Mademoiselle de Maupin

Préface – Non, imbéciles, non, crétins etgoitreux…

 

Non, imbéciles, non, crétins et goitreux quevous êtes, un livre ne fait pas de la soupe à la gélatine ; –un roman n’est pas une paire de bottes sans couture ; unsonnet, une seringue à jet continu ; un drame n’est pas unchemin de fer, toutes choses essentiellement civilisantes, etfaisant marcher l’humanité dans la voie du progrès.

De par les boyaux de tous les papes passés,présents et futurs, non et deux cent mille fois non.

On ne se fait pas un bonnet de coton d’unemétonymie, on ne chausse pas une comparaison en guise depantoufle ; on ne se peut servir d’une antithèse pourparapluie ; malheureusement, on ne saurait se plaquer sur leventre quelques rimes bariolées en manière de gilet. J’ai laconviction intime qu’une ode est un vêtement trop léger pourl’hiver, et qu’on ne serait pas mieux habillé avec la strophe,l’antistrophe et l’épode que cette femme du cynique qui secontentait de sa seule vertu pour chemise, et allait nue comme lamain, à ce que raconte l’histoire.

Cependant le célèbre M. de LaCalprenède eut une fois un habit, et, comme on lui demandait quelleétoffe c’était, il répondit : Du Silvandre. –Silvandre était une pièce qu’il venait de fairereprésenter avec succès.

De pareils raisonnements font hausser lesépaules par-dessus la tête, et plus haut que le duc deGlocester.

Des gens qui ont la prétention d’être deséconomistes, et qui veulent rebâtir la société de fond en comble,avancent sérieusement de semblables billevesées.

Un roman a deux utilités : – l’unematérielle, l’autre spirituelle, si l’on peut se servir d’unepareille expression à l’endroit d’un roman. – L’utilité matérielle,ce sont d’abord les quelques mille francs qui entrent dans la pochede l’auteur, et le lestent de façon que le diable ou le vent nel’emportent ; pour le libraire, c’est un beau cheval de racequi piaffe et saute avec son cabriolet d’ébène et d’acier, commedit Figaro ; pour le marchand de papier, une usine de plus surun ruisseau quelconque, et souvent le moyen de gâter un beausite ; pour les imprimeurs, quelques tonnes de bois decampêche pour se mettre hebdomadairement le gosier encouleur ; pour le cabinet de lecture, des tas de gros soustrès prolétairement vert-de-grisés, et une quantité de graisse,qui, si elle était convenablement recueillie et utilisée, rendraitsuperflue la pêche de la baleine. – L’utilité spirituelle est que,pendant qu’on lit des romans, on dort, et on ne lit pas de journauxutiles, vertueux et progressifs, ou telles autres droguesindigestes et abrutissantes.

Qu’on dise après cela que les romans necontribuent pas à la civilisation. – Je ne parlerai pas desdébitants de tabac, des épiciers et des marchands de pommes deterre frites, qui ont un intérêt très grand dans cette branche delittérature, le papier qu’elle emploie étant, en général, dequalité supérieure à celui des journaux.

En vérité, il y a de quoi rire d’un pied encarré, en entendant disserter messieurs les utilitairesrépublicains ou saint-simoniens. – Je voudrais bien savoir d’abordce que veut dire précisément ce grand flandrin de substantif dontils truffent quotidiennement le vide de leurs colonnes, et qui leursert de schibroleth et de terme sacramentel. – Utilité : quelest ce mot, et à quoi s’applique-t-il ?

Il y a deux sortes d’utilité, et le sens de cevocable n’est jamais que relatif. Ce qui est utile pour l’un nel’est pas pour l’autre. Vous êtes savetier, je suis poète. – Ilest utile pour moi que mon premier vers rime avec mon second. – Undictionnaire de rimes m’est d’une grande utilité ; vous n’enavez que faire pour carreler une vieille paire de bottes, et il estjuste de dire qu’un tranchet ne me servirait pas à grand-chose pourfaire une ode. – Après cela, vous objecterez qu’un savetier estbien au-dessus d’un poète, et que l’on se passe mieux de l’un quede l’autre. Sans prétendre rabaisser l’illustre profession desavetier, que j’honore à l’égal de la profession de monarqueconstitutionnel, j’avouerai humblement que j’aimerais mieux avoirmon soulier décousu que mon vers mal rimé, et que je me passeraisplus volontiers de bottes que de poèmes. Ne sortant presque jamaiset marchant plus habilement par la tête que par les pieds, j’usemoins de chaussures qu’un républicain vertueux qui ne fait quecourir d’un ministère à l’autre pour se faire jeter quelqueplace.

Je sais qu’il y en a qui préfèrent les moulinsaux églises, et le pain du corps à celui de l’âme. À ceux-là, jen’ai rien à leur dire. Ils méritent d’être économistes dans cemonde, et aussi dans l’autre.

Y a-t-il quelque chose d’absolument utile surcette terre et dans cette vie où nous sommes ? D’abord, il esttrès peu utile que nous soyons sur terre et que nous vivions. Jedéfie le plus savant de la bande de dire à quoi nous servons, si cen’est à ne pas nous abonner au Constitutionnelni àaucune espèce de journal quelconque.

