Mademoiselle de Maupin

Chapitre 5

 

Je m’étais trompé. – Mon mauvais cœur,incapable d’amour, s’était donné cette raison pour se délivrer dupoids d’une reconnaissance qu’il ne veut pas supporter ;j’avais saisi avec joie cette idée pour m’excuser devantmoi-même ; je m’y étais attaché, mais rien au monde n’est plusfaux. Rosette ne jouait pas de rôle, et si jamais femme fut vraie,c’est elle. – Eh bien ! je lui en veux presque de la sincéritéde sa passion qui est un lien de plus et qui rend une rupture plusdifficile ou moins excusable ; je la préférerais fausse etvolage. – Quelle singulière position que celle-là ! – Onvoudrait s’en aller, et l’on reste ; on voudrait dire :Je te hais, et l’on dit : Je t’aime ; – votre passé vouspousse en avant et vous empêche de vous retourner ou de vousarrêter. – L’on est fidèle avec des regrets de l’être. Je ne saisquelle espèce de honte vous empêche de vous livrer tout à fait àd’autres connaissances et vous fait entrer en composition avecvous-même. On donne à l’un tout ce que l’on peut dérober à l’autreen sauvant les apparences ; le temps et les occasions de sevoir qui se présentaient autrefois si naturellement ne se trouventplus aujourd’hui que difficilement. – L’on commence à se souvenirque l’on a des affaires qui sont d’importance. – Cette situationpleine de tiraillements est des plus pénibles, mais elle ne l’estpas encore autant que celle où je me trouve. – Quand c’est unenouvelle amitié qui vous enlève à l’ancienne, il est plusfacile de se dégager. – L’espérance vous sourit doucement du seuilde la maison qui renferme vos jeunes amours. – Une illusion plusblonde et plus rosée voltige avec ses blanches ailes sur letombeau, à peine fermé, de sa sœur qui vient de mourir ; uneautre fleur plus épanouie et plus embaumée, où tremble une larmecéleste, a poussé subitement du milieu des calices flétris du vieuxbouquet ; de belles perspectives azurées s’ouvrent devantvous ; des allées de charmilles discrètes et humides seprolongent jusqu’à l’horizon ; ce sont des jardins avecquelques pâles statues ou quelque banc adossé à un mur tapissé delierre, des pelouses étoilées de marguerites, des balcons étroitsoù l’on va s’accouder et regarder la lune, des ombrages coupés delueurs furtives, – des salons avec des jours étouffés sous d’amplesrideaux ; toutes ces obscurités et cet isolement que recherchel’amour qui n’ose se produire. C’est comme une nouvelle jeunessequi vous vient. L’on a en outre le changement de lieux, d’habitudeset de personnes ; l’on sent bien une espèce de remords ;mais le désir qui voltige et bourdonne autour de votre tête, commeune abeille du printemps, vous empêche d’en entendre la voix ;le vide de votre cœur est comblé, et vos souvenirs s’effacent sousles impressions. Mais ici ce n’est pas la même chose : jen’aime personne, et ce n’est que par lassitude et par ennui plutôtde moi que d’elle que je voudrais pouvoir rompre avecRosette.

Mes anciennes idées, qui s’étaient un peuassoupies, se réveillent plus folles que jamais. – Je suis, commeautrefois, tourmenté du désir d’avoir une maîtresse, et, commeautrefois, dans les bras mêmes de Rosette, je doute si j’en aijamais eu. – Je revois la belle dame à sa fenêtre, dans son parc dutemps de Louis XIII, et la chasseresse, sur son cheval blanc,traverse au galop l’avenue de la forêt. – Ma beauté idéale mesourit du haut de son hamac de nuages, je crois reconnaître sa voixdans le chant des oiseaux, dans le murmure des feuillages ; ilme semble qu’on m’appelle de tous les côtés, et que les filles del’air m’effleurent le visage avec la frange de leurs écharpesinvisibles. Comme au temps de mes agitations, je me figure que, sije partais en poste sur-le-champ et que j’allasse quelque part,très loin et très vite, j’arriverais dans quelque endroit où il sefait des choses qui me regardent et où mes destinées se décident. –Je me sens impatiemment attendu dans un coin de la terre, je nesais lequel. Une âme souffrante m’appelle ardemment et me rêve quine peut venir à moi ; c’est la raison de mes inquiétudes et cequi m’empêche de pouvoir rester en place ; je suis attiréviolemment hors de mon centre. – Ma nature n’est pas une de cellesoù les autres aboutissent, une de ces étoiles fixes autourdesquelles gravitent les autres lueurs ; il faut que j’erre àtravers les champs du ciel, comme un météore déréglé, jusqu’à ceque j’aie fait la rencontre de la planète dont je dois êtrele satellite, le Saturne à qui je dois mettre mon anneau. Oh !quand donc se fera cet hymen ? Jusque-là je ne peux pasespérer de repos ni d’assiette, et je serai comme l’aiguilleéperdue et vacillante d’une boussole qui cherche son pôle.

