Mademoiselle de Maupin

Chapitre 4

 

Sais-tu que voilà tantôt cinq mois, – oui,cinq mois, tout autant, cinq éternités que je suis le Céladon enpied de madame Rosette ? Cela est du dernier beau. Je ne meserais pas cru aussi constant, ni elle non plus, je gage. Noussommes en vérité un couple de pigeons plumés, car il n’y a que destourterelles pour avoir de ces tendresses-là. Avons-nousroucoulé ! nous sommes-nous becquetés ! quels enlacementsde lierre ! quelle existence à deux ! Rien au monden’était plus touchant, et nos deux pauvres petits cœurs auraient puse mettre sur un cartel, enfilés par la même broche, avec uneflamme en coup de vent.

Cinq mois en tête à tête, pour ainsi dire, carnous nous voyions tous les jours et presque toutes les nuits, – laporte toujours fermée à tout le monde ; – n’y a-t-il pas dequoi avoir la peau de poule rien que d’y songer ! Ehbien ! c’est une chose qu’il faut dire à la gloire del’incomparable Rosette, je ne me suis pas trop ennuyé, et cetemps-là sera sans doute le plus agréablement passé de ma vie. Jene crois pas qu’il soit possible d’occuper d’une manière plussoutenue et plus amusante un homme qui n’a point de passion, etDieu sait quel terrible désœuvrement est celui qui provient d’uncœur vide ! On ne peut se faire une idée des ressources decette femme. – Elle a commencé à les tirer de son esprit, puis deson cœur, car elle m’aime à l’adoration. – Avec quel art elleprofite de la moindre étincelle, et comme elle sait en faire unincendie ! comme elle dirige habilement les petits mouvementsde l’âme ! comme elle fait tourner la langueur en rêverietendre ! et par combien de chemins détournés fait-elle revenirà elle l’esprit qui s’en éloigne ! – C’estmerveilleux !

– Et je l’admire comme un des plus hautsgénies qui soient.

Je suis venu chez elle fort maussade, de fortmauvaise humeur et cherchant une querelle. Je ne sais comment lasorcière faisait, au bout de quelques minutes elle m’avait forcé àlui dire des choses galantes, quoique je n’en eusse pas la moindreenvie, à lui baiser les mains et à rire de tout mon cœur, quoiqueje fusse d’une colère épouvantable. A-t-on une idée d’une tyranniepareille ? – Cependant, si habile qu’elle soit, le tête-à-têtene peut se prolonger plus longtemps, et, dans cette dernièrequinzaine, il m’est arrivé assez souvent, ce que je n’avais jamaisfait jusque-là, d’ouvrir les livres qui sont sur la table, et d’enlire quelques lignes dans les interstices de la conversation.Rosette l’a remarqué et en a conçu un effroi qu’elle a eu peine àdissimuler, et elle a fait emporter tous les livres de son cabinet.J’avoue que je les regrette, quoique je n’ose pas les redemander. –L’autre jour, – symptôme effrayant ! – quelqu’un est venupendant que nous étions ensemble, et, au lieu d’enrager comme jefaisais dans les commencements, j’en ai éprouvé une espèce dejoie. J’ai presque été aimable : j’ai soutenu la conversationque Rosette tâchait de laisser tomber afin que le monsieur s’enallât, et, quand il fut parti, je me mis à dire qu’il ne manquaitpas d’esprit et que sa société était assez agréable. Rosette me fitsouvenir qu’il y avait deux mois que je l’avais précisément trouvéstupide et le plus sot fâcheux qui fût sur la terre, ce à quoi jen’eus rien à répondre, car en vérité je l’avais dit ; etj’avais cependant raison, malgré ma contradiction apparente :car la première fois il dérangeait un tête-à-tête charmant, et laseconde fois il venait au secours d’une conversation épuisée etlanguissante (d’un côté du moins), et m’évitait, pour ce jour-là,une scène de tendresse assez fatigante à jouer.

Voilà où nous en sommes ; – la positionest grave, – surtout quand il y en a un des deux qui est encoreépris et qui s’attache désespérément aux restes de l’amour del’autre. Je suis dans une perplexité grande. – Quoique je ne soispas amoureux de Rosette, j’ai pour elle une très grande affection,et je ne voudrais rien faire qui lui causât de la peine. – Je veuxqu’elle croie, aussi longtemps que possible, que je l’aime.

En reconnaissance de toutes ces heures qu’ellea rendues ailées, en reconnaissance de l’amour qu’elle m’a donnépour du plaisir, je le veux. – Je la tromperai ; mais unetromperie agréable ne vaut-elle pas mieux qu’une véritéaffligeante ? – car jamais je n’aurai le cœur de lui direque je ne l’aime pas. – La vaine ombre d’amour dont elle se repaîtlui paraît si adorable et si chère, elle embrasse ce pâle spectreavec tant d’ivresse et d’effusion que je n’ose le faireévanouir ; cependant j’ai peur qu’elle ne s’aperçoive à la finque ce n’est après tout qu’un fantôme. Ce matin nous avons euensemble un entretien que je vais rapporter sous sa formedramatique pour plus de fidélité, et qui me fait craindre de nepouvoir prolonger notre liaison bien longtemps.

La scène représente le lit de Rosette. Unrayon de soleil plonge à travers les rideaux : il est dixheures. Rosette a un bras sous mon cou et ne remue pas, de peur dem’éveiller. De temps en temps, elle se soulève un peu sur le coudeet penche sa figure sur la mienne en retenant son souffle. Je voistout cela à travers le grillage de mes cils, car il y a une heureque je ne dors plus. La chemise de Rosette a un tour de gorge demalines toute déchirée : la nuit a été orageuse ; sescheveux s’échappent confusément de son petit bonnet. Elle est aussijolie que peut l’être une femme que l’on n’aime point et avec quil’on est couché.