Ensuite, l’utilité de notre existence admisea priori, quelles sont les choses réellement utiles pourla soutenir ? De la soupe et un morceau de viande deux foispar jour, c’est tout ce qu’il faut pour se remplir le ventre, dansla stricte acception du mot. L’homme, à qui un cercueil de deuxpieds de large sur six de long suffit et au-delà après sa mort, n’apas besoin dans sa vie de beaucoup plus de place. Un cube creux desept à huit pieds dans tous les sens, avec un trou pour respirer,une seule alvéole de la ruche, il n’en faut pas plus pour le logeret empêcher qu’il ne lui pleuve sur le dos. Une couverture, rouléeconvenablement autour du corps, le détendra aussi bien et mieuxcontre le froid que le frac de Staub le plus élégant et le mieuxcoupé.

Avec cela, il pourra subsister à la lettre. Ondit bien qu’on peut vivre avec 25 sous par jour ; maiss’empêcher de mourir, ce n’est pas vivre ; et je ne vois pasen quoi une ville organisée utilitairement serait plus agréable àhabiter que le Père-la-Chaise.

Rien de ce qui est beau n’est indispensable àla vie. – On supprimerait les fleurs, le monde n’en souffrirait pasmatériellement ; qui voudrait cependant qu’il n’y eût plus defleurs ? Je renoncerais plutôt aux pommes de terre qu’auxroses, et je crois qu’il n’y a qu’un utilitaire au monde capabled’arracher une plate-bande de tulipes pour y planter deschoux.

À quoi sert la beauté des femmes ? Pourvuqu’une femme soit médicalement bien conformée, en état de faire desenfants, elle sera toujours assez bonne pour des économistes.

À quoi bon la musique ? à quoi bon lapeinture ? Qui aurait la folie de préférer Mozart àM. Carrel, et Michel-Ange à l’inventeur de la moutardeblanche ?

Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peutservir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’estl’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles etdégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. – L’endroit le plusutile d’une maison, ce sont les latrines.

Moi, n’en déplaise à ces messieurs, je suis deceux pour qui le superflu est le nécessaire, – et j’aime mieux leschoses et les gens en raison inverse des services qu’ils merendent. Je préfère à certain vase qui me sert un vase chinois,semé de dragons et de mandarins, qui ne me sert pas du tout, etcelui de mes talents que j’estime le plus est de ne pas deviner leslogogriphes et les charades. Je renoncerais très joyeusement à mesdroits de Français et de citoyen pour voir un tableau authentiquede Raphaël, ou une belle femme nue : – la princesse Borghèse,par exemple, quand elle a posé pour Canova, ou la Julia Grisi quandelle entre au bain. Je consentirais très volontiers, pour ma part,au retour de cet anthropophage de Charles X, s’il me rapportait, deson château de Bohême, un panier de Tokay ou de Johannisberg, etje trouverais les lois électorales assez larges, si quelques ruesl’étaient plus, et d’autres choses moins. Quoique je ne sois pas undilettante, j’aime mieux le bruit des crincrins et des tambours debasque que celui de la sonnette de M. le président. Jevendrais ma culotte pour avoir une bague, et mon pain pour avoirdes confitures. – L’occupation la plus séante à un homme policé meparaît de ne rien faire, ou de fumer analytiquement sa pipe ou soncigare. J’estime aussi beaucoup ceux qui jouent aux quilles, etaussi ceux qui font bien les vers. Vous voyez que les principesutilitaires sont bien loin d’être les miens, et que je ne seraijamais rédacteur dans un journal vertueux, à moins que je ne meconvertisse, ce qui serait assez drolatique.

Au lieu de faire un prix Montyon pour larécompense de la vertu, j’aimerais mieux donner, comme Sardanapale,ce grand philosophe que l’on a si mal compris, une forte prime àcelui qui inventerait un nouveau plaisir ; car la jouissanceme paraît le but de la vie, et la seule chose utile au monde. Dieul’a voulu ainsi, lui qui a fait les femmes, les parfums, lalumière, les belles fleurs, les bons vins, les chevaux fringants,les levrettes et les chats angoras ; lui qui n’a pas dit à sesanges : Ayez de la vertu, mais : Ayez de l’amour, et quinous a donné une bouche plus sensible que le reste de la peau pourembrasser les femmes, des yeux levés en haut pour voir la lumière,un odorat subtil pour respirer l’âme des fleurs, des cuissesnerveuses pour serrer les flancs des étalons, et voler aussi viteque la pensée sans chemin de fer ni chaudière à vapeur, des mainsdélicates pour les passer sur la tête longue des levrettes, sur ledos velouté des chats, et sur l’épaule polie des créatures peuvertueuses, et qui, enfin, n’a accordé qu’à nous seuls ce triple etglorieux privilège de boire sans avoir soif, de battre le briquet,et de faire l’amour en toutes saisons, ce qui nous distingue de labrute beaucoup plus que l’usage de lire des journaux et defabriquer des chartes.

