au souper. –D’Albert et Rosette n’en semblèrent point surpris. – Il se couchade fort bonne heure, et le lendemain matin, dès qu’il fit jour,sans prévenir personne, il sella son cheval et celui de son page,et sortit du château en disant à un laquais qu’on ne l’attendit pasau dîner, et qu’il ne reviendrait peut-être point de quelquesjours.

D’Albert et Rosette étaient on ne peut plusétonnés, et ne savaient à quoi attribuer cette étrange disparition,d’Albert surtout qui, par les prouesses de sa première nuit,croyait bien en avoir mérité une seconde. Sur la fin de la semaine,le malheureux amant désappointé reçut une lettre de Théodore, quenous allons transcrire. J’ai bien peur qu’elle ne satisfasse ni meslecteurs ni mes lectrices ; mais, en vérité, la lettre étaitainsi et pas autrement, et ce glorieux roman n’aura pas d’autreconclusion.

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