ROSETTE, voyant que je ne dors plus. –Ô le vilain dormeur !

Moi, baillant. – Haaa !

ROSETTE. – Ne bâillez donc pas comme cela, ouje ne vous embrasserai pas de huit jours.

Moi. – Ouf !

ROSETTE. – Il paraît, monsieur, que vous netenez pas beaucoup à ce que je vous embrasse ?

Moi. – Si fait.

ROSETTE. – Comme vous dites cela d’une manièredégagée ! – C’est bon ; vous pouvez compter que, d’ici àhuit jours, je ne vous toucherai du bout des lèvres. – C’estaujourd’hui mardi : ainsi à mardi prochain.

Moi. – Bah !

ROSETTE. – Comment Bah !

Moi. – Oui, bah ! tu m’embrasseras avantce soir, ou je meurs.

ROSETTE. – Vous mourrez ! Est-ilfat ? Je vous ai gâté, monsieur.

Moi. – Je vivrai. – Je ne suis pas fat et tune m’as pas gâté, au contraire. – D’abord, le demande lasuppression du monsieur ; je suis assez de tesconnaissances pour que tu m’appelles par mon nom et que tu metutoies.

ROSETTE. – Je t’ai gâté, d’Albert !

Moi. – Bien. – Maintenant approche tabouche.

ROSETTE. – Non, mardi prochain.

Moi. – Allons donc ! est-ce que nous nenous caresserons plus maintenant que le calendrier à la main ?nous sommes un peu trop jeunes tous les deux pour cela. – Çà, votrebouche, mon infante, ou je m’en vais attraper un torticolis.

ROSETTE. – Point.

Moi. – Ah ! vous voulez qu’on vous viole,mignonne ; pardieu ! l’on vous violera. – La chose estfaisable, quoique peut-être elle n’ait pas encore été faite.

ROSETTE. – Impertinent !

Moi. – Remarque, ma toute belle, que je t’aifait la galanterie d’un peut-être ; c’est forthonnête de ma part. – Mais nous nous éloignons du sujet. Penche tatête. Voyons : qu’est-ce que cela, ma sultane favorite ?et quelle mine maussade nous avons ! Nous voulons baiser unsourire et non pas une moue.

ROSETTE, se baissant pour m’embrasser.– Comment veux-tu que je rie ? tu me dis des choses sidures !

Moi. – Mon intention est de t’en dire de forttendres. – Pourquoi veux-tu que je te dise des chosesdures ?

ROSETTE. – Je ne sais – ; mais vous m’endites.

Moi. – Tu prends pour des duretés desplaisanteries sans conséquence.

ROSETTE. – Sans conséquence ! Vousappelez cela sans conséquence ? tout en a en amour. – Tenez,j’aimerais mieux que vous me battissiez que de rire comme vousfaites.

Moi – Tu voudrais donc me voirpleurer ?

ROSETTE. – Vous allez toujours d’une extrémitéà l’autre. On ne vous demande pas de pleurer, mais de parlerraisonnablement et de quitter ce petit ton persifleur qui vous vafort mal.

Moi. – Il m’est impossible de parlerraisonnablement et de ne pas persifler ; alors je vais tebattre, puisque c’est dans tes goûts.

ROSETTE. – Faites.

Moi, lui donnant quelques petitestapes sur les épaules. – J’aimerais mieux me couper la têtemoi-même que de me gâter ton adorable corps et de marbrer de bleula blancheur de ce dos charmant. – Ma déesse, quel que soit leplaisir qu’une femme ait à être battue, en vérité, vous ne le serezpoint.

ROSETTE. – Vous ne m’aimez plus.

Moi. – Voici qui ne découle pas trèsdirectement de ce qui précède ; cela est à peu près aussilogique que de dire : – Il pleut, donc ne me donnez pas monparapluie ; ou : Il fait froid, ouvrez la fenêtre.

ROSETTE. – Vous ne m’aimez pas, vous ne m’avezjamais aimée.

Moi. – Ah ! la chose se complique :vous ne m’aimez plus et vous ne m’avez jamais aimée. Ceci estpassablement contradictoire : comment puis-je cesser de faireune chose que je n’ai jamais commencée ? – Tu vois bien,petite reine, que tu ne sais ce que tu dis et que tu es trèsparfaitement absurde.

ROSETTE. – J’avais tant envie d’être aimée devous que j’ai aidé moi-même à me faire illusion. On croit aisémentce que l’on désire ; mais maintenant je vois bien que je mesuis trompée. – Vous vous êtes trompé vous-même ; vous avezpris un goût pour de l’amour, et du désir pour de la passion. – Lachose arrive tous les jours. Je ne vous en veux pas : il n’apas dépendu de vous que vous ne soyez amoureux ; c’est à monpeu de charmes que je dois m’en prendre. J’aurais dû être plusbelle, plus enjouée, plus coquette ; j’aurais dû tâcher demonter jusqu’à toi, ô mon poète ! au lieu de vouloir te fairedescendre jusqu’à moi : j’ai eu peur de te perdre dans lesnuages, et j’ai craint que ta tête ne me dérobât ton cœur. – Jet’ai emprisonné dans mon amour, et j’ai cru, en me donnant à toitout entière, que tu en garderais quelque chose…

Moi. – Rosette, recule-toi un peu ; tacuisse me brûle, – tu es comme un charbon ardent.

ROSETTE. – Si je vous gêne, je vais me lever.– Ah ! cœur de rocher, les gouttes d’eau percent la pierre, etmes larmes ne te peuvent pénétrer. (Elle pleure.)