Mon Dieu ! que c’est une sotte chose quecette prétendue perfectibilité du genre humain dont on nous rebatles oreilles ! On dirait en vérité que l’homme est une machinesusceptible d’améliorations, et qu’un rouage mieux engrené, uncontrepoids plus convenablement placé peuvent faire fonctionnerd’une manière plus commode et plus facile. Quand on sera parvenu àdonner un estomac double à l’homme, de façon à ce qu’il puisseruminer comme un bœuf, des yeux de l’autre côté de la tête, afinqu’il puisse voir, comme Janus, ceux qui lui tirent la languepar-derrière, et contempler son indignité dans uneposition moins gênante que celle de la Vénus Callipyge d’Athènes, àlui planter des ailes sur les omoplates afin qu’il ne soit pasobligé de payer six sous pour aller en omnibus ; quand on luiaura créé un nouvel organe, à la bonne heure : le motperfectibilitécommencera à signifier quelque chose.Depuis tous ces beaux perfectionnements, qu’a-t-on fait qu’on nefît aussi bien et mieux avant le déluge ?

Est-on parvenu à boire plus qu’on ne buvait autemps de l’ignorance et de la barbarie (vieux style) ?Alexandre, l’équivoque ami du bel Ephestion, ne buvait pas trop malquoiqu’il n’y eût pas de son temps de Journal des Connaissancesutiles, et je ne sais pas quel utilitaire serait capable detarir, sans devenir oïnopique et plus enflé que Lepeintre jeune ouqu’un hippopotame, la grande coupe qu’il appelait la tassed’Hercule. Le maréchal de Bassompierre, qui vida sa grande batte àentonnoir à la santé des treize cantons, me paraît singulièrementestimable dans son genre et très difficile à perfectionner.

Quel économiste nous élargira l’estomac demanière à contenir autant de beefsteaks que feu Milon le Crotoniatequi mangeait un bœuf ? La carte du Café Anglais, de Véfour, oude telle autre célébrité culinaire que vous voudrez, me paraît bienmaigre et bien œcuménique, comparée à la carte du dîner deTrimalcion. – À quelle table sert-on maintenant une truie et sesdouze marcassins dans un seul plat ? Qui a mangé des murèneset des lamproies engraissées avec de l’homme ? Croyez-vous envérité que Brillat-Savarin ait perfectionné Apicius ? – Est-cechez Chevet que le gros tripier de Vitellius trouverait à remplirson fameux bouclier de Minerve de cervelles de faisans et depaons, de langues de phénicoptères et de foies de scarrus ? –Vos huîtres du Rocher de Cancale sent vraiment quelque chose debien recherché à côté des huîtres de Lucrin, à qui l’on avait faitune mer tout exprès. – Les petites maisons dans les faubourgs desmarquis de la Régence sont de misérables vide-bouteilles, si on lescompare aux villas des patriciens romains, à Baïes, à Caprée et àTibur. Les magnificences cyclopéennes de ces grands voluptueux luibâtissaient des monuments éternels pour des plaisirs d’un jour nedevraient-elles pas nous faire tomber à plat ventre devant le génieantique, et rayer à tout jamais de nos dictionnaires le motperfectibilité ?

A-t-on inventé un seul péché capital deplus ? Il n’y en a malheureusement que sept comme devant, lenombre de chutes du juste pour un jour, ce qui est bien médiocre. –Je ne pense même pas qu’après un siège de progrès, au train dontnous y allons, aucun amoureux soit capable de renouveler letreizième travail d’Hercule. – Peut-on être agréable une seule foisde plus à sa divinité qu’au temps de Salomon ? Beaucoup desavants très illustres et de dames très respectables soutiennentl’opinion tout à fait contraire, et prétendent que l’amabilité vadécroissant. Eh bien ! alors, que nous parlez-vous deprogrès ? – Je sais bien que vous me direz que l’on a unechambre haute et une chambre basse, qu’on espère que bientôt toutle monde sera électeur, et le nombre des représentants doublé outriplé. Est-ce que vous trouvez qu’il ne se commet pas assez defautes de français comme cela à la tribune nationale, et qu’ils nesont pas assez pour la méchante besogne qu’ils ont à brasser ?Je ne comprends guère l’utilité qu’il y a de parquer deux ou troiscents provinciaux dans une baraque de bois, avec un plafond peintpar M. Fragonard, pour leur faire tripoter et gâcher je nesais combien de petites lois absurdes ou atroces. – Qu’importe quece soit un sabre, un goupillon ou un parapluie qui vousgouverne ! – C’est toujours un bâton, et je m’étonne que deshommes de progrès en soient à disputer sur le choix du gourdin quileur doit chatouiller l’épaule, tandis qu’il serait beaucoup plusprogressif et moins dispendieux de le casser et d’en jeter lesmorceaux à tous les diables.

Le seul de vous qui ait le sens commun, c’estun fou, un grand génie, un imbécile, un divin poète bien au-dessusde Lamartine, de Hugo et de Byron ; c’est Charles Fourier lephalanstérien qui est à lui seul tout cela : lui seul a eu dela logique, et a l’audace de pousser ses conséquences jusqu’aubout. – Il affirme, sans hésiter, que les hommes ne tarderaient pasà avoir une queue de quinze pieds de long avec un œil aubout ; ce qui, assurément, est un progrès, et permet de fairemille belles choses qu’on ne pouvait faire auparavant, telles qued’assommer les éléphants sans coup férir, de se balancer aux arbressans escarpolettes, aussi commodément que le macaque le mieuxconditionné, de se passer de parapluie ou d’ombrelle, en déployantla queue par-dessus sa tête en guise de panache, comme font lesécureuils qui se privent de riflards très agréablement, et autresprérogatives qu’il serait trop long d’énumérer. Plusieursphalanstériens prétendent même qu’ils en ont déjà une petite qui nedemande qu’à devenir plus grande, pour peu que Dieu leur prêtevie.