Je me suis laissé prendre l’aile à cette gluperfide, espérant n’y laisser qu’une plume et croyant pouvoirm’envoler quand bon me semblerait : rien n’est plusdifficile ; je me trouve couvert d’un filet imperceptible,plus malaisé à rompre que celui forgé par Vulcain, et le tissu desmailles est si fin et si serré qu’il n’y a point jour à se pouvoiréchapper. Le filet, du reste, est large, et l’on peut se remuerdedans avec une apparence de liberté ; il ne se fait guèresentir que lorsqu’on essaye à le rompre ; mais alors ilrésiste et se fait solide comme une muraille d’airain.

Que de temps j’ai perdu, ô mon idéal !sans faire le moindre effort pour te réaliser ! Comme je mesuis laissé aller lâchement à cette volupté d’une nuit ! etcombien je mérite peu de te rencontrer !

Quelquefois je songe à former une autreliaison ; mais je n’ai personne en vue : – plus souventje me propose, si je parviens à rompre, de ne me jamais rengager ende tels liens, et pourtant rien ne justifie cette résolution :car cette affaire a été en apparence fort heureuse, et je n’ai pasle moins du monde à me plaindre de Rosette. – Elle a toujoursété bonne pour moi, et s’est conduite on ne peut mieux ; ellem’a été d’une fidélité exemplaire, et n’a pas même donné jour ausoupçon : la jalousie la plus éveillée et la plus inquièten’aurait rien trouvé à dire sur son compte, et aurait été obligéede s’endormir. – Un jaloux n’aurait pu l’être que des chosespassées ; il est vrai qu’alors il aurait eu de quoi l’êtrelargement. Mais c’est une délicatesse heureusement assez rarequ’une jalousie de cette sorte, et il a bien assez du présent sansaller fouiller en arrière sous les décombres des vieilles passionspour en extraire des fioles de poison et des calices de fiel. –Quelles femmes pourrait-on aimer, si l’on pensait à toutcela ? – On sait bien confusément qu’une femme a eu plusieursamants avant vous ; mais on se dit, tant l’orgueil de l’hommea de retours et de replis tortueux ! que l’on est le premierqu’elle ait véritablement aimé, et que c’est par un concours decirconstances fatales qu’elle s’est trouvée liée à des gensindignes d’elle, ou bien que c’était un vague désir d’un cœur quicherchait à se satisfaire, et qui changeait parce qu’il n’avait pasrencontré.

Peut-être ne peut-on aimer réellement qu’unevierge, – vierge de corps et d’esprit, – un frêle bouton qui n’aitencore été caressé d’aucun zéphyr et dont le sein fermé n’ait reçuni la goutte de pluie ni la perle de rosée, une chaste fleur qui nedéploie sa blanche robe que pour vous seul, un beau lis à l’urned’argent où ne se soit abreuvé aucun désir, et qui n’ait été doréque par votre soleil, balancé que par votre souffle, arrosé que parvotre main. – Le rayonnement du midi ne vaut pas les divinespâleurs de l’aube, et toute l’ardeur d’une âme éprouvée et qui saitla vie le cède aux célestes ignorances d’un jeune cœur quis’éveille à l’amour. – Ah ! quelle pensée amère et honteuseque celle qu’on essuie les baisers d’un autre, qu’il n’y apeut-être pas une seule place sur ce front, sur ces lèvres, surcette gorge, sur ces épaules, sur tout ce corps qui est à vousmaintenant, qui n’ait été rougie et marquée par des lèvresétrangères ; que ces murmures divins qui viennent au secoursde la langue qui n’a plus de mots ont déjà été entendus ; queces sens si émus n’ont pas appris de vous leur extase et leurdélire, et que tout là-bas, bien loin, bien à l’écart dans un deces recoins de l’âme où l’on ne va jamais, veille un souvenirinexorable qui compare les plaisirs d’autrefois aux plaisirsd’aujourd’hui !

Quoique ma nonchalance naturelle me porte àpréférer les grands chemins aux sentiers non frayés et l’abreuvoirpublic à la source de la montagne, il faudra absolument que jetâche d’aimer quelque virginale créature aussi candide que laneige, aussi tremblante que la sensitive, qui ne sache que rougiret baisser les yeux : peut-être, sous ce flot limpide où nulplongeur n’est encore descendu, pêcherai-je une perle de la plusbelle eau et digne de faire le pendant de celle deCléopâtre ; mais, pour cela, il faudrait dénouer le lien quim’attache à Rosette, car ce n’est pas probablement avec elle que jeréaliserai cette envie, et en vérité je ne m’en sens pas laforce.

Et puis, s’il faut l’avouer, il y a au fond demoi un motif sourd et honteux qui n’ose se produire au grand jour,et qu’il faut pourtant bien que je te dise, puisque je t’ai promisde ne rien cacher, et que, pour qu’une confession soit méritoire,il faut qu’elle soit complète ; – ce motif est pour beaucoupdans toutes ces incertitudes. – Si je romps avec Rosette, il sepassera nécessairement quelque temps avant qu’elle ne soitremplacée, si facile que soit le genre de femme où je luichercherai un successeur, et j’ai pris avec elle une habitude deplaisir qu’il me sera pénible de suspendre. Il est vrai que l’on ala ressource des courtisanes ; – je les aimais assezautrefois, et je ne m’en faisais point faute en pareilleoccurrence ; – mais aujourd’hui elles me dégoûtenthorriblement, et me donnent la nausée. – Ainsi, il n’y faut paspenser, je suis tellement amolli par la volupté, le poison s’estinsinué si profondément dans mes os que je ne puis supporter l’idéed’être un ou deux mois sans femme. – Voilà de l’égoïsme, et du plussale ; mais je crois que, s’ils voulaient être francs, lesplus vertueux pourraient confesser des choses assez analogues.