Moi. – Si vous pleurez comme cela, vous allezassurément changer notre lit en baignoire. – Que dis-je, enbaignoire ? en océan. – Savez-vous nager, Rosette ?

ROSETTE. – Scélérat !

Moi. – Allons, voilà que je suis unscélérat ! Vous me flattez, Rosette, je n’ai point cethonneur : je suis un bourgeois débonnaire, hélas ! et jen’ai pas commis le plus petit crime ; j’ai peut-être fait unesottise, qui est de vous avoir aimée éperdument : voilà tout.– Voulez-vous donc à toute force m’en faire repentir ? – Jevous ai aimée, et je vous aime le plus que je peux. Depuis que jesuis votre amant, j’ai toujours marché dans votre ombre : jevous ai donné tout mon temps, mes jours et mes nuits. Je n’ai pointfait de grandes phrases avec vous, parce que je ne les aimequ’écrites ; mais je vous ai donné mille preuves de matendresse. Je ne vous parlerai pas de la fidélité la plus exacte,cela va sans dire ; enfin je suis maigri de sept quarteronsdepuis que vous êtes ma maîtresse. Que voulez-vous de plus ?Me voilà dans votre lit ; j’y étais hier, j’y serai demain.Est-ce ainsi que l’on se conduit avec les gens que l’on n’aimepas ? Je fais tout ce que tu veux ; tu dis : Allons,je vais ; restons, je reste ; je suis le plus admirableamoureux du monde, ce me semble.

ROSETTE. – C’est précisément ce dont je meplains, – le plus parfait amoureux du monde en effet.

Moi. – Qu’avez-vous à me reprocher ?

ROSETTE. – Rien, et j’aimerais mieux avoir àme plaindre de vous.

Moi. – Voici une étrange querelle.

ROSETTE. – C’est bien pis. – Vous ne m’aimezpas. – Je n’y puis rien, ni vous non plus. – Que voulez-vous qu’onfasse à cela ? Assurément, je préférerais avoir quelque fauteà vous pardonner. – Je vous gronderais, vous vous excuseriez tantbien que mal, et nous nous raccommoderions.

Moi. – Ce serait tout bénéfice pour toi. Plusle crime serait grand, plus la réparation seraitéclatante.

ROSETTE. – Vous savez bien, monsieur, que jene suis pas encore réduite à employer cette ressource et que si jevoulais tout à l’heure, quoique vous ne m’aimiez pas, et que nousnous querellions…

Moi. – Oui, je conviens que c’est un pur effetde ta clémence… Veuille donc un peu ; cela vaudrait mieux quede syllogiser à perte de vue comme nous faisons.

ROSETTE. – Vous voulez couper court à uneconversation qui vous embarrasse ; mais, s’il vous plaît, monbel ami, nous nous contenterons de parler.

Moi. – C’est un régal peu cher. – Je t’assureque tu as tort ; car tu es jolie à ravir, et je sens pour toides choses…

ROSETTE. – Que vous m’exprimerez une autrefois.

Moi. – Oh çà, – mon adorable, vous êtes doncune petite tigresse d’Hyrcanie, vous êtes aujourd’hui d’une cruauténon pareille ! – Est-ce que cette démangeaison vous est venue,de vous faire vestale ? – Le caprice serait original.

ROSETTE. – Pourquoi pas ? l’on en a vu deplus bizarres ; mais, à coup sûr, je serai vestale pour vous.– Apprenez, monsieur, que je ne me livre qu’aux gens qui m’aimentou dont je crois être aimée. – Vous n’êtes dans aucun de ces deuxcas. – Permettez que je me lève.

Moi. – Si tu te lèves, je me lèverai aussi.– Tu auras la peine de te recoucher : voilà tout.

ROSETTE. – Laissez-moi !

Moi. – Pardieu non !

ROSETTE, se débattant. – Oh !vous me lâcherez !

Moi. – J’ose, madame, vous assurer lecontraire.

ROSETTE, voyant qu’elle n’est pas la plusforte. – Eh bien ! je reste ; vous me serrez le brasd’une force !… Que voulez-vous de moi ?

Moi. – Je pense que vous le savez. – Je ne mepermettrais pas de dire ce que je me permets de faire ; jerespecte trop la décence.

ROSETTE, déjà dans l’impossibilité de sedéfendre. – À condition que tu m’aimeras beaucoup… Je merends.

Moi. – Il est un peu tard pour capituler,lorsque l’ennemi est déjà dans la place.

ROSETTE, me jetant les bras autour du cou,à moitié pâmée. – Sans condition… Je m’en remets à tagénérosité.

Moi. – Tu fais bien.

Ici, mon cher ami, je pense qu’il ne seraitpas hors de propos de mettre une ligne de points, car le reste dece dialogue ne se pourrait guère traduire que par desonomatopées.

……  …  …  … .

Le rayon de soleil, depuis le commencement decette scène, a eu le temps de faire le tour de la chambre. Uneodeur de tilleul arrive du jardin, suave et pénétrante. Le tempsest le plus beau qui se puisse voir ; le ciel est bleu commela prunelle d’une Anglaise. Nous nous levons, et, après avoirdéjeuné de grand appétit, nous allons faire une longue promenadechampêtre. La transparence de l’air, la splendeur de la campagne etl’aspect de cette nature en joie m’ont jeté dans l’âme assez desentimentalité et de tendresse pour faire convenir Rosette qu’aubout du compte j’avais une manière de cœur tout comme unautre.