Charles Fourier a inventé autant d’espècesd’animaux que Georges Cuvier, le grand naturaliste. Il a inventédes chevaux qui seront trois fois gros comme des éléphants, deschiens grands comme des tigres, des poissons capables de rassasierplus de monde que les trois poissons de Jésus-Christ que lesincrédules voltairiens pensent être des poissons d’avril, et moiune magnifique parabole. Il a bâti des villes auprès de qui Rome,Babylone et Tyr ne sont que des taupinières ; il a entassé desBabels l’une sur l’autre, et fait monter dans les rifles desspirales plus infinies que celles de toutes les gravures de JohnMartinn ; il a imaginé je ne sais combien d’ordresd’architecture et de nouveaux assaisonnements ; il a fait unprojet de théâtre qui paraîtrait grandiose même à des Romains del’empire, et dressé un menu de dîner que Lucius ou Nomentanuseussent peut-être trouvé suffisant pour un dîner d’amis ; ilpromet de créer des plaisirs nouveaux, et de développer les organeset les sens ; il doit rendre les femmes plus belles et plusvoluptueuses, les hommes plus robustes et plus vigoureux ; ilvous garantit des enfants, et se propose de réduire le nombre deshabitants du monde de façon que chacun y soit à son aise ; cequi est plus raisonnable que de pousser les prolétaires à en faired’autres, sauf à les canonner ensuite dans les rues quand ilspullulent trop, et à leur envoyer des boulets au lieu depain.

Le progrès est possible de cette façonseulement. – Tout le reste est une dérision amère, une pantalonnadesans esprit, qui n’est pas même bonne à duper des gobe-mouchesidiots.

Le phalanstère est vraiment un progrès surl’abbaye de Thélème, et relègue définitivement le paradis terrestreau nombre des choses tout à fait surannées et perruques. Les Milleet une Nuits et les Contes de madame d’Aulnay peuvent seuls lutteravantageusement avec le phalanstère. Quelle fécondité ! quelleinvention ! Il y a là de quoi défrayer de merveilleux troismille charretées de poèmes romantiques ou classiques ; et nosversificateurs, académiciens ou non, sont de bien piètrestrouveurs, si on les compare à M. Charles Fourier, l’inventeurdes attractions passionnées. – Cette idée de se servir demouvements que l’on a jusqu’ici cherché à réprimer est trèsassurément une haute et puissante idée.

Ah ! vous dites que nous sommes enprogrès ! – Si, demain, un volcan ouvrait sa gueule àMontmartre, et faisait à Paris un linceul de cendre et un tombeaude lave, comme fit autrefois le Vésuve à Stabia, à Pompéi et àHerculanum, et que, dans quelque mille ans, les antiquaires de cetemps-là fissent des fouilles et exhumassent le cadavre de la villemorte, dites quel monument serait resté debout pour témoigner de lasplendeur de la grande enterrée, Notre-Dame la gothique ? – Onaurait vraiment une belle idée de nos arts en déblayant lesTuileries retouchées par M. Fontaine ! Les statues dupont Louis XV feraient un bel effet, transportées dans les muséesd’alors ! Et, n’étaient les tableaux des anciennes écoles etles statues de l’antiquité ou de la Renaissance entassés dans lagalerie du Louvre, ce long boyau informe ; n’était le plafondd’Ingres, qui empêcherait de croire que Paris ne fût qu’uncampement de Barbares, un village de Welches ou de Topinamboux, cequ’on retirerait des fouilles serait quelque chose de bien curieux.– Des briquets de gardes nationaux et des casques de sapeurspompiers, des écus frappés d’un coin informe, voilà ce qu’ontrouverait au lieu de ces belles armes, si curieusement ciselées,que le moyen âge laisse au fond de ses tours et de ses tombeaux enruine, de ces médailles qui remplissent les vases étrusques etpavent les fondements de toutes les constructions romaines. Quant ànos misérables meubles de bois plaqué, à tous ces pauvres coffressi nus, si laids, si mesquins que l’on appelle commodes ousecrétaires, tous ces ustensiles informes et fragiles, j’espère quele temps en aurait assez pitié pour en détruire jusqu’aumoindre vestige.

Une belle fois cette fantaisie nous a pris defaire un monument grandiose et magnifique. Nous avons d’abord étéobligés d’en emprunter le plan aux vieux Romains ; et, avantmême d’être achevé, notre Panthéon a fléchi sur ses jambes comme unenfant rachitique, et a titubé comme un invalide ivre-mort, si bienqu’il nous a fallu lui mettre des béquilles de pierre, sans quoi ilserait chu piteusement tout de son long, devant tout le monde, etaurait apprêté aux nations à rire pour plus de cent ans. – Nousavons voulu planter un obélisque sur une de nos places ; ilnous fallut l’aller filouter à Luxor, et nous avons été deux ans àl’amener chez nous. La vieille Égypte bordait ses routesd’obélisques, comme nous les nôtres de peupliers ; elle enportait des bottes sous ses bras, comme un maraîcher porte sesbottes d’asperges, et taillait un monolithe dans les flancs de sesmontagnes de granit plus facilement que nous un cure-dents ou uncure-oreilles. Il y a quelques siècles, on avait Raphaël, on avaitMichel-Ange ; maintenant l’on a M. Paul Delaroche, letout parce que l’on est en progrès. – Vous vantez votreOpéra ; dix Opéras comme les vôtres danseraient la sarabandedans un cirque romain. M. Martin lui-même avec son tigreapprivoisé et son pauvre lion goutteux et endormi comme un abonnéde la Gazette, est quelque chose de bien misérable à côtéd’un gladiateur de l’antiquité. Vos représentations à bénéfice quidurent jusqu’à deux heures du matin, qu’est-ce que cela quand onpense à ces jeux qui duraient cent jours, à ces représentations oùde véritables vaisseaux se battaient véritablement dans unevéritable mer ; où des milliers d’hommes se taillaientconsciencieusement en pièces ; – pâlis, Ô héroïqueFranconi ! – où, la mer retirée, le désert arrivait avec sestigres et ses lions rugissants, terribles comparses qui neservaient qu’une fois, où le premier rôle était rempli par quelquerobuste athlète Dace ou Pannonien que l’on eût été bien souventembarrassé de faire revenir à la fin de la pièce, dont l’amoureuseétait quelque belle et friande lionne de Numidie à jeun depuistrois jours ? – L’éléphant funambule ne vous parait-il passupérieur à mademoiselle George ? Croyez-vous que mademoiselleTaglioni danse mieux qu’Arbuscula, et Perrot mieux queBathylle ? Je suis persuadé que Roscins eût rendu des points àBocage, tout excellent qu’il soit. – Galéria Coppiola remplit unrôle d’ingénue à cent ans passés. Il est juste de dire que la plusvieille de nos jeunes premières n’a guère plus de soixante ans, etque mademoiselle Mars n’est pas même en progrès de cecôté-là : ils avaient trois ou quatre mille dieux auxquels ilscroyaient, et nous n’en avons qu’un auquel nous ne croyonsguère ; c’est progresser d’une étrange sorte. – Jupitern’est-il pas plus fort que Don Juan, et un bien autreséducteur ? En vérité, je ne sais ce que nous avons inventé ouseulement perfectionné.

Après les journalistes progressifs, etcomme pour leur servir d’antithèse, il y a les journalistes blasés,qui ont habituellement vingt ou vingt-deux ans, qui ne sont jamaissortis de leur quartier et n’ont encore couché qu’avec leur femmede ménage. Ceux-là, tout les ennuie, tout les excède, tout lesassomme ; ils sont rassasiés, blasés, usés, inaccessibles. Ilsconnaissent d’avance ce que vous allez leur dire ; ils ont vu,senti, éprouvé, entendu tout ce qu’il est possible de voir, desentir, d’éprouver et d’entendre ; le cœur humain n’a pas derecoin si inconnu qu’ils n’y aient porté la lanterne. Ils vousdisent avec un aplomb merveilleux : Le cœur humain n’est pascomme cela ; les femmes ne sont pas faites ainsi ; cecaractère est faux ; – ou bien : – Eh quoi !toujours des amours ou des haines ! toujours des hommes et desfemmes ! Ne peut-on nous parler d’autre chose ? Maisl’homme est usé jusqu’à la corde, et la femme encore plus, depuisque M. de Balzac s’en mêle.

Qui nous délivrera des hommes et desfemmes ?

– Vous croyez, monsieur, que votre fable estneuve ? elle est neuve à la façon du Pont-Neuf : rien aumonde n’est plus commun ; j’ai lu cela je ne sais où, quandj’étais en nourrice ou ailleurs ; on m’en rebat les oreillesdepuis dix ans. – Au reste, apprenez, monsieur, qu’il n’y a rienque je ne sache, que tout est usé pour moi, et que votre idée,fût-elle vierge comme la vierge Marie, je n’affirmerais pas moinsl’avoir vue se prostituer sur les bornes aux moindres grimaudset aux plus minces cuistres.

Ces journalistes ont été cause de Jocko, duMonstre Vert, des Lions de Mysore et de mille autres bellesinventions.

Ceux-là se plaignent continuellement d’êtreobligés de lire des livres et de voir des pièces de théâtre. Àpropos d’un méchant vaudeville, ils vous parlent des amandiers enfleurs, de tilleuls qui embaument, de la brise du printemps, del’odeur du jeune feuillage ; ils se font amants de la nature àla façon du jeune Werther, et cependant n’ont jamais mis le piedhors de Paris, et ne distingueraient pas un chou d’avec unebetterave. – Si c’est l’hiver, ils vous diront les agréments dufoyer domestique, et le feu qui pétille et les chenets, et lespantoufles, et la rêverie, et le demi-sommeil ; ils nemanqueront pas de citer le fameux vers de Tibulle :

Quam juvat immites ventos audire cubantem

moyennant quoi ils se donneront une petitetournure à la fois désillusionnée et naïve la plus charmante dumonde. Ils se poseront en hommes sur qui l’œuvre des hommes ne peutplus rien, que les émotions dramatiques laissent aussi froids etaussi secs que le canif dont ils taillent leur plume, et qui crientcependant, comme J.-J. Rousseau : Voilà la pervenche !Ceux-là professent une antipathie féroce pour les colonels duGymnase, les oncles d’Amérique, les cousins, les cousines, lesvieux grognards sensibles, les veuves romanesques, et tâchent denous guérir du vaudeville en prouvant chaque jour, par leursfeuilletons, que tous les Français ne sont pas nés malins – Envérité, nous ne trouvons pas grand mal à cela ; bien aucontraire, et nous nous plaisons à reconnaître que l’extinction duvaudeville ou de l’opéra-comique en France (genre national) seraitun des plus grands bienfaits du ciel. – Mais je voudrais biensavoir quelle espèce de littérature ces messieurs laisseraients’établir à la place de celle-là. Il est vrai que ce ne pourraitêtre pis.

D’autres prêchent contre le faux goût ettraduisent Sénèque le tragique. Dernièrement, et pour clore lamarche, il s’est formé un nouveau bataillon de critiques d’uneespèce non encore vue.

Leur formule d’appréciation est la pluscommode, la plus extensible, la plus malléable, la pluspéremptoire, la plus superlative et la plus triomphante qu’uncritique ait jamais pu imaginer. Zoïle n’y eût certainement pasperdu.

Jusqu’ici, lorsqu’on avait voulu déprécier unouvrage quelconque, ou le déconsidérer aux yeux de l’abonnépatriarcal et naïf, on avait fait des citations fausses ouperfidement isolées ; on avait tronqué des phrases et mutilédes vers, de façon que l’auteur lui-même se fût trouvé le plusridicule du monde ; on lui avait intenté des plagiatsimaginaires ; on rapprochait des passages de son livre avecdes passages d’auteurs anciens ou modernes, qui n’y avaient pas lemoindre rapport ; on l’accusait, en style de cuisinière, etavec force solécismes, de ne pas savoir sa langue, et de dénaturerle français de Racine et de Voltaire ; on assuraitsérieusement que son ouvrage poussait à l’anthropophagie, et queles lecteurs devenaient immanquablement cannibales ou hydrophobesdans le courant de la semaine ; mais tout cela était pauvre,retardataire, faux toupet et fossile au possible À force d’avoirtraîné le long des feuilletons et des articles Variétés,l’accusation d’immoralité devenait insuffisante, et tellement horsde service qu’il n’y avait plus guère que leConstitutionnel,journal pudique et progressif, comme on sait,qui eût ce désespéré courage de l’employer encore.

L’on a donc inventé la critique d’avenir, lacritique prospective. Concevez-vous, du premier coup, comme celaest charmant et provient d’une belle imagination ? La recetteest simple, et l’on peut vous la dire – Le livre qui sera beau etqu’on louera est le livre qui n’a pas encore paru. Celui qui paraîtest infailliblement détestable. Celui de demain sera superbe ;mais c’est toujours aujourd’hui.

Il en est de cette critique comme de cebarbier qui avait pour enseigne ces mots écrits en groscaractères :

ICI L’ON RASERA GRATIS DEMAIN.

Tous les pauvres diables qui lisaient lapancarte se promettaient pour le lendemain cette douceur ineffableet souveraine d’être barbifiés une fois en leur vie sans boursedélier : et le poil en poussait d’aise d’un demi-pied aumenton pendant la nuitée qui précédait ce bien heureux jour ;mais, quand ils avaient la serviette au cou, le frater leurdemandait s’ils avaient de l’argent, et qu’ils se préparassent àcracher au bassin, sinon qu’il les accommoderait en abatteurs denoix ou en cueilleurs de pommes du Perche ; et il jurait songrand sacredieu qu’il leur trancherait la gorge avec son rasoir, àmoins qu’ils ne le payassent, et les pauvres claquedents, toutmarmiteux et piteux, d’alléguer la pancarte et la sacro-sainteinscription. – Hé ! hé ! mes petits bedons ! faisaitle barbier, vous n’êtes pas grands clercs, et auriez bon besoin deretourner aux écoles ! La pancarte dit : Demain. Je nesuis pas si niais et fantastique d’humeur que de raser gratisaujourd’hui ; mes confrères diraient que je perds le métier. –Revenez l’autre fois ou la semaine des trois jeudis, vous vous entrouverez on ne peut mieux. Que je devienne ladre vert ou mézeau,si je ne vous le fais gratis, foi d’honnête barbier.

Les auteurs qui lisent un article prospectif,où l’on daube un ouvrage actuel, se flattent que le livre qu’ilsfont sera le livre de l’avenir. Ils tâchent de s’accommoder, autantque faire se peut, aux idées du critique, et se font sociaux,progressifs, moralisants, palingénésiques, mythiques, panthéistes,buchézistes, croyant par là échapper au formidable anathème ;mais il leur arrive ce qui arrivait aux pratiques du barbier :– aujourd’hui n’est pas la veille de demain. Le demain tantpromis ne luira jamais sur le monde ; car cette formule esttrop commode pour qu’on l’abandonne de sitôt. Tout en décriant celivre dont on est jaloux, et qu’on voudrait anéantir, on se donneles gants de la plus généreuse impartialité. On a l’air de ne pasdemander mieux que de trouver bien à louer, et cependant on ne lefait jamais. Cette recette est bien supérieure à celle que l’onpouvait appeler rétrospective et qui consiste à ne vanter que desouvrages anciens, qu’on ne lit plus et qui ne gênent personne, auxdépens des livres modernes, dont on s’occupe et qui blessent plusdirectement les amours-propres.

Nous avons dit, avant de commencer cette revuede messieurs les critiques, que la matière pourrait fournir quinzeou seize mille volumes in-folio, mais que nous nous contenterionsde quelques lignes ; je commence à craindre que ces quelqueslignes ne soient des lignes de deux ou trois mille toises delongueur chacune et ne ressemblent à ces grosses brochures épaissesà ne les pouvoir pas trouer d’un trou de canon, et qui portentperfidement pour titre : Un mot sur la révolution, un mot surceci ou cela. L’histoire des faits et gestes, des amours multiplesde la diva Madeleine de Maupin courrait grand risque d’êtreéconduite, et on concevra que ce n’est pas trop d’un volume toutentier pour chanter dignement les aventures de cette belleBradamante. – C’est pourquoi, quelque envie que nous ayons decontinuer le blason des illustres Aristarques de l’époque, nousnous contenterons du crayon commencé que nous venons d’en tirer, eny ajoutant quelques réflexions sur la bonhomie de nos débonnairesconfrères en Apollon, qui, aussi stupides que le Cassandre despantomimes, restent là à recevoir les coups de batte d’Arlequin etles coups de pied au cul de Paillasse, sans bouger non plus que desidoles.

Ils ressemblent à un maître d’armes qui, dansun assaut, croiserait ses bras derrière son dos, et recevrait danssa poitrine découverte toutes les bottes de son adversaire, sansessayer une seule parade.

C’est comme un plaidoyer où le procureur duroi aurait seul la parole, ou comme un débat où la réplique neserait pas permise.

Le critique avance ceci et cela. Il tranche dugrand et taille en plein drap. Absurde, détestable,monstrueux : cela ne ressemble à rien, cela ressemble à tout.On donne un drame, le critique le va voir ; il se trouve qu’ilne répond en rien au drame qu’il avait forgé dans sa tête sur letitre ; alors, dans son feuilleton, il substitue son drame àlui au drame de l’auteur. Il fait de grandes tartinesd’érudition ; il se débarrasse de toute la science qu’il a étése faire la veille dans quelque bibliothèque et traite de Turc àMore des gens chez qui il devrait aller à l’école, et dont lemoindre en remontrerait à de plus forts que lui.

Les auteurs endurent cela avec unemagnanimité, une longanimité qui me paraît vraiment inconcevable.Quels sont donc, au bout du compte, ces critiques au ton sitranchant, à la parole si brève que l’on croirait les vrais filsdes dieux ? ce sont tout bonnement des hommes avec qui nousavons été au collège, et à qui évidemment leurs études ont moinsprofité qu’à nous, puisqu’ils n’ont produit aucun ouvrage et nepeuvent faire autre chose que conchier et gâter ceux des autrescomme de véritables stryges stymphalides.

Ne serait-ce pas quelque chose à faire que lacritique des critiques ? car ces grands dégoûtés, qui fonttant les superbes et les difficiles, sont loin d’avoirl’infaillibilité de notre saint père. Il y aurait de quoi remplirun journal quotidien et du plus grand format. Leurs bévueshistoriques ou autres, leurs citations controuvées, leurs fautes defrançais, leurs plagiats, leur radotage, leurs plaisanteriesrebattues et de mauvais goût, leur pauvreté d’idées, leur manqued’intelligence et de tact, leur ignorance des choses les plussimples qui leur fait volontiers prendre le Pirée pour un homme etM. Delaroche pour un peintre fourniraient amplement auxauteurs de quoi prendre leur revanche, sans autre travail que desouligner les passages au crayon et de les reproduiretextuellement ; car on ne reçoit pas avec le brevet decritique le brevet de grand écrivain, et il ne suffit pas dereprocher aux autres des fautes de langage ou de goût pour n’enpoint faire soi-même ; nos critiques le prouvent tous lesjours. – Que si Chateaubriand, Lamartine et d’autres gens commecela faisaient de la critique, je comprendrais qu’on se mît àgenoux et qu’on adorât ; mais que MM. Z. K. Y. V. Q. X.,ou telle autre lettre de l’alphabet entre A et W, fassent lespetits Quintiliens et vous gourmandent au nom de la morale et de labelle littérature, c’est ce qui me révolte toujours et me faitentrer en des fureurs nonpareilles. Je voudrais qu’on fît uneordonnance de police qui défendît à certains noms de se heurter àcertains autres. Il est vrai qu’un chien peut regarder un évêque,et que Saint-Pierre de Rome, tout géant qu’il soit, ne peutempêcher que ces Transtévérins ne le salissent par en bas d’uneétrange sorte ; mais je n’en crois pas moins qu’il serait foud’écrire au long de certaines réputationsmonumentales :

DEFENSE DE DEPOSER DES ORDURES ICI.

Charles X avait seul bien compris la question.En ordonnant la suppression des journaux, il rendait un grandservice aux arts et à la civilisation. Les journaux sont desespèces de courtiers ou de maquignons qui s’interposent entre lesartistes et le public, entre le roi et le peuple. On sait lesbelles choses qui en sont résultées. Ces aboiements perpétuelsassourdissent l’inspiration, et jettent une telle méfiance dansles cœurs et dans les esprits que l’on n’ose se fier ni à un poète,ni à un gouvernement ; ce qui fait que la royauté et lapoésie, ces deux plus grandes choses du monde, deviennentimpossibles, au grand malheur des peuples, qui sacrifient leurbien-être au pauvre plaisir de lire, tous les matins, quelquesmauvaises feuilles de mauvais papier, barbouillées de mauvaiseencre et de mauvais style. Il n’y avait point de critique d’artsous Jules II, et je ne connais pas de feuilleton sur Daniel deVolterre, Sébastien del Piombo, Michel-Ange, Raphaël, ni surGhiberti delle Porte, ni sur Benvenuto Cellini ; et cependantje pense que, pour des gens qui n’avaient point de journaux, qui neconnaissaient ni le mot art ni le mot artistique,ils avaient assez de talent comme cela, et ne s’acquittaient pointtrop mal de leur métier. La lecture des journaux empêche qu’il n’yait de vrais savants et de vrais artistes ; c’est comme unexcès quotidien qui vous fait arriver énervé et sans force sur lacouche des Muses, ces filles dures et difficiles qui veulent desamants vigoureux et tout neufs. Le journal tue le livre, comme lelivre a tué l’architecture, comme l’artillerie a tué le courage etla force musculaire. On ne se doute pas des plaisirs que nousenlèvent les journaux. Ils nous ôtent la virginité de tout ;ils font qu’on n’a rien en propre, et qu’on ne peut posséder unlivre à soi seul ; ils vous ôtent la surprise du théâtre, etvous apprennent d’avance tous les dénouements ; ilsvous privent du plaisir de papoter, de cancaner, de commérer et demédire, de faire une nouvelle ou d’en colporter une vraie pendanthuit jours dans tous les salons du monde. Ils nous entonnent,malgré nous, des jugements tout faits, et nous préviennent contredes choses que nous aimerions ; ils font que les marchands debriquets phosphoriques, pour peu qu’ils aient de la mémoire,déraisonnent aussi impertinemment littérature que des académiciensde province ; ils font que, toute la journée, nous entendons,à la place d’idées naïves ou d’âneries individuelles, des lambeauxde journal mal digérés qui ressemblent à des omelettes crues d’uncôté et brûlées de l’autre, et qu’on nous rassasie impitoyablementde nouvelles meules de trois ou quatre heures, et que les enfants àla mamelle savent déjà ; ils nous émoussent le goût, et nousrendent pareils à ces buveurs d’eau-de-vie poivrée, à ces avaleursde limes et de râpes qui ne trouvent plus aucune saveur aux vinsles plus généreux et n’en peuvent saisir le bouquet fleuri etparfumé. Si Louis-Philippe, une bonne fois pour toutes, supprimaittous les journaux littéraires et politiques je lui en saurais ungré infini, et je lui rimerais sur-le-champ un beau dithyrambeéchevelé en vers libres et à rimes croisées ; signé :votre très humble et très fidèle sujet etc. Que l’on ne s’imaginepas que l’on ne s’occuperait plus de littérature ; au temps oùil n’y avait pas de journaux, un quatrain occupait toutParis huit jours et une première représentation six mois.

Il est vrai que l’on perdrait à cela lesannonces et les éloges à trente sous la ligne, et la notoriétéserait moins prompte et moins foudroyante. Mais j’ai imaginé unmoyen très ingénieux de remplacer les annonces Si d’ici à la miseen vente de ce glorieux roman, mon gracieux monarque a supprimé lesjournaux, je m’en servirai très assurément, et je m’en prometsmonts et merveilles. Le grand jour arrivé, vingt-quatre crieurs àcheval, aux livrées de l’éditeur, avec son adresse sur le dos etsur la poitrine, portant en main une bannière où serait brodé desdeux côtés le titre du roman, précédés chacun d’un tambourineur etd’un timbalier, parcourront la ville, et, s’arrêtant aux places etaux carrefours, crieront à haute et intelligible voix :

C’est aujourd’hui et non hier ou demain quel’on met en vente l’admirable, l’inimitable, le divin et plus quedivin roman du très célèbre Théophile Gautier, Mademoiselle deMaupin, que l’Europe et même les autres parties du monde et laPolynésie attendent si impatiemment depuis un an et plus. Il s’envend cinq cents à la minute, et les éditions se succèdent dedemi-heure en demi-heure ; on est déjà à la dix-neuvième. Unpiquet de gardes municipaux est à la porte du magasin, contient lafoule et prévient tous les désordres. – Certes, cela vaudrait bienune annonce de trois lignes dans les Débats et leCourrier français, entre les ceintures élastiques, lescols en crinoline, les biberons en tétine incorruptible, la pâte deRegnault et les recettes contre le mal de dents.

Mai 1834.

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