C’est par là que je suis le plus fortementenglué, et, n’était cette raison, il y aurait longtemps queRosette et moi nous serions brouillés sans retour. Et puis, envérité, c’est une chose si mortellement ennuyeuse que de faire lacour à une femme que je ne m’en sens pas le cœur. Recommencer àdire toutes les sottises charmantes que j’ai déjà dites tant defois, refaire l’adorable, écrire des billets et y répondre ;reconduire des beautés, le soir, à deux lieues de chez soi ;attraper du froid aux pieds et des rhumes devant la fenêtre enépiant une ombre chérie ; calculer sur un sofa combien detissus superposés vous séparent de votre déesse ; porter desbouquets et courir les bals pour arriver où j’en suis, c’est bienla peine ! – Autant vaut rester dans son ornière. En sortirpour retomber dans une autre exactement pareille, après s’êtrebeaucoup agité et donné bien du mal, – à quoi bon ? Si j’étaisamoureux, la chose irait d’elle-même, et tout cela me paraîtraitravissant ; mais je ne le suis point, quoique j’aie la plusforte envie de l’être ; car, après tout, il n’y a que l’amourau monde ; et, si le plaisir qui n’en est que l’ombre a tantd’amorces pour nous, que doit donc être la réalité ? Dans quelflot d’ineffables extases, dans quels lacs de pures délices doiventnager ceux qu’il a atteints au cœur d’une de ses flèches à pointed’or, et qui brûlent des aimables ardeurs d’une flammemutuelle !

J’éprouve à côté de Rosette ce calme plat etcette espèce de bien-être paresseux qui résulte de la satisfactiondes sens, mais rien de plus ; et ce n’est pas assez.Souvent cet engourdissement voluptueux tourne en torpeur, et cettetranquillité en ennui ; je tombe alors en des distractionssans objet et en je ne sais quelles fades rêvasseries qui mefatiguent et m’excèdent, – c’est un état dont il faut que je sorteà tout prix.

Oh ! si je pouvais être comme certains demes amis qui baisent un vieux gant avec ivresses qui se trouventtout heureux d’un serrement de main, qui ne changeraient pas contrel’écrin d’une sultane quelques méchantes fleurs à demi séchées parla sueur du bal, qui couvrent de larmes et cousent dans leurchemise, à l’endroit de leur cœur, un billet écrit en pauvre style,et stupide à le croire copié du Parfait Secrétaire, quiadorent des femmes avec de gros pieds, et qui s’en excusent sur cequ’elles ont l’âme belle ! Si je pouvais suivre, enfrémissant, les derniers plis d’une robe, attendre qu’une portes’ouvrît pour voir passer dans un flot de lumière une chère etblanche apparition ; si un mot dit tout bas me faisait changerde couleur ; si j’avais cette vertu de ne pas dîner pourarriver plus tôt à un rendez-vous ; si j’étais capable depoignarder un rival ou de me battre en duel avec un mari ; si,par une grâce particulière du ciel, il m’était donné de trouverspirituelles les femmes qui sont laides, et bonnes celles qui sontlaides et bêtes ; si je pouvais me résoudre à danser le menuetet à écouter les sonates que jouent les jeunes personnes sur leclavecin ou sur la harpe ; si ma capacité se haussait jusqu’àapprendre l’hombre et le reversi ; enfin, si j’étais un hommeet non pas un poète, – je serais certainement beaucoup plus heureuxque je ne suis ; – je m’ennuierais moins et serais moinsennuyeux.

Je n’ai jamais demandé aux femmes qu’une seulechose, – c’est la beauté ; je me passe très volontiersd’esprit et d’âme. – Pour moi, une femme qui est belle a toujoursde l’esprit ; – elle a l’esprit d’être belle, et je ne saispas lequel vaut celui-là. Il faut bien des phrases brillantes etdes traits scintillants pour valoir les éclairs d’un bel œil. Jepréfère une jolie bouche à un joli mot, et une épaule bien modeléeà une vertu, même théologale ; je donnerais cinquante âmespour un pied mignon, et toute la poésie et tous les poètes pour lamain de Jeanne d’Aragon ou le front de la vierge de Foligno –J’adore sur toutes choses la beauté de la forme ; – la beautépour moi, c’est la Divinité visible, c’est le bonheur palpable,c’est le ciel descendu sur la terre. – Il y a certaines ondulationsde contours, certaines finesses de lèvres, certaines coupes depaupières, certaines inclinaisons de tête, certains allongementsd’ovales qui me ravissent au-delà de toute expression etm’attachent pendant des heures entières.