N’as-tu jamais remarqué comme l’ombre desbois, le murmure des fontaines, le chant des oiseaux, les riantesperspectives, l’odeur du feuillage et des fleurs, tout ce bagage del’églogue et de la description, dont nous sommes convenus de nousmoquer, n’en conserve pas moins sur nous, si dépravés que noussoyons, une puissance occulte à laquelle il est impossible derésister ? Je te confierai, sous le sceau du plus grandsecret, que je me suis surpris tout récemment encore dansl’attendrissement le plus provincial à l’endroit du rossignol quichantait. – C’était dans le jardin de *** ; le ciel, quoiqu’ilfit tout à fait nuit, avait une clarté presque égale à celle duplus beau jour ; il était si profond et si transparent que leregard pénétrait aisément jusqu’à Dieu. Il me semblait voir flotterles derniers plis de la robe des anges sur les blanches sinuositésdu chemin de saint Jacques. La lune était levée, mais un grandarbre la cachait entièrement ; elle criblait son noirfeuillage d’un million de petits trous lumineux, et y attachaitplus de paillettes que n’en eut jamais l’éventail d’une marquise.Un silence plein de bruits et de soupirs étouffés se faisaitentendre par tout le jardin (ceci ressemble peut-être à du pathos,mais ce n’est pas ma faute) ; quoique je ne visse rien que lalueur bleue de la lune, il me semblait être entouré d’unepopulation de fantômes inconnus et adorés, et je ne me sentais passeul, bien qu’il n’y eût plus que moi sur la terrasse. – Je nepensais pas, je ne rêvais pas, j’étais confondu avec la nature quim’environnait, je me sentais frissonner avec le feuillage, miroiteravec l’eau, reluire avec le rayon, m’épanouir avec la fleur ;je n’étais pas plus moi que l’arbre, l’eau ou la belle-de-nuit.J’étais tout cela, et je ne crois pas qu’il soit possible d’êtreplus absent de soi-même que je l’étais à cet instant-là. Tout àcoup, comme s’il allait arriver quelque chose d’extraordinaire, lafeuille s’arrêta au bout de la branche, la goutte d’eau de lafontaine resta suspendue en l’air et n’acheva pas de tomber. Lefilet d’argent, parti du bord de la lune, demeura en chemin :mon cœur seul battait avec une telle sonorité qu’il me semblaitremplir de bruit tout ce grand espace. – Mon cœur cessa de battre,et il se fit un tel silence que l’on eût entendu pousser l’herbe etprononcer un mot tout bas à deux cents lieues. Alors le rossignol,qui probablement n’attendait que cet instant pour commencerà chanter, fit jaillir de son petit gosier une note tellement aiguëet éclatante que je l’entendis par la poitrine autant que par lesoreilles. Le son se répandit subitement dans ce ciel cristallin,vide de bruits, et y fit une atmosphère harmonieuse, où les autresnotes qui le suivirent voltigeaient en battant des ailes. – Jecomprenais parfaitement ce qu’il disait, comme si j’eusse eu lesecret du langage des oiseaux. C’était l’histoire des amours que jen’ai pas eues que chantait ce rossignol. Jamais histoire n’a étéplus exacte et plus vraie. Il n’omettait pas le plus petit détail,la plus imperceptible nuance. Il me disait ce que je n’avais pas pume dire, il m’expliquait ce que je n’avais pu comprendre ; ildonnait une voix à ma rêverie, et faisait répondre le fantômejusqu’alors muet. Je savais que j’étais aimé, et la roulade la pluslangoureusement filée m’apprenait que je serais heureux bientôt. Ilme semblait voir à travers les trilles de son chant et sous lapluie de notes s’étendre vers moi, dans un rayon de lune, les brasblancs de ma bien-aimée. Elle s’élevait lentement avec le parfum ducœur d’une large rose à cent feuilles. – Je n’essayerai pas de tedécrire sa beauté. Il est des choses auxquelles les mots serefusent. Comment dire l’indicible ? comment peindre ce quin’a ni forme ni couleur ? comment noter une voix sans timbreet sans paroles ?

– Jamais je n’ai eu tant d’amour dans lecœur ; j’aurais pressé la nature sur mon sein, je serraisle vide entre mes bras comme si je les eusse refermés sur unetaille de vierge ; je donnais des baisers à l’air qui passaitsur mes lèvres ; je nageais dans les effluves qui sortaient demon corps rayonnant. Ah ! si Rosette se fût trouvée là !quel adorable galimatias je lui eusse débité ! Mais les femmesne savent jamais arriver à propos. – Le rossignol cessa dechanter ; la lune, qui n’en pouvait plus de sommeil, tira surses yeux son bonnet de nuages, et moi je quittai le jardin ;car le froid de la nuit commençait à me gagner.

Comme j’avais froid, je pensai toutnaturellement que j’aurais plus chaud dans le lit de Rosette quedans le mien, et je fus couché avec elle. – J’entrai avec monpasse-partout, car tout le monde dormait dans la maison. – Rosetteelle-même était endormie et j’eus la satisfaction de voir quec’était sur un volume, non coupé, de mes dernières poésies. Elleavait deux bras au-dessus de la tête, la bouche souriante etentrouverte, une jambe étendue et l’autre un peu repliée, dans unepose pleine de grâce et d’abandon ; elle était si bien ainsique je sentis un regret mortel de n’en pas être plus amoureux.

En la regardant, je songeai à cela, quej’étais aussi stupide qu’une autruche. J’avais ce que je désiraisdepuis si longtemps, une maîtresse à moi comme mon cheval et monépée, jeune, jolie, amoureuse et spirituelle ; – sans mère àgrands principes, sans père décoré, sans tante revêche, sansfrère spadassin, avec cet agrément ineffable d’un mari dûmentscellé et cloué dans un beau cercueil de chêne doublé de plomb, letout recouvert d’un gros quartier de pierre de taille, ce qui n’estpas à dédaigner ; car, après tout, c’est un mincedivertissement que d’être appréhendé au milieu d’un spasmevoluptueux, et d’aller compléter sa sensation sur le pavé aprèsavoir décrit un arc de 40 à 45 degrés, selon l’étage où l’on setrouve ; – une maîtresse libre comme l’air des montagnes, etassez riche pour entrer dans les raffinements et les élégances lesplus exquises, n’ayant d’ailleurs aucune espèce d’idée morale, nevous parlant jamais de sa vertu tout en essayant une nouvelleposture, ni de sa réputation non plus que si elle n’en avait jamaiseu, ne voyant intimement aucune femme, et les méprisant toutespresque autant que si elle était un homme, faisant fort peu de casdu platonisme et ne s’en cachant point, et toutefois mettanttoujours le cœur de la partie ; – une femme qui, si elle avaitété posée dans une autre sphère, serait indubitablement devenue laplus admirable courtisane du monde, et aurait fait pâlir la gloiredes Aspasies et des Impérias !

Or, cette femme ainsi faite était à moi. –J’en faisais ce que je voulais ; j’avais la clef de sa chambreet de son tiroir ; je décachetais ses lettres ; je luiavais ôté son nom et je lui en avais donné un autre. C’était machose, ma propriété. Sa jeunesse, sa beauté, son amour, tout celam’appartenait, j’en usais, j’en abusais. Je la faisais coucherdans le jour et se lever la nuit, si la fantaisie m’en prenait, etelle obéissait simplement et sans avoir l’air de me faire unsacrifice, et sans prendre de petits airs de victime résignée. –Elle était attentive, caressante, et, chose monstrueuse, exactementfidèle ; – c’est-à-dire que si, il y a six mois, au temps oùje me dolentais de ne pas avoir de maîtresse, on m’avait faitentrevoir, même lointainement, un pareil bonheur, j’en seraisdevenu fou de joie, et j’eusse envoyé mon chapeau cogner le ciel ensigne de réjouissance. Eh bien ! maintenant que je l’ai, cebonheur me laisse froid ; je le sens à peine, je ne le senspas, et la situation où je suis prend si peu sur moi que je doutesouvent que j’en aie changé. – Je quitterais Rosette, j’en ai laconviction intime, qu’au bout d’un mois, peut-être de moins, jel’aurais si parfaitement et si soigneusement oubliée que je nesaurais plus si je l’ai connue ou non ! En fera-t-elle autantde son côté ? – Je crois que non.

Je réfléchissais donc à toutes ces choses, et,par une espèce de sentiment de repentir, je déposai sur le front dela belle dormeuse le baiser le plus chaste et le plus mélancoliqueque jamais jeune homme ait donné à une jeune femme, sur le coup deminuit. – Elle fit un petit mouvement ; le sourire de sabouche se prononça un peu plus, mais elle ne se réveilla pas. – Jeme déshabillai lentement, et, me glissant sous les couvertures,je m’étendis tout au long d’elle comme une couleuvre. – Lafraîcheur de mon corps la surprit ; elle ouvrit ses yeux et,sans me parler, elle colla sa bouche à ma bouche, et s’entortillasi bien autour de moi que je fus réchauffé en moins de rien. Toutle lyrisme de la soirée se tourna en prose, mais en prose poétiquedu moins. – Cette nuit est une des plus belles nuits blanches quej’aie passées : je ne puis plus en espérer depareilles.

Nous avons encore des moments agréables, maisil faut qu’ils aient été amenés et préparés par quelquecirconstance extérieure comme celle-ci, et dans les commencements,je n’avais pas besoin de m’être monté l’imagination en regardant lalune et en écoutant chanter le rossignol pour avoir tout le plaisirqu’on peut avoir quand on n’est pas réellement amoureux. Il n’y apas encore de fils cassés dans notre trame, mais il y a çà et làdes nœuds, et la chaîne n’est pas à beaucoup près aussi unie.

Rosette, qui est encore amoureuse, fait cequ’elle peut pour parer à tous ces inconvénients. Malheureusementil y a deux choses au monde qui ne se peuvent commander :l’amour et l’ennui. – Je fais de mon côté des efforts surhumainspour vaincre cette somnolence qui me gagne malgré moi, et, commeces provinciaux qui s’endorment à dix heures dans les salons desvilles, je tiens mes yeux le plus écarquillés possible, et jerelève mes paupières avec mes doigts ! – rien n’y fait, etje prends un laisser-aller conjugal on ne peut plusdéplaisant.

La chère enfant, qui s’est bien trouvéel’autre jour du système champêtre, m’a emmené hier à lacampagne.

Il ne serait peut-être pas hors de propos queje te fisse une petite description de la susdite campagne, qui estassez jolie ; cela égayerait un peu toute cette métaphysique,et d’ailleurs il faut bien un fond pour les personnages, et lesfigures ne peuvent pas se détacher sur le vide ou sur cette teintebrune et vague dont les peintres remplissent le champ de leurtoile.