La beauté, seule chose qu’on ne puisseacquérir, inaccessible à tout jamais à ceux qui ne l’ont pasd’abord ; fleur éphémère et fragile qui croit sans être semée,pur don du ciel ! – ô beauté ! le plus radieux diadèmedont le hasard puisse couronner un front, – tu es admirable etprécieuse comme tout ce qui est hors de la portée de l’homme, commel’azur du firmament, comme l’or de l’étoile, comme le parfum du lisséraphique ! – On peut échanger son escabeau pour untrône ; on peut conquérir le monde, beaucoup l’ont fait ;mais qui pourrait ne pas s’agenouiller devant toi, purepersonnification de la pensée de Dieu ?

Je ne demande que la beauté, il estvrai ; mais il me la faut si parfaite que je ne larencontrerai probablement jamais. J’ai bien vu çà et là, dansquelques femmes, des portions admirables médiocrement accompagnées,et je les ai aimées pour ce qu’elles avaient de choisi, en faisantabstraction du reste ; c’est toutefois un travail assezpénible et une opération douloureuse que de supprimer ainsi lamoitié de sa maîtresse, et de faire l’amputation mentale de cequ’elle a de laid ou de commun, en circonscrivant ses yeux sur cequ’elle peut avoir de bien. – La beauté ? c’est l’harmonie, etune personne également laide partout est souvent moins désagréableà regarder qu’une femme inégalement belle. Rien ne me fait peine àvoir comme un chef-d’œuvre inachevé et comme une beauté à qui ilmanque quelque chose ; – une tache d’huile choque moins surune bure grossière que sur une riche étoffe.

Rosette n’est point mal ; elle peutpasser pour belle, mais elle est loin de réaliser ce que jerêve ; c’est une statue dont plusieurs morceaux sont amenés àpoint. Les autres ne sont pas si nettement dégagés du bloc ;il y a des endroits accusés avec beaucoup de finesse et de charme,et quelques-uns d’une manière plus lâche et plus négligée. – Auxyeux vulgaires, la statue parait entièrement finie et d’une beautécomplète ; mais un observateur plus attentif y découvrebientôt des places où le travail n’est pas assez serré, et descontours qui, pour atteindre à la pureté qui leur est propre, ontbesoin que l’ongle de l’ouvrier y passe et y repasse encore biendes fois ; – c’est à l’amour à polir ce marbre et à l’achever,c’est dire assez que ce ne sera pas moi qui le finirai.

Au reste, je ne circonscris point la beautédans telle ou telle sinuosité de lignes. – L’air, le geste, ladémarche, le souffle, la couleur, le son, le parfum, tout ce quiest la vie entre pour moi dans la composition de la beauté ;tout ce qui embaume, chante ou rayonne y revient de droit. – J’aimeles riches brocarts, les splendides étoffes avec leurs plis ampleset puissants ; j’aime les larges fleurs et les cassolettes, latransparence des eaux vives et l’éclat miroitant des belles armes,les chevaux de race et ces grands chiens blancs comme on en voitdans les tableaux de Paul Véronèse. – Je suis un vrai païen de cecôté, et je n’adore point les dieux qui sont mal faits :quoiqu’au fond je ne sois pas précisément ce qu’on appelleirréligieux, personne n’est de fait plus mauvais chrétien que moi.– Je ne comprends pas cette mortification de la matière qui faitl’essence du christianisme, je trouve que c’est une actionsacrilège que de frapper sur l’œuvre de Dieu, et je ne puis croireque la chair soit mauvaise, puisqu’il l’a pétrie lui-même de sesdoigts et à son image. – J’approuve peu les longs sarraus decouleur sombre d’où il ne sort qu’une tête et deux mains, et cestoiles où tout est noyé d’ombre, excepté quelque front qui rayonne.– Je veux que le soleil entre partout, qu’il y ait le plus delumière et le moins d’ombre possible, que la couleur étincelle, quela ligne serpente, que la nudité s’étale fièrement, et que lamatière ne se cache point d’être, puisque, aussi bien que l’esprit,elle est un hymne éternel à la louange de Dieu.

Je conçois parfaitement le fol enthousiasmedes Grecs pour la beauté ; et, pour mon compte, je ne trouverien d’absurde à cette loi qui obligeait les juges à n’entendreplaider les avocats que dans un lieu obscur, de peur que leur bonnemine, la grâce de leurs gestes et de leurs attitudes ne lesprévinssent favorablement et ne fissent pencher la balance.

Je n’achèterais rien d’une marchande quiserait laide ; je donne plus volontiers aux mendiants dont leshaillons et la maigreur sont pittoresques. – Il y a un petitItalien fiévreux, vert comme un citron, avec de grands yeux noirset blancs qui lui tiennent la moitié de la figure ; – ondirait un Murillo ou un Espagnolet sans cadre qu’un brocanteuraurait exposé contre la borne : – celui-là a toujours deuxsous de plus que les autres. – Je ne battrais jamais un beau chevalou un beau chien, et je ne voudrais pas d’un ami ou d’un domestiquequi ne serait point d’un extérieur agréable. – C’est un véritablesupplice pour moi que de voir de vilaines choses ou de vilainespersonnes. – Une architecture de mauvais goût, un meuble d’unemauvaise forme m’empêchent de me plaire dans une maison, siconfortable et attrayante qu’elle soit d’ailleurs. Le meilleur vinme paraît presque de la piquette dans un verre mal tourné, etj’avoue que je préférerais le brouet le plus lacédémonien sur unémail de Bernard de Palissy au plus fin gibier sur une assiette deterre. – L’extérieur m’a toujours pris violemment, et c’estpourquoi j’évite la compagnie des vieillards ; cela mecontriste et m’affecte désagréablement, parce qu’ils sont ridés etdéformés, quoique cependant quelques-uns aient une beautéspéciale ; et, dans la pitié que j’ai d’eux, il y a beaucoupde dégoût : – de toutes les ruines du monde, la ruine del’homme est assurément la plus triste à contempler.

Si j’étais peintre (et j’ai toujours regrettéde ne pas l’être), je ne voudrais peupler mes toiles que dedéesses, de nymphes, de madones, de chérubins et d’amours. –Consacrer ses pinceaux à faire des portraits, à moins que ce nesoit de belles personnes, me paraît un crime delèse-peinture ; et, loin de vouloir doubler ces figures laidesou ignobles, ces têtes insignifiantes ou vulgaires, je pencheraisplutôt à les faire couper sur l’original. – La férocité deCaligula, détournée en ce sens, me semblerait presquelouable.

La seule chose au monde que j’ai enviée avecquelque suite, c’est d’être beau. – Par beau j’entends aussi beauque Paris ou Apollon. N’être point difforme, avoir des traits à peuprès réguliers, c’est-à-dire avoir le nez au milieu de la figure,ni camard, ni crochu, des yeux qui ne soient ni rouges ni éraillés,une bouche convenablement fendue, cela n’est pas être beau : àce compte, je le serais, et je me trouve aussi éloigné de l’idéeque je me forme de la beauté virile que si j’étais un de cesjaquemarts qui frappent l’heure sur les clochers ; j’auraisune montagne sur chaque épaule, les jambes torses d’un basset, lenez et le museau d’un singe que j’y ressemblerais autant. – Biendes fois je me regarde, des heures entières, dans le miroir avecune fixité et une attention inimaginables, pour voir s’il n’est passurvenu quelque amélioration dans ma figure ; j’attends queles lignes fassent un mouvement et se redressent ou s’arrondissentavec plus de finesse et de pureté, que mon œil s’illumine etnage dans un fluide plus vivace, que la sinuosité qui sépare monfront de mon nez se comble, et que mon profil prenne ainsi le calmeet la simplicité du profil grec, et je suis toujours très surprisque cela n’arrive pas. J’espère toujours qu’un printemps ou l’autreje me dépouillerai de cette forme que j’ai, comme un serpent quilaisse sa vieille peau. – Dire qu’il faudrait si peu de chose pourque je sois beau, et que je ne le serai jamais ! Quoidonc ! une demi-ligne, un centième, un millième de ligne deplus ou de moins dans un endroit ou dans un autre, un peu moins dechair sur cet os, un peu plus sur celui-ci, – un peintre, unstatuaire auraient rajusté cela en une demi-heure. Qu’est-ce quecela faisait aux atomes qui me composent de se cristalliser detelle ou telle façon ? En quoi importait-il à ce contour desortir ici et de rentrer là, et où était la nécessité que je fusseainsi et pas autrement ? – En vérité, si je tenais le hasard àla gorge, je crois que je l’étranglerais. – Parce qu’il a plu à unemisérable parcelle de je ne sais quoi de tomber je ne sais où et dese coaguler bêtement en la gauche figure qu’on me voit, je seraiéternellement malheureux ! N’est-ce pas la plus sotte et laplus misérable chose du monde ? Comment se fait-il que monâme, avec l’ardent désir qu’elle en a, ne puisse laisser tomber àplat la pauvre charogne qu’elle fait tenir debout, et aller animerune de ces statues dont l’exquise beauté l’attriste et laravit ? Il y a deux ou trois personnes quej’assassinerais avec délices, en ayant soin toutefois de ne pas lesmeurtrir ni les gâter, si je possédais le mot qui fait transmigrerles âmes d’un corps à l’autre. – Il m’a toujours semblé que, pourfaire ce que je veux (et je ne sais pas ce que je veux), j’avaisbesoin d’une très grande et très parfaite beauté, et je m’imagineque, si je l’avais, ma vie, qui est si enchevêtrée et si tiraillée,aurait été d’elle-même.

On voit tant de belles figures dans lestableaux ! – pourquoi aucune de celles-là n’est-elle lamienne ? – tant de têtes charmantes qui disparaissent sous lapoussière et la fumée du temps au fond des vieilles galeries !Ne vaudrait-il pas mieux qu’elles quittassent leurs cadres etvinssent s’épanouir sur mes épaules ? La réputation de Raphaëlsouffrirait-elle beaucoup si un de ces anges qu’il fait voler paressaims dans l’outremer de ses toiles m’abandonnait son masque pourtrente ans ? Il y a tant d’endroits et des plus beaux de sesfresques qui se sont écaillés et sont tombés de vétusté ! Onn’y prendrait pas garde. Que font autour de ces murs ces beautéssilencieuses que le vulgaire des hommes regarde à peine d’un regarddistrait ? et pourquoi Dieu ou le hasard n’a-t-il pas l’espritde faire ce dont un homme vient à bout avec quelques poilsemmanchés d’un bâton et quelques pâtes de différentes couleursdélayées sur une planche ?