Les abords en sont très pittoresques. – Onarrive, par une grande route bordée de vieux arbres, à une étoiledont le milieu est marqué par un obélisque de pierre surmonté d’uneboule de cuivre doré : cinq chemins font les pointes ; –puis le terrain se creuse tout à coup. – La route plonge dans unevallée assez étroite, dont le fond est occupé par une petiterivière qu’elle enjambe par un pont d’une seule arche, puis remonteà grands pas par le revers opposé, où est assis le village dont onvoit poindre le clocher d’ardoises entre les toits de chaume et lestêtes rondes des pommiers. – L’horizon n’est pas très vaste, car ilest borné, des deux côtés, par la crête du coteau, mais il estriant, et repose l’œil. – À côté du pont, il y a un moulin et unefabrique en pierres rouges en forme de tour ; des aboiementspresque perpétuels, quelques braques et quelques jeunes bassetsà jambes torses qui se chauffent au soleil devant la porte vousapprendraient que c’est là que demeure le garde-chasse, si lesbuses et les fouines, clouées aux volets, pouvaient vous laisser unmoment dans l’incertitude. – À cet endroit commence une avenue desorbiers dont les fruits écarlates attirent des nuéesd’oiseaux ; comme on n’y passe pas fort souvent, il n’y a aumilieu qu’une bande de couleur blanche ; tout le reste estrecouvert d’une mousse courte et fine, et, dans la double ornièretracée par les roues des voitures, bourdonnent et sautillent depetites grenouilles vertes comme des chrysoprases. – Après avoircheminé quelque temps, on se trouve devant une grille en fer qui aété dorée et peinte, et dont les côtés sont garnis d’artichauts etde chevaux de frise. Puis le chemin se dirige vers le château, quel’on ne voit pas encore, car il est enfoui dans la verdure comme unnid d’oiseau, sans trop se presser toutefois et se détournant assezsouvent pour aller visiter un ruisseau et une fontaine, un kiosqueélégant ou un beau point de vue, passant et repassant la rivièresur des ponts chinois ou rustiques. – L’inégalité du terrain et lesbatardeaux élevés pour le service du moulin font qu’en plusieursendroits la rivière a des chutes de quatre à cinq pieds de hauteur,et rien n’est plus agréable que d’entendre gazouiller toutes cescascatelles à côté de soi, le plus souvent sans les voir, car lesosiers et les sureaux qui bordent le rivage y forment unrideau presque impénétrable ; mais toute cette portion du parcn’est en quelque sorte que l’antichambre de l’autre partie :une grande route qui passe au travers de cette propriété la coupemalheureusement en deux, inconvénient auquel on a remédié d’unemanière fort ingénieuse. Deux grands murs crénelés, remplis debarbacanes et de meurtrières imitant une forteresse ruinée, sedressent de chaque côté de la route ; une tour où s’accrochentdes lierres gigantesques, et qui est du côté du château, laissetomber sur le bastion opposé un véritable pont-levis avec deschaînes de fer qu’on baisse tous les matins. – On passe par unebelle arcade ogive dans l’intérieur du donjon, et de là dans laseconde enceinte, où les arbres, qui n’ont pas été coupés depuisplus d’un siècle, sont d’une hauteur extraordinaire, avec destroncs noueux emmaillotés de plantes parasites, et les plus beauxet les plus singuliers que j’aie jamais vus. Quelques-uns n’ont defeuilles qu’au sommet, et se terminent en larges ombrelles ;d’autres s’effilent en panaches : – d’autres, au contraire,ont près de leur tige une large touffe, d’où le tronc dépouillés’élance vers le ciel comme un second arbre planté dans lepremier ; on dirait des plans de devant d’un paysage composéou des coulisses d’une décoration de théâtre, tellement ils sontd’une difformité curieuse ; – des lierres, qui vont de l’un àl’autre et les embrassent à les étouffer, mêlent leurs cœurs noirsaux feuilles vertes, et semblent en être l’ombre. – Rien aumonde n’est plus pittoresque. – La rivière s’élargit, à cetendroit, de manière à former un petit lac, et le peu de profondeurpermet de distinguer, sous la transparence de l’eau, les bellesplantes aquatiques qui en tapissent le lit. Ce sont des nymphéas etdes lotus qui nagent nonchalamment dans le plus pur cristal avecles reflets des nuées et des saules pleureurs qui se penchent surla rive : le château est de l’autre côté, et ce petit bateletpeint de vert pomme et de rouge vif vous évitera de faire un assezlong détour pour aller chercher le pont. – C’est un assemblage debâtiments construits à différentes époques, avec des pignonsinégaux et une foule de petits clochetons. Ce pavillon est enbrique avec des coins de pierre ; ce corps de logis est d’unordre rustique, plein de bossages et de vermiculages. Cet autrepavillon est tout moderne ; il a un toit plat à l’italienneavec des vases et une balustrade de tuiles et un vestibule decoutil en forme de tente : les fenêtres sont toutes degrandeurs différentes, et ne se correspondent pas ; il y en ade toutes les façons : on y trouve jusqu’au trèfle et àl’ogive, car la chapelle est gothique. Certaines portions sonttreillissées, comme les maisons chinoises, de treillis peints dedifférentes couleurs, où grimpent des chèvrefeuilles, des jasmins,des capucines et de la vigne vierge dont les brindilles entrentfamilièrement dans les chambres, et semblent vous tendre lamain en vous disant bonjour.

Malgré ce manque de régularité, ou plutôt àcause de ce manque de régularité, l’aspect de l’édifice estcharmant : au moins, l’on n’a pas tout vu d’un seulcoup ; il y a de quoi choisir, et l’on s’avise toujours dequelque chose dont on ne s’était pas aperçu. Cette habitation queje ne connaissais pas, car elle est à une vingtaine de lieues, meplut tout d’abord, et je sus à Rosette le plus grand gré d’avoir eucette idée triomphante de choisir un pareil nid à nos amours.

Nous y arrivâmes à la tombée du jour ;et, comme nous étions las, après avoir soupé de grand appétit, nousn’eûmes rien de plus pressé que de nous aller coucher (séparémentbien entendu), car nous avions l’intention de dormirsérieusement.