Ma première sensation devant une de ces têtesmerveilleuses dont le regard peint semble vous traverser et seprolonger à l’infini est le saisissement et une admiration quin’est pas sans quelque terreur : mes yeux se trempent, moncœur bat ; puis, quand je suis un peu familiarisé avec elle,et que je suis entré plus avant dans le secret de sa beauté, jefais une comparaison tacite d’elle à moi ; la jalousie se tordau fond de mon âme en nœuds plus entortillés qu’une vipère, et j’aitoutes les peines du monde à ne pas me jeter sur la toile et à nepas la déchirer en morceaux.

Être beau, c’est-à-dire avoir en soi un charmequi fait que tout vous sourit et vous accueille ; qu’avant quevous ayez parlé tout le monde est déjà prévenu en votre faveur etdisposé à être de votre avis ; que vous n’avez qu’à passer parune rue, ou vous montrer à un balcon pour vous créer, dans lafoule, des amis ou des maîtresses. N’avoir pas besoin d’êtreaimable pour être aimé, être dispensé de tous ces frais d’esprit etde complaisance auxquels la laideur vous oblige, et de ces millequalités morales qu’il faut avoir pour suppléer la beauté ducorps ; quel don splendide et magnifique !

Et celui qui joindrait à la beauté suprême laforce suprême, qui, sous la peau d’Antinoüs, aurait les musclesd’Hercule, que pourrait-il désirer de plus ? Je suis sûrqu’avec ces deux choses et l’âme que j’ai, avant trois ans, jeserais empereur du monde ! – Une autre chose que j’ai désiréepresque autant que la beauté et que la force, c’est le don de metransporter aussi vite que la pensée d’un endroit à un autre. – Labeauté de l’ange, la force du tigre et les ailes de l’aigle, et jecommencerais à trouver que le monde n’est pas aussi mal organiséque je le croyais d’abord. – Un beau masque pour séduire etfasciner sa proie, des ailes pour fondre dessus et l’enlever, desongles pour la déchirer ; – tant que je n’aurai pas cela, jeserai malheureux.

Toutes les passions et tous les goûts que j’aieus n’ont été que des déguisements de ces trois désirs. J’ai aiméles armes, les chevaux et les femmes : – les armes, pourremplacer les nerfs que je n’avais pas ; les chevaux, pour meservir d’ailes ; les femmes, pour posséder au moins dansquelqu’une la beauté qui me manquait à moi-même. – Je recherchaisde préférence les armes les plus ingénieusement meurtrières, etcelles dont les blessures étaient inguérissables. Je n’ai jamais eul’occasion de me servir d’aucun de ces kriss ou de cesyatagans : néanmoins j’aime à les avoir autour de moi ;je les tire du fourreau avec un sentiment de sécurité et de forceinexprimable, je m’en escrime à tort et à travers trèsénergiquement, et, si par hasard je viens à voir la réflexion de mafigure dans une glace, je suis étonné de son expression féroce. –Quant aux chevaux, je les surmène tellement qu’il faut qu’ilscrèvent ou qu’ils disent pourquoi. – Si je n’avais pas renoncé àmonter Ferragus, il y a longtemps qu’il serait mort, et ceserait dommage, car c’est un brave animal. Quel cheval arabepourrait avoir les jambes aussi promptes et aussi déliées que mondésir ? – Dans les femmes je n’ai cherché que l’extérieur, et,comme jusqu’à présent celles que j’ai vues sont loin de répondre àl’idée que je me suis faite de la beauté, je me suis rejeté sur lestableaux et les statues ; – ce qui, après tout, est une assezpitoyable ressource quand on a des sens aussi allumés que lesmiens. – Cependant il y a quelque chose de grand et de beau à aimerune statue, c’est que l’amour est parfaitement désintéressé, qu’onn’a à craindre ni la satiété ni le dégoût de la victoire, et qu’onne peut espérer raisonnablement un second prodige pareil àl’histoire de Pygmalion. – L’impossible m’a toujours plu.

N’est-il pas singulier que moi, qui suisencore aux mois les plus blonds de l’adolescence, qui, loin d’avoirabusé de tout, n’ai pas même usé des choses les plus simples, j’ensois venu à ce degré de blasement de n’être plus chatouillé que parle bizarre ou le difficile ?

La satiété suit le plaisir, c’est une loinaturelle et qui se conçoit. – Qu’un homme qui a mangé à un festinde tous les plats et en grande quantité n’ait plus faim et chercheà réveiller son palais endormi par les mille flèches des épices oudes vins irritants, rien n’est plus facile à expliquer ; maisqu’un homme qui ne fait que s’asseoir à table, et qui à peine agoûté des premiers mets soit pris déjà de ce dégoût superbe, nepuisse toucher sans vomir qu’aux plats d’une saveur extrême etn’aime que les viandes faisandées, les fromages jaspés de bleu, lestruffes et les vins qui sentent la pierre à fusil, c’est unphénomène qui ne peut résulter que d’une organisationparticulière ; c’est comme un enfant de six mois quitrouverait le lait de sa nourrice fade et qui ne voudrait téter quede l’eau-de-vie. – Je suis aussi las que si j’avais exécuté toutesles prodigiosités de Sardanapale, et cependant ma vie a été fortchaste et tranquille en apparence : c’est une erreur de croireque la possession soit la seule route qui mène à la satiété. On yarrive aussi par le désir, et l’abstinence use plus que l’excès. –Un désir tel que le mien est quelque chose d’autrement fatigant quela possession. Son regard parcourt et pénètre l’objet qu’il veutavoir et qui rayonne au-dessus de lui plus promptement et plusprofondément que s’il y touchait : qu’est-ce que l’usage luiapprendrait de plus ? quelle expérience peut équivaloir àcette contemplation constante et passionnée ?

J’ai traversé tant de choses, quoique j’aiefait le tour de bien peu, qu’il n’y a plus que les sommets les plusescarpés qui me tentent. – Je suis attaqué de cette maladie quiprend aux peuples et aux hommes puissants dans leurvieillesse : – l’impossible. – Tout ce que je peux faire n’apas le moindre attrait pour moi. – Tibère, Caligula, Néron, grandsRomains de l’empire, ô vous que l’on a si mal compris, et que lameute des rhéteurs poursuit de ses aboiements, je souffre de votremal et je vous plains de tout ce qui me reste de pitié ! Moiaussi je voudrais bâtir un pont sur la mer et paver lesflots ; j’ai rêvé de brûler des villes pour illuminer mesfêtes ; j’ai souhaité d’être femme pour connaître de nouvellesvoluptés. – Ta maison dorée, ô Néron ! n’est qu’une établefangeuse à côté du palais que je me suis élevé ; ma garde-robeest mieux montée que la tienne, Héliogabale, et bien autrementsplendide. – Mes cirques sont plus rugissants et plus sanglants queles vôtres, mes parfums plus âcres et plus pénétrants, mes esclavesplus nombreux et mieux faits ; j’ai aussi attelé à mon chardes courtisanes nues, j’ai marché sur les hommes d’un talon aussidédaigneux que vous. – Colosses du monde antique, il bat sous mesfaibles côtés un cœur aussi grand que le vôtre, et, à votre place,ce que vous avez fait je l’aurais fait et peut-être davantage. Quede Babels j’ai entassées les unes sur les autres pour atteindre leciel, souffleter les étoiles et cracher de là sur lacréation ! Pourquoi donc ne suis-je pas Dieu, – puisque je nepuis être homme ?

Oh ! je crois qu’il faudra cent millesiècles de néant pour me reposer de la fatigue de ces vingt annéesde vie -Dieu du ciel, quelle pierre roulerez-vous sur moi ?dans quelle ombre me plongerez-vous ? à quel Léthé meferez-vous boire ? sous quelle montagne enterrerez-vous leTitan ? Suis-je destiné à souffler un volcan par ma boucheet à faire des tremblements de terre en me changeant decôté ?

Quand je pense à cela, que je suis né d’unemère si douce, si résignée, de goûts et de mœurs si simples, jesuis tout surpris de ne pas avoir fait éclater son ventre quandelle me portait. Comment se fait-il qu’aucune de ses pensées,calmes et pures, n’ait passé dans mon corps avec le sang qu’ellem’a transmis ? et pourquoi faut-il que je ne sois fils que desa chair et non de son esprit ? La colombe a fait un tigre quivoudrait pour proie à ses griffes la création tout entière.

J’ai vécu dans le milieu le plus calme et leplus chaste. Il est difficile de rêver une existence enchâsséeaussi purement que la mienne. Mes années se sont écoulées, àl’ombre du fauteuil maternel, avec les petites sœurs et le chien dela maison. Je n’ai vu autour de moi que de bonnes têtes douces ettranquilles de vieux domestiques blanchis à notre service et enquelque sorte héréditaires, de parents ou d’amis graves etsentencieux, vêtus de noir, qui posaient leurs gants l’un aprèsl’autre sur le bord de leur chapeau ; quelques tantes d’uncertain âge, grassouillettes, proprettes, discrètes, avec du lingeéblouissant, des jupes grises, des mitaines de filet, et les mainssur la ceinture comme des personnes qui sont de religion ; desmeubles sévères jusqu’à la tristesse, des boiseries de chêne nu,des tentures de cuir, tout un intérieur d’une couleur sobre etétouffée, comme en ont fait certains maîtres flamands. – Le jardinétait humide et sombre ; le buis qui en dessinait lescompartiments, le lierre qui recouvrait les murs et quelques sapinsaux bras pelés étaient chargés d’y représenter de la verdure et yréussissaient assez mal ; la maison de briques, avec un toittrès haut, quoique spacieuse et en bon état, avait quelque chose demorne et d’assoupi. – Certes, rien n’était propre à une vieséparée, austère et mélancolique, comme une pareille habitation. Ilsemblait impossible que tous les enfants élevés dans une tellemaison ne finissent pas par se faire prêtres ou religieuses :eh bien ! dans cette atmosphère de pureté et de repos, souscette ombre et ce recueillement, je me pourrissais petit à petit,et sans qu’il en parût rien, comme une nèfle sur la paille. Au seinde cette famille honnête, pieuse, sainte, j’étais parvenu à undegré de dépravation horrible. – Ce n’était pas le contact dumonde, puisque je ne l’avais pas vu ; ni le feu des passions,puisque je transissais sous la sueur glacée qui suintait de cesbraves murailles. – Le ver ne s’était pas traîné du cœur d’un autrefruit à mon cœur. Il était éclos de lui-même au plus plein de mapulpe qu’il avait rongée et sillonnée en tous sens : en dehorsrien ne paraissait et ne m’avertissait que je fusse gâté. Jen’avais ni tache ni piqûre ; mais j’étais tout creux pardedans, et il ne me restait qu’une mince pellicule, brillammentcolorée, que le moindre choc eût crevée. – N’est-ce pas làune chose inexplicable qu’un enfant né de parents vertueux, élevéavec soin et discrétion, tenu loin de toute chose mauvaise, sepervertisse tout seul à un tel point, et arrive où j’en suisarrivé ? Je suis sûr qu’en remontant jusqu’à là sixièmegénération, on ne retrouverait pas parmi mes ancêtres un seul atomepareil à ceux dont je suis formé. Je ne suis pas de mafamille ; je ne suis pas une branche de ce noble tronc, maisun champignon vénéneux poussé par quelque lourde nuit d’orage entreses racines moussues ; et pourtant personne n’a eu plusd’aspirations et d’élans vers le beau que moi, personne n’a essayéplus opiniâtrement de déployer ses ailes ; mais chaquetentative a rendu ma chute plus profonde, et ce qui devait mesauver m’a perdu.

La solitude m’est plus mauvaise que le monde,quoique je désire plus la première que le second. – Tout ce quim’enlève à moi-même m’est salutaire : la société m’ennuie,mais m’arrache forcément à cette rêverie creuse dont je monte et jedescends la spirale, le front penché et les bras en croix. – Aussi,depuis que le tête-à-tête est rompu, et qu’il y a du monde ici aveclequel je suis forcé de me contraindre un peu, je suis moins sujetà me laisser aller à mes humeurs noires, et je suis moins travailléde ces désirs démesurés qui me fondent sur le cœur comme une nuéede vautours dès que je reste un moment inoccupé. Il y a quelquesfemmes assez jolies et un ou deux jeunes gens assez aimables etfort gais ; mais, dans tout cet essaim provincial, ce qui mecharme le plus est un jeune cavalier qui est arrivé depuis deux outrois jours ; – il m’a plu tout d’abord, et je l’ai pris enaffection, rien qu’à le voir descendre de son cheval. Il estimpossible d’avoir meilleure grâce ; il n’est pas très grand,mais il est svelte et bien pris dans sa taille ; il a quelquechose de moelleux et d’onduleux dans la démarche et dans lesgestes, qui est on ne peut plus agréable ; bien des femmes luienvieraient sa main et son pied. Le seul défaut qu’il ait, c’estd’être trop beau et d’avoir des traits trop délicats pour un homme.Il est muni d’une paire d’yeux les plus beaux et les plus noirs dumonde, qui ont une expression indéfinissable et dont il estdifficile de soutenir le regard ; mais, comme il est fortjeune et n’a pas d’apparence de barbe, la mollesse et la perfectiondu bas de sa figure tempèrent un peu la vivacité de ses prunellesd’aigle ; ses cheveux bruns et lustrés flottent sur son cou engrosses boucles, et donnent à sa tête un caractère particulier. –Voilà donc enfin un des types de beauté que je rêvais réalisé etmarchant devant moi ! Quel dommage que ce soit un homme, ouquel dommage que je ne sois pas une femme ! – Cet Adonis, qui,à sa belle figure, joint un esprit très vif et très étendu, jouitencore de ce privilège d’avoir à mettre au service de ses bons motset de ses plaisanteries une voix d’un timbre argentin etmordant qu’il est difficile d’entendre sans être ému. – Il estvraiment parfait. – Il parait qu’il partage mes goûts pour lesbelles choses, car ses habits sont très riches et très recherchés,son cheval très fringant et de race ; et, pour que tout fûtcomplet et assorti, il avait derrière lui, monté sur un petitcheval, un page de quatorze à quinze ans, blond, rose, joli commeun séraphin, qui dormait à moitié, et était si fatigué de la coursequ’il venait de faire que son maître a été obligé de l’enlever desa selle et de l’emporter dans ses bras jusqu’à sa chambre. Rosettelui a fait beaucoup d’accueil, et je pense qu’elle a formé ledessein de s’en servir pour éveiller ma jalousie et faire sortirainsi le peu de flamme qui dort sous les cendres de ma passionéteinte. – Tout redoutable cependant que soit un pareil rival, jesuis peu disposé à en être jaloux, et je me sens tellement entraînévers lui que je me désisterais assez volontiers de mon amour pouravoir son amitié.

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