Je faisais je ne sais quel rêve couleur derose, plein de fleurs, de parfums et d’oiseaux, quand je sentis unetiède haleine effleurer mon front, et un baiser y descendre enpalpitant des ailes. Un mignard clappement de lèvres et une doucemoiteur à la place effleurée me firent juger que je ne rêvaispas : j’ouvris les yeux, et la première chose que j’aperçus,ce fut le cou frais et blanc de Rosette qui se penchait sur le litpour m’embrasser. – Je lui jetai les bras autour de la taille, etlui rendis son baiser plus amoureusement que je ne l’avais faitdepuis longtemps.

Elle s’en fut tirer le rideau et ouvrir lafenêtre, puis revint s’asseoir sur le bord de mon lit, tenant mamain entre les deux siennes et jouant avec mes bagues. – Sonhabillement était de la simplicité la plus coquette. – Elle étaitsans corset, sans jupon, et n’avait absolument sur elle qu’un grandpeignoir de batiste blanc comme le lait, fort ample et largementplissé ; ses cheveux étaient relevés sur le haut de sa têteavec une petite rose blanche de l’espèce de celles qui n’ont quetrois ou quatre feuilles ; ses pieds d’ivoire louaient dansdes pantoufles de tapisserie de couleurs éclatantes et bigarrées,mignonnes au possible, quoiqu’elles fussent encore trop grandes, etsans quartier comme celles des jeunes Romaines. – Je regrettai, enla voyant ainsi, d’être son amant et de n’avoir pas à ledevenir.

Le rêve que je faisais au moment où elle estvenue m’éveiller d’une aussi agréable manière n’était pas fortéloigné de la réalité. – Ma chambre donnait sur le petit lac quej’ai décrit tout à l’heure. – Un jasmin encadrait la fenêtre, etsecouait ses étoiles en pluie d’argent sur mon parquet : delarges fleurs étrangères balançaient leurs urnes sous mon balconcomme pour m’encenser ; une odeur suave et indécise, formée demille parfums différents, pénétrait jusqu’à mon lit, d’où je voyaisl’eau miroiter et s’écailler en millions de paillettes ; lesoiseaux jargonnaient, gazouillaient, pépiaient et sifflaient :– c’était un bruit harmonieux et confus comme le bourdonnementd’une fête. – En face, sur un coteau éclairé par le soleil, sedéployait une pelouse d’un vert doré, où paissaient, sous laconduite d’un petit garçon, quelques grands bœufs dispersés çà etlà. – Tout en haut et plus dans le lointain, on apercevaitd’immenses carrés de bois d’un vert plus noir, d’où montait, en secontournant en spirales, la bleuâtre fumée descharbonnières.

Tout, dans ce tableau, était calme, frais etsouriant, et, où que je portasse les yeux, je ne voyais rien que debeau et de jeune. Ma chambre était tendue de Perse avec des nattessur le parquet, des pots bleus du Japon aux ventres arrondis et auxcols effilés, tout pleins de fleurs singulières, artistementarrangés sur les étagères et sur la cheminée de marbre turquinaussi remplie de fleurs ; des dessus de portes, représentantdes scènes de nature champêtre ou pastorale d’une couleur gaie etd’un dessin mignard, des sofas et des divans à toutes lesencoignures ; – puis une belle et jeune femme tout en blanc,dont la chair rasait délicatement la robe transparente aux endroitsoù elle la touchait : on ne pouvait rien imaginer de mieuxentendu pour le plaisir de l’âme, ainsi que pour celui desyeux.

Aussi mon regard satisfait et nonchalantallait, avec un plaisir égal, d’un magnifique pot tout semé dedragons et de mandarins à la pantoufle de Rosette, et de là au coinde son épaule qui luisait sous la batiste ; il se suspendaitaux tremblantes étoiles du jasmin et aux blonds cheveux dessaules du rivage, passait l’eau et se promenait sur la colline, etpuis revenait dans la chambre se fixer aux nœuds couleur de rose dulong corset de quelque bergère.

À travers les déchiquetures du feuillage, leciel ouvrait des milliers d’yeux bleus ; l’eau gazouillaittout doucement, et moi, je me laissais faire à toute cette joie,plongé dans une extase tranquille, ne parlant pas, et ma maintoujours entre les deux petites mains de Rosette.

On a beau faire : le bonheur est blanc etrose ; on ne peut guère le représenter autrement. Les couleurstendres lui reviennent de droit. – Il n’a sur sa palette que duvert d’eau, du bleu de ciel et du jaune paille : ses tableauxsont tout dans le clair comme ceux des peintres chinois. – Desfleurs, de la lumière, des parfums, une peau soyeuse et douce quitouche la vôtre, une harmonie voilée et qui vient on ne sait d’où,on est parfaitement heureux avec cela ; il n’y a pas moyend’être heureux différemment. Moi-même, qui ai le commun en horreur,qui ne rêve qu’aventures étranges, passions fortes, extasesdélirantes, situations bizarres et difficiles, il faut que je soistout bêtement heureux de cette manière-là, et, quoi que j’aie fait,je n’ai pu en trouver d’autre.

Je te prie de croire que je ne faisais aucunede ces réflexions ; c’est après coup et en t’écrivant qu’ellesme sont venues ; à cet instant-là, je n’étais occupé qu’àjouir, – la seule occupation d’un homme raisonnable.

Je ne te décrirai pas la vie que nous menonsici, elle est facile à imaginer. Ce sont des promenades dans lesgrands bois, des violettes et des fraises, des baisers et depetites fleurs bleues, des goûters sur l’herbe, des lectures et deslivres oubliés sous les arbres ; – des parties sur l’eau avecun bout d’écharpe ou une main blanche qui trempe au courant, delongues chansons et de longs rires redits par l’écho de larive ; – la vie la plus arcadique qu’il se puisseimaginer !

Rosette me comble de caresses et deprévenances ; elle, plus roucoulante qu’une colombe au mois demai, elle se roule autour de moi et m’entoure de ses replis ;elle tâche que je n’aie d’autre atmosphère que son souffle etd’autre horizon que ses yeux ; elle fait mon blocus trèsexactement et ne laisse rien entrer ni sortir sanspermission ; elle s’est bâti un petit corps de garde à côté demon cœur, d’où elle le surveille nuit et jour. – Elle me dit deschoses ravissantes ; elle me fait des madrigaux fortgalants ; elle s’assoit à mes genoux et se conduit tout à faitdevant moi comme une humble esclave devant son seigneur etmaître : ce qui me convient assez, car j’aime ces petitesfaçons soumises et j’ai de la pente au despotisme oriental. – Ellene fait pas la plus petite chose sans prendre mon avis, et sembleavoir fait abnégation complète de sa fantaisie et de savolonté ; elle cherche à deviner ma pensée et à laprévenir ; – elle est assommante d’esprit, de tendresse etde complaisance ; elle est d’une perfection à jeter par lesfenêtres. – Comment diable pourrai-je quitter une femme aussiadorable sans avoir l’air d’un monstre ? – Il y a de quoidécréditer mon cœur à tout jamais.

Oh ! que je souhaiterais la prendre enfaute, lui trouver un tort ! comme j’attends avec impatienceune occasion de dispute ! mais il n’y a pas de danger que lascélérate me la fournisse ! Quand, pour amener unealtercation, je lui parle brusquement et d’un ton dur, elle merépond des choses si douces, avec une voix si argentine, des yeuxsi trempés, d’un air si triste et si amoureux que je me fais àmoi-même l’effet d’un plus que tigre ou tout au moins d’uncrocodile, et que, tout en enrageant, je suis forcé de lui demanderpardon.

À la lettre, elle m’assassine d’amour ;elle me donne la question, et chaque jour elle resserre d’un cranles ais entre lesquels je suis pris. – Elle veut probablementm’amener à lui dire que je la déteste, qu’elle m’ennuie à la mort,et que, si elle ne me laisse en repos, je lui couperai la figure àcoups de cravache. – Pardieu ! elle y arrivera, et, si ellecontinue à être aussi aimable, ce sera avant peu, ou le diablem’emportera.

Malgré toutes ces belles apparences, Rosetteest soûle de moi comme je suis soûl d’elle ; mais, comme ellea fait d’éclatantes folies pour moi, elle ne veut pas se donneraux yeux de l’honnête corporation des femmes sensibles le tortd’une rupture. – Toute grande passion a la prétention d’êtreéternelle, et il est fort commode de se donner les bénéfices decette éternité sans en supporter les inconvénients. – Rosetteraisonne ainsi : Voici un jeune homme qui n’a plus qu’un restede goût pour moi, et, comme il est assez naïf et débonnaire, iln’ose pas le témoigner ouvertement, et ne sait de quel bois faireflèche ; il est évident que je l’ennuie, mais il crèveraplutôt à la peine que de prendre sur lui de me quitter. Comme c’estune manière de poète, il a la tête pleine de belles phrases surl’amour et la passion, il se croit obligé, en conscience, d’être unTristan ou un Amadis. – Or, comme rien au monde n’est plusinsupportable que les caresses d’une personne que l’on commence àn’aimer plus (et n’aimer plus une femme, c’est la haïr violemment),je m’en vais les lui prodiguer de manière à l’indigestionner, et,de toutes les façons, il faudra qu’il m’envoie à tous les diablesou qu’il se remette à m’aimer comme au premier jour, ce qu’il segardera soigneusement de faire.

Rien n’est mieux imaginé. – N’est-il pascharmant de faire l’Ariane délaissée ? – L’on vous plaint,l’on vous admire, l’on n’a pas assez d’imprécations pour l’infâmequi a eu la monstruosité d’abandonner une créature aussiadorable ; on prend des airs résignés et douloureux, on se metla main sous le menton et le coude sur le genou, de façon à faireressortir les jolies veines bleues de son poignet. On porte descheveux plus éplorés, et l’on met, pendant quelque temps, des robesd’une couleur plus sombre. On évite de prononcer le nom del’ingrat, mais on y fait des allusions détournées, tout en poussantde petits soupirs admirablement modulés.

Une femme si bonne, si belle, si passionnée,qui a fait de si grands sacrifices, à qui l’on n’a pas à reprocherla moindre chose, un vase d’élection, une perle d’amour, un miroirsans taches, une goutte de lait, une rose blanche, une essenceidéale à parfumer une vie ; – une femme qu’on aurait dû adorerà genoux, et qu’il faudra couper en petits morceaux, après sa mort,afin d’en faire des reliques : la laisser là iniquement,frauduleusement, scélératement ! Mais un corsaire ne feraitpas pis ! Lui donner le coup de la mort ! – car elle enmourra assurément. – Il faut avoir un pavé dans le ventre, au lieudu cœur, pour se conduire de la sorte.

Ô hommes ! hommes !

Je me dis cela ; mais peut-être n’est-cepas vrai.

Si grandes comédiennes que soientnaturellement les femmes, j’ai peine à croire qu’elles le soient àce point-là ; et, au bout du compte, toutes les démonstrationsde Rosette ne sont-elles que l’expression exacte de ses sentimentspour moi ? – Quoi qu’il en soit, la continuation dutête-à-tête n’est plus possible, et la belle châtelaine vientd’envoyer enfin des invitations à ses connaissances duvoisinage. Nous sommes occupés à faire des préparatifs pourrecevoir ces dignes provinciaux et provinciales. – Adieu,cher.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer