Mademoiselle de Maupin

Chapitre 12 – Rosette témoigna, pourapaiser sa soif…

 

Rosette témoigna, pour apaiser sa soif, ledésir de boire aussi de cette eau, et me pria de lui en apporterquelques gouttes, n’osant pas, disait-elle, se pencher autant qu’ille fallait pour y atteindre. – Je plongeai mes deux mains aussiexactement jointes que possible dans la claire fontaine, ensuite jeles haussai comme une coupe jusqu’aux lèvres de Rosette, et je lestins ainsi jusqu’à ce qu’elle eût tari l’eau qu’elles renfermaient,ce qui ne fut pas long, car il y en avait fort peu, et ce peudégouttait à travers mes doigts, si serrés que je les tinsse ;cela faisait un fort joli groupe, et il eût été à désirer qu’unsculpteur se fût trouvé là pour en tirer le crayon.

Quand elle eut presque achevé, ayant ma mainprès de ses lèvres, elle ne put s’empêcher de la baiser, de manièrecependant à ce que je pusse croire que c’était une aspiration pourépuiser la dernière perle d’eau amassée dans ma paume ; maisje ne m’y trompai pas, et la charmante rougeur qui lui couvritsubitement le visage la dénonçait assez.

Elle reprit mon bras, et nous nous dirigeâmesdu côté de la cabane. La belle marchait aussi près de moi quepossible, et se penchait en me parlant de façon à ce que sa gorgeportât entièrement sur ma manche ; position extrêmementsavante, et capable de troubler tout autre que moi ; j’ensentais parfaitement le contour ferme et pur et la doucechaleur ; de plus, j’y pouvais remarquer une ondulationprécipitée qui, fût-elle affectée ou vraie, n’en était pas moinsflatteuse et engageante.

Nous arrivâmes ainsi à la porte de la cabane,que j’ouvris d’un coup de pied ; je ne m’attendais assurémentpas au spectacle qui s’offrit à mes yeux. – Je croyais que la hutteétait tapissée de joncs avec une natte par terre et quelquesescabeaux pour se reposer : – point du tout.

C’était un boudoir meublé avec toutel’élégance imaginable. – Les dessus de portes et de glacesreprésentaient les scènes les plus galantes desMétamorphoses d’Ovide : Salmacis et Hermaphrodite,Vénus et Adonis, Apollon et Daphné, et autres amours mythologiquesen camaïeu lilas clair ; – les trumeaux étaient faits de rosespompons, sculptés fort mignonnement, et de petites margueritesdont, par un raffinement de luxe, les cœurs seulement étaient doréset les feuilles argentées. Une ganse d’argent bordait tous lesmeubles et relevait une tenture du bleu le plus doux qui se puissetrouver, et merveilleusement propre à faire ressortir la blancheuret l’éclat de la peau ; mille charmantes curiositéschargeaient la cheminée, les consoles et les étagères, et il yavait un luxe de duchesses, de chaises longues et de sofas, quimontrait suffisamment que ce réduit n’était pas destiné à desoccupations bien austères, et qu’assurément l’on ne s’y macéraitpas.

Une belle pendule rocaille, posée sur unpiédouche richement incrusté, faisait face à un grand miroir deVenise et s’y répétait avec des brillants et des refletssinguliers. Du reste, elle était arrêtée, comme si c’eût été unechose superflue que de marquer les heures dans un lieu destiné àles oublier.

Je dis à Rosette que ce raffinement de luxe meplaisait, que je trouvais qu’il était de fort bon goût de cacher laplus grande recherche sous une apparence de simplicité, et quej’approuvais fort qu’une femme eût des jupons brodés et deschemises garnies de matines avec un pardessus de simpletoile ; c’était une attention délicate pour l’amant qu’elleavait ou qu’elle pouvait avoir, dont on ne saurait être assezreconnaissant, et qu’à coup sûr il valait mieux mettre un diamantdans une noix qu’une noix dans une boîte d’or.

Rosette, pour me prouver qu’elle était de monavis, releva un peu sa robe, et me fit voir le bord d’un jupon trèsrichement brodé de grandes fleurs et de feuillages ; iln’aurait tenu qu’à moi d’être admise au secret de plus grandesmagnificences intérieures ; mais je ne demandai pas à voir sila splendeur de la chemise répondait à celle de la jupe : ilest probable que le luxe n’en était pas moindre. – Rosette laissaretomber le pli de sa robe, fâchée de n’avoir pas montré davantage.– Cependant cette exhibition lui avait servi à faire voir lecommencement d’un mollet parfaitement tourné et donnant lesmeilleures idées ascensionnelles. – Cette jambe, qu’elle tendait enavant pour mieux étaler sa jupe, était vraiment d’une finesse etd’une grâce miraculeuses dans son bas de soie gris de perle bienjuste et bien tiré, et la petite mule à talon ornée d’une touffe derubans qui la terminait ressemblait à la pantoufle de verrechaussée par Cendrillon. Je lui en fis de très sincèrescompliments, et je lui dis que je ne connaissais guère de plusjolie jambe et de plus petit pied, et que je ne pensais pas qu’ilfût possible de les avoir mieux faits. – À quoi elle répondit avecune franchise et une ingénuité toute charmante et toutespirituelle :

– C’est vrai.

Puis elle fut à un panneau pratique dans lemur, elle en tira un ou deux flacons de liqueurs et quelquesassiettes de confitures et de gâteaux, posa le tout sur un petitguéridon, et se vint asseoir près de moi dans une dormeuse assezétroite, de sorte que je fus obligée, pour n’être point trop gênée,de lui passer le bras derrière la taille. Comme elle avait les deuxmains libres, et que je n’avais précisément que la gauche dont jeme pusse servir, elle me versait elle-même à boire, et mettait desfruits et des sucreries sur mon assiette ; bientôt même,voyant que je m’y prenais assez maladroitement, elle me dit :– Allons, laissez cela ; je m’en vais vous donner la becquée,petit enfant, puisque vous ne savez pas manger tout seul. Etelle me portait elle-même les morceaux à la bouche, et me forçait àles avaler plus vite que je ne le voulais, en les poussant avec sesjolis doigts, absolument comme on fait aux oiseaux que l’on empâte,ce qui la faisait beaucoup rire. – Je ne pus guère me dispenser derendre à ses doigts le baiser qu’elle avait donné tout à l’heure àla paume de mes mains, et comme pour m’en empêcher, mais au fondpour me fournir l’occasion de mieux appuyer mon baiser, elle mefrappa la bouche à deux ou trois reprises avec le revers de samain.

Elle avait bu deux ou trois doigts de crèmedes Barbades avec un verre de vin des Canaries, et moi à peu prèsautant. Ce n’était pas beaucoup assurément ; mais il y enavait assez pour égayer deux femmes habituées à ne boire que del’eau à peine trempée – Rosette se laissait aller en arrière et serenversait sur mon bras très amoureusement. – Elle avait jeté sonmantelet, et l’on voyait le commencement de sa gorge tendue et miseen arrêt par cette position cambrée ; – le ton en était d’unedélicatesse et d’une transparence ravissantes ; la forme,d’une finesse et en même temps d’une solidité merveilleuses. Je lacontemplai quelque temps avec une émotion et un plaisirindéfinissables, et cette réflexion me vint que les hommes étaientplus favorisés que nous dans leurs amours, que nous leur donnions àposséder les plus charmants trésors, et qu’ils n’avaient rien depareil à nous offrir. – Quel plaisir ce doit être de parcourir deses lèvres cette peau si fine et si polie, et ces contours si bienarrondis, qui semblent aller au-devant du baiser et leprovoquer ! ces chairs satinées, ces lignes ondoyantes et quis’enveloppent les unes dans les autres, cette chevelure soyeuse etsi douce à toucher ; quels motifs inépuisables de délicatesvoluptés que nous n’avons pas avec les hommes ! – Noscaresses, à nous, ne peuvent guère être que passives, et cependantil y a plus de plaisir à donner qu’à recevoir.

Voilà des remarques que je n’eusse assurémentpas faites l’année passée, et j’aurais bien pu voir toutes lesgorges et toutes les épaules du monde, sans m’inquiéter si ellesétaient d’une bonne ou mauvaise forme ; mais, depuis que j’aiquitté les habits de mon sexe et que je vis avec les jeunes gens,il s’est développé en moi un sentiment qui m’était inconnu : –le sentiment de la beauté. Les femmes en sont habituellementprivées, je ne sais trop pourquoi car elles sembleraient d’abordplus à même d’en juger que les hommes ; – mais, comme ce sontelles qui la possèdent, et que la connaissance de soi-même est laplus difficile de toutes, il n’est pas étonnant qu’elles n’yentendent rien. – Ordinairement, si une femme trouve une autrefemme jolie, on peut être sûr que cette dernière est fort laide, etque pas un homme n’y fera attention. – En revanche, toutes lesfemmes dont les hommes vantent la beauté et la grâce sonttrouvées unanimement abominables et minaudières par tout letroupeau enjuponné ; ce sont des cris et des clameurs à n’enplus finir. Si j’étais ce que je parais être, je ne prendrais pasd’autre guide dans mes choix, et la désapprobation des femmes meserait un certificat de beauté suffisant.

Maintenant j’aime et je connais labeauté ; les habits que je porte me séparent de mon sexe, etm’ôtent toute espèce de rivalité ; je suis à même d’en jugermieux qu’un autre. – Je ne suis plus une femme, mais je ne suis pasencore un homme, et le désir ne m’aveuglera pas jusqu’à prendre desmannequins pour des idoles ; je vois froidement et sansprévention ni pour ni contre, et ma position est aussi parfaitementdésintéressée que possible.

La longueur et la finesse des cils, latransparence des tempes, la limpidité du cristallin, lesenroulements de l’oreille, le ton et la qualité des cheveux,l’aristocratie des pieds et des mains, l’emmanchement plus ou moinsdélié des jambes et des poignets, mille choses à quoi je ne prenaispas garde qui constituent la réelle beauté et prouvent la pureté derace me guident dans mes appréciations, et ne me permettent guèrede me tromper. – Je crois qu’on pourrait accepter les yeux fermésune femme dont j’aurais dit : – En vérité, elle n’est pasmal.

Par une conséquence toute naturelle, je meconnais beaucoup mieux en tableaux qu’auparavant, et, quoique jen’aie des maîtres qu’une teinture fort superficielle, il seraitdifficile de me faire passer un mauvais ouvrage pour bon ; jetrouve à cette étude un charme singulier et profond ; car,comme toute chose au monde, la beauté morale ou physique veut êtreétudiée, et ne se laisse pas pénétrer tout d’abord. Mais revenons àRosette ; de ce sujet à elle, la transition n’est pasdifficile, et ce sont deux idées qui s’appellent l’unel’autre.

Comme je l’ai dit, la belle était renverséesur mon bras, et sa tête portait contre mon épaule ; l’émotionnuançait ses belles joues d’une tendre couleur rose, que rehaussaitadmirablement le noir foncé d’une petite mouche très coquettementposée ; ses dents luisaient à travers son sourire comme desgouttes de pluie au fond d’un pavot, et ses cils, abaissés à demi,augmentaient encore l’éclat humide de ses grands yeux ; – unrayon de jour faisait jouer mille brillants métalliques sur sachevelure soyeuse et moirée, dont quelques boucles s’étaientéchappées et roulaient, en forme de repentirs, au long de son courond et potelé, dont elles faisaient valoir la chaudeblancheur ; quelques petits cheveux follets, plus mutins queles autres, se détachaient de la masse, et se contournaient enspirales capricieuses, dorées de reflets singuliers, et qui,traversées par la lumière, prenaient toutes les nuances duprisme : – on eût dit de ces fils d’or qui entourent la têtedes vierges dans les anciens tableaux. – Nous gardions toutesles deux le silence, et je m’amusais à suivre, sous la transparencenacrée de ses tempes, ses petites veines bleu d’azur et la molle etinsensible dégradation du duvet à l’extrémité de sessourcils.

La belle semblait se recueillir en elle-mêmeet se bercer dans des rêves de volupté infinie ; ses braspendaient au long de son corps aussi ondoyants et aussi moelleuxque des écharpes dénouées ; sa tête s’inclinait de plus enplus en arrière, comme si les muscles qui la soutenaient eussentété coupés ou trop faibles pour la soutenir. Elle avait ramené sesdeux petits pieds sous son jupon, et était parvenue à se blottirentièrement dans l’angle de la causeuse que j’occupais, en sorteque, bien que ce meuble fût trop étroit, il y avait un grand espacevide de l’autre côté.

Son corps, facile et souple, se modelait surle mien comme de la cire, et en prenait tout le contour extérieuraussi exactement que possible : – l’eau ne se fût pas insinuéeplus précisément dans toutes les sinuosités de la ligne. – Ainsiappliquée à mon flanc, elle avait l’air de ce double trait que lespeintres ajoutent à leur dessin du côté de l’ombre, afin de lerendre plus gras et plus nourri. – Il n’y a qu’une femme amoureusepour avoir de ces ondulations et de ces enlacements. – Les lierreset les saules sont bien loin de là.

La douce chaleur de son corps me pénétrait àtravers ses habits et les miens ; mille ruisseauxmagnétiques rayonnaient autour d’elle ; sa vie tout entièresemblait avoir passé en moi et l’avoir abandonnée complètement. Deminute en minute, elle languissait et mourait et ployait de plus enplus : une légère sueur perlait sur son front lustré :ses yeux se trempaient, et deux ou trois fois elle fit le mouvementde lever ses mains comme pour les cacher ; mais, à moitiéchemin, ses bras lassés retombèrent sur ses genoux, et elle ne puty parvenir ; – une grosse larme déborda de sa paupière etroula sur sa joue brûlante, où elle fut bientôt séchée.

Ma situation devenait fort embarrassante etpassablement ridicule ; – je sentais que je devais avoir l’airénormément stupide, et cela me contrariait au dernier point,quoiqu’il ne fût pas en mon pouvoir de prendre un autre air quecelui-là. – Les façons entreprenantes m’étaient interdites, etc’étaient les seules qui eussent été convenables. J’étais trop sûrede ne pas éprouver de résistance pour m’y risquer, et, en vérité,je ne savais pas de quel bois faire flèche. Dire des galanteries etdébiter des madrigaux, cela eût été bon dans le commencement, maisrien n’eût paru plus fade au point où nous en étionsarrivées ; – me lever et sortir eût été de la dernièregrossièreté ; et d’ailleurs, je ne réponds pas que Rosetten’eût pas fait la Putiphar et ne m’eût retenue par le coin de monmanteau. – Je n’aurais eu aucun motif vertueux à lui donner de marésistance ; et puis, je l’avouerai à ma honte, cettescène, tout équivoque que le caractère en fût pour moi, ne manquaitpas d’un certain charme qui me retenait plus qu’il n’eûtfallu ; cet ardent désir m’échauffait de sa flamme, et j’étaisréellement fâchée de ne le pouvoir satisfaire : je souhaitaimême d’être un homme, comme effectivement je le paraissais, afin decouronner cet amour, et je regrettai fort que Rosette se trompât.Ma respiration se précipitait, je sentais des rougeurs me monter àla figure, et je n’étais guère moins troublée que ma pauvreamoureuse. – L’idée de la similitude de sexe s’effaçait peu à peupour ne laisser subsister qu’une vague idée de plaisir ; mesregards se voilaient, mes lèvres tremblaient, et, si Rosette eûtété un cavalier au lieu d’être ce qu’elle était, elle aurait eu, àcoup sûr, très bon marché de moi.

À la fin, n’y pouvant tenir, elle se levabrusquement en faisant une espèce de mouvement spasmodique, et semit à marcher dans la chambre avec une grande activité ; puiselle s’arrêta devant le miroir, et rajusta quelques mèches de sescheveux, qui avaient perdu leur pli. Pendant cette promenade, jefaisais une pauvre figure, et je ne savais guère quelle contenancetenir.

Elle s’arrêta devant moi et parutréfléchir.

Elle pensa qu’une timidité enragée me retenaitseule, que j’étais plus écolier qu’elle ne l’avait cru d’abord. –Hors d’elle-même et montée au plus haut degré d’exaspérationamoureuse, elle voulut tenter un suprême effort et jouer le toutpour le tout, au risque de perdre la partie.

Elle vint à moi, s’assit sur mes genoux plusprompte que l’éclair, me passa les bras autour du cou, croisa sesmains derrière ma tête, et sa bouche se prit à la mienne avec uneétreinte furieuse ; je sentais sa gorge, demi-nue et révoltée,bondir contre ma poitrine, et ses doigts enlacés se crisper dansmes cheveux. – Un frisson me courut tout le long du corps, et lespointes de mes seins se dressèrent.

Rosette ne quittait pas ma bouche ; seslèvres enveloppaient mes lèvres, ses dents choquaient mes dents,nos souffles se mêlaient. – Je me reculai un instant, et je tournaideux ou trois fois la tête pour éviter ce baiser ; mais unattrait invincible me fit revenir en avant, et je le lui rendispresque aussi ardent qu’elle me l’avait donné. Je ne sais pas tropce que tout cela fût devenu, si de grands abois ne se fussent faitentendre au-dehors de la porte avec un bruit comme de pieds quigrattaient. La porte céda, et un beau lévrier blanc entra dans lacabane en jappant et en gambadant.

Rosette se releva subitement, et d’un bondelle s’élança à l’extrémité de la chambre : le beau lévrierblanc sautait autour d’elle allègrement et joyeusement, et tâchaitd’atteindre ses mains pour les lécher ; elle était si troubléequ’elle eut bien de la peine à rajuster son mantelet sur sesépaules.

Ce lévrier était le chien favori de sonfrère Alcibiade : il ne le quittait jamais, et, quand on levoyait arriver, l’on pouvait être sûr que le maître n’était pasloin ; – c’est ce qui avait si fort effrayé la pauvreRosette.

Effectivement, Alcibiade lui-même entra uneminute après tout botté et tout éperonné, avec son fouet à lamain : – Ah ! vous voilà, dit-il ; je vous cherchedepuis une heure, et je ne vous eusse assurément pas trouvés, simon brave lévrier Snug ne vous eût déterrés dans votre cachette. Etil jeta sur sa sœur un regard moitié sérieux, moitié enjoué, qui lafit rougir jusqu’au blanc des yeux. – Vous aviez apparemment dessujets bien épineux à traiter que vous vous étiez retirés dans uneaussi profonde solitude ? – vous parliez sans doute dethéologie et de la double nature de l’âme ?

– Oh ! mon Dieu, non : – nosoccupations n’étaient pas, à beaucoup près, si sublimes ; nousmangions des gâteaux, et nous parlions de modes ; – voilàtout.

– Je n’en crois rien ; vous m’aviez l’airprofondément enfoncés dans quelque dissertation sentimentale ;– mais, pour vous distraire de vos conversations vaporeuses, jecrois qu’il ne serait pas mauvais que vous vinssiez faire un tour àcheval avec moi. – J’ai une nouvelle jument que je veux essayer. –Vous la monterez aussi, Théodore, et nous verrons ce qu’on en peutfaire. – Nous sortîmes tous les trois ensemble, lui me donnant lebras, moi le donnant à Rosette : les expressions de nosfigures étaient singulièrement variées. – Alcibiade avait l’airpensif, moi tout à fait à l’aise, Rosette excessivementcontrariée.

Alcibiade était arrivé fort à propos pour moi,fort mal à propos pour Rosette, qui perdit ainsi ou crut perdretout le fruit de ses savantes attaques et de son ingénieusetactique. – C’était à recommencer ; – un quart d’heure plustard, le diable m’emporte si je sais le dénouement qu’aurait puavoir cette aventure, – je n’y en vois pas de possible. – Peut-êtreeût-il mieux valu qu’Alcibiade n’intervînt pas précisément aumoment scabreux, comme un dieu dans sa machine : – il auraitbien fallu que cela finît d’une manière ou de l’autre. – Pendantcette scène, je fus deux ou trois fois sur le point d’avouer quij’étais à Rosette ; mais la crainte de passer pour uneaventurière et de voir mon secret divulgué retint sur mes lèvresles paroles prêtes à s’envoler.

Un pareil état de choses ne pouvait durer. –Mon départ était le seul moyen de couper court à cette intriguesans issue ; aussi, au dîner, j’annonçai officiellement que jepartirais le lendemain même. – Rosette qui était assise à côté demoi, faillit presque se trouver mal en entendant cette nouvelle, etlaissa tomber son verre. Une pâleur subite couvrit sa bellefigure : elle me jeta un regard douloureux et plein dereproches, qui m’émut et me troubla presque autant qu’elle.

La tante leva ses vieilles mains ridéesavec un mouvement de surprise pénible, et, de sa voix grêle ettremblante qui chevrotait encore plus qu’à l’ordinaire, elle medit : « Ah ! mon cher monsieur Théodore, vous nousquittez comme cela ? Ce n’est pas bien ; hier, vousn’aviez pas le moins du monde l’air disposé à partir. – Le courriern’est pas venu : ainsi vous n’avez pas reçu de lettres et vousn’avez aucun motif. Vous nous aviez accordé encore quinze jours, etvous nous les reprenez ; vous n’en avez vraiment pas ledroit : chose donnée ne peut se reprendre. – Vous voyez quellemine Rosette vous fait, et comme elle vous en veut ; je vousavertis que je vous en voudrai au moins autant qu’elle, et que jevous ferai une mine aussi terrible, et une mine de soixante-huitans est un peu plus effroyable qu’une mine de vingt-trois. Voyez àquoi vous vous exposez volontairement : à la colère de latante et à celle de la nièce, et tout cela pour je ne sais quelcaprice qui vous a pris subitement entre la poire et lefromage. »

Alcibiade jura, en frappant un grand coup depoing sur la table, qu’il barricaderait les portes du château etcouperait les jarrets à mon cheval plutôt que de me laisserpartir.

Rosette me lança un autre regard, si triste etsi suppliant, qu’il eût fallu toute la férocité d’un tigre à jeundepuis huit jours pour n’en pas être touché.

– Je n’y résistai pas, et, quoique cela mecontrariât singulièrement, je fis la promesse solennelle derester.

– La chère Rosette m’eût volontiers sauté aucou et embrassé sur la bouche pour cette complaisance ;Alcibiade m’enferma la main dans sa grande main, et me secoua lebras si violemment qu’il faillit m’arracher l’épaule, rendit mesbagues ovales de rondes qu’elles étaient, et me coupa trois doigtsassez profondément.

La vieille, en réjouissance, huma une immenseprise de tabac.

Cependant Rosette ne reprit pas complètementsa gaieté ; – l’idée que je pouvais m’en aller et que j’enavais le désir, idée qui ne s’était pas encore présentée nettementà son esprit, la jeta dans une profonde rêverie. Les couleurs quel’annonce de mon départ avait chassées de ses joues n’y revinrentpas aussi vives qu’auparavant ; – il lui resta de la pâleursur la joue et de l’inquiétude au fond de l’âme. – Ma conduite àson égard la surprenait de plus en plus. – Après les avancesmarquées qu’elle m’avait faites, elle ne comprenait pas les motifsqui me faisaient mettre tant de retenue dans mes rapports avecelle : ce qu’elle voulait c’était de m’amener avant mon départà un engagement tout à fait décisif, ne doutant pas qu’après celail ne lui fût extrêmement facile de me retenir aussi longtempsqu’elle le voudrait.

En cela elle avait raison, et, si je n’eussepas été une femme, son calcul se fût trouvé juste ; car, quoique l’on ait dit de la satiété du plaisir et du dégoût qui suitordinairement la possession, tout homme qui a l’âme un peu biensituée, et qui n’est pas blasé misérablement et sans ressource,sent son amour s’augmenter de son bonheur, et très souvent lemeilleur moyen de retenir un amant prêt à s’éloigner, c’est de selivrer à lui avec un entier abandon.

Rosette avait le dessein de m’amener à quelquechose de décisif avant mon départ. Sachant combien il est difficilede reprendre plus tard une liaison au point où on l’avait laissée,et, d’ailleurs, n’étant nullement sûre de me pouvoir retrouverjamais dans des circonstances aussi favorables, elle ne négligeaitaucune des occasions qui se pouvaient présenter de me mettre dansune position à me prononcer nettement et à quitter ces manièresévasives derrière lesquelles je me retranchais. Comme j’avais, demon côté, l’intention excessivement formelle d’éviter toute espècede rencontre pareille à celle du pavillon rustique, et que je nepouvais cependant pas, sans afficher un ridicule, affecter trop defroideur pour Rosette et mettre dans nos rapports une pruderie depetite fille, je ne savais trop quelle contenance faire, et jetâchais qu’il y eût toujours une personne tierce avec nous. –Rosette, au contraire, faisait tout son possible pour se trouverseule avec moi, et elle y réussissait assez souvent, le châteauétant éloigné de la ville et peu fréquenté de la noblesse desenvirons. – Cette résistance sourde l’attristait et lasurprenait ; – par instants il lui survenait des doutes et deshésitations sur le pouvoir de ses charmes, et, se voyant si peuaimée, elle n’était quelquefois pas loin de croire qu’elle étaitlaide. – Alors elle redoublait de soins et de coquetterie, etquoique son deuil ne lui permît pas d’employer toutes lesressources de la toilette, elle savait cependant l’orner et levarier de manière à être chaque jour deux ou trois fois pluscharmante, – ce qui n’est pas peu dire. – Elle essaya detout : elle fut enjouée, mélancolique, tendre, passionnée,prévenante, coquette, minaudière même ; elle mit, les unsaprès les autres, tous ces adorables masques qui vont si bien auxfemmes, qu’on ne sait plus si ce sont de véritables masques ouleurs figures réelles ; – elle revêtit successivement huit oudix individualités contrastées entre elles, pour voir laquelle meplairait et s’y fixer. À elle seule, elle me fit un sérail completoù je n’avais qu’à jeter le mouchoir ; mais rien ne luiréussit, bien entendu.

Le peu de succès de tous ces stratagèmes lafit tomber dans une stupeur profonde. – En effet, elle aurait faittourner la cervelle de Nestor et fait fondre la glace du chasteHippolyte lui-même, – et je ne paraissais rien moins que Nestor etHippolyte : je suis jeune, et j’avais la mine hautaine etdécidée, le propos hardi, et, partout ailleurs qu’en tête à tête,la contenance fort délibérée.

Elle dut croire que toutes les sorcières dela Thrace et de la Thessalie m’avaient jeté leurs charmes sur lecorps, ou que, tout au moins, j’avais l’aiguillette nouée, etprendre une fort détestable opinion de ma virilité, qui esteffectivement assez mince. – Cependant il paraît que cette idée nelui vint point, et qu’elle n’attribuait qu’à mon défaut d’amourpour elle cette singulière réserve.

Les jours s’écoulaient, et ses affairesn’avançaient pas : – elle en était visiblement affectée :une expression de tristesse inquiète avait remplacé le souriretoujours frais épanoui de ses lèvres ; les coins de sa bouche,si joyeusement arqués, s’étaient abaissés sensiblement, etformaient une ligne ferme et sérieuse ; quelques petitesveines se dessinaient d’une manière plus marquée à ses paupièresattendries ; ses joues, naguère si semblables à la pêche, n’enavaient conservé que l’imperceptible velouté. Souvent, de mafenêtre, je la voyais traverser le parterre en peignoir dumatin ; elle marchait, levant à peine les pieds, comme si elleeût glissé, les deux bras mollement croisés sur la poitrine, latête inclinée, plus ployée qu’une branche de saule qui trempe dansl’eau, avec quelque chose d’onduleux et d’affaissé, comme unedraperie trop longue dont le bout touche à terre. – En cesinstants-là, elle avait l’air d’une de ces amoureuses antiques enproie au courroux de Vénus, et sur qui l’impitoyable déesses’acharne tout entière : – c’est ainsi que je me figure quePsyché devait être quand elle eut perdu Cupidon.

Les jours où elle ne s’efforçait pas pourvaincre ma froideur et mes hésitations, son amour avait une alluresimple et primitive qui m’eût charmé ; c’était un abandonsilencieux et confiant, une chaste facilité de caresses, uneabondance et une plénitude de cœur inépuisables, tous les trésorsd’une belle nature répandus sans réserve. Elle n’avait point de cespetitesses et de ces mesquineries que l’on voit à presque toutesles femmes, même les mieux douées ; elle ne cherchait pas dedéguisement, et me laissait voir tranquillement toute l’étendue desa passion. Son amour-propre ne se révolta pas un instant de ce queje ne répondais pas à tant d’avances, car l’orgueil sort du cœur lejour où l’amour y entre ; et si jamais quelqu’un a étévéritablement aimé, c’est moi par Rosette. – Elle souffrait, maissans plainte et sans aigreur, et elle n’attribuait qu’à elle le peude succès de ses tentatives. – Cependant sa pâleur augmentaitchaque jour, et les lis avaient livré aux roses, sur le champ debataille de ses joues, un grand combat où ces dernières avaient étédéfinitivement mises en déroute ; cela me désolait, mais, enbonne conscience, j’y pouvais moins que personne. – Plus je luiparlais avec douceur et affection, plus j’avais avec elle desmanières caressantes, plus j’enfonçais dans son cœur la flèchebarbelée de l’amour impossible. – Pour la consoler aujourd’hui, jelui préparais un désespoir futur bien plus grand ; mesremèdes empoisonnaient sa plaie tout en paraissant l’assoupir. – Jeme repentais en quelque sorte de toutes les choses agréables quej’avais pu lui dire, et j’aurais voulu, à cause de l’extrême amitiéque j’avais pour elle, trouver les moyens de m’en faire haïr. On nepeut porter le désintéressement plus loin, car j’en eusse été àcoup sûr très fâchée ; – mais cela eût mieux valu.

J’ai essayé à deux ou trois reprises de luidire quelques duretés, je me suis bien vite remise au madrigal, carje crains moins encore son sourire que ses larmes. – En cesoccasions-là, quoique la loyauté de l’intention m’absolvepleinement dans ma conscience, je suis plus touchée qu’il ne lefaudrait, et j’éprouve quelque chose qui n’est pas loin d’être unremords. – Une larme ne peut guère être séchée que par un baiser,et l’on ne peut laisser décemment cet office à un mouchoir, fût-ilde la plus fine batiste du monde ; – je défais ce que j’aifait, la larme est bien vite oubliée, plus vite que le baiser, etil s’ensuit toujours pour moi quelque redoublement d’embarras.

Rosette, qui voit que je vais lui échapper, serattache obstinément et misérablement aux restes de son espérance,et ma position se complique de plus en plus. – La sensation étrangeque j’avais éprouvée dans le petit ermitage, et le désordreinconcevable où m’avait jetée l’ardeur des caresses de ma belleamoureuse se sont renouvelés plusieurs fois pour moi, quoiquemoins violents ; et souvent, assise auprès de Rosette, sa maindans ma main, l’entendant me parler avec son doux roucoulement, jem’imagine que je suis un homme, comme elle le croit, et que, si jene réponds pas à son amour, c’est pure cruauté de ma part.

Un soir je ne sais par quel hasard, je metrouvai seule dans la chambre verte avec la vieille dame ; –elle avait en main quelque ouvrage de tapisserie, car, malgré sessoixante-huit ans, elle ne restait jamais oisive, voulant, commeelle le disait, achever, avant de mourir, un meuble qu’elle avaitcommencé et auquel elle travaillait depuis déjà fort longtemps. Sesentant un peu fatiguée, elle posa son ouvrage et se renversa dansson grand fauteuil : elle me regardait très attentivement, etses yeux gris pétillaient à travers ses lunettes avec une vivacitéétrange ; elle passa deux ou trois fois sa main sèche sur sonfront ridé, et parut profondément réfléchir. – Le souvenir destemps qui n’étaient plus et qu’elle regrettait donnait à sa figureune mélancolique expression d’attendrissement. – Je me taisais, depeur de la troubler dans ses pensées, et le silence dura quelquesminutes : elle le rompit enfin.

– Ce sont les vrais yeux de Henri, – de moncher Henri, le même regard humide et brillant, le même port detête, la même physionomie douce et fière ; – on dirait quec’est lui. – Vous ne pouvez vous imaginer à quel point va cetteressemblance, monsieur Théodore ; – quand je vous vois, jene puis plus croire que Henri est mort ; je pense qu’il aété seulement faire un long voyage dont le voici enfin revenu. –Vous m’avez fait bien du plaisir et bien de la peine,Théodore : – plaisir, en me rappelant mon pauvre Henri ;peine, en me montrant combien grande est la perte que j’aifaite ; quelquefois je vous ai pris pour son fantôme. – Je nepuis me faire à cette idée que vous nous allez quitter ; il mesemble que je perds mon Henri encore une fois.

Je lui dis que, s’il m’était réellementpossible de rester plus longtemps, je le ferais avec plaisir, maisque mon séjour s’était déjà prolongé bien au-delà des bornes qu’ilaurait dû avoir ; que, du reste, je me proposais bien derevenir, et que le château me laissait de trop agréables souvenirspour l’oublier aussi vite.

– Si fâchée que je sois de votre départ,monsieur Théodore, reprit-elle poursuivant son idée, il y a iciquelqu’un qui le sera plus que moi. – Vous comprenez bien de qui jeveux parler sans que je le dise. Je ne sais pas ce que nous feronsde Rosette quand vous serez parti ; mais ce vieux château estbien triste. Alcibiade est toujours à la chasse, et, pour une jeunefemme comme elle, la société d’une pauvre impotente comme moi n’estpas très récréative.

– Si quelqu’un doit avoir des regrets, cen’est ni vous, madame, ni Rosette, mais bien moi ; vous perdezpeu, moi beaucoup ; vous retrouverez aisément une sociétéplus charmante que la mienne, et il est plus que douteux que jepuisse jamais remplacer celle de Rosette et la vôtre.

– Je ne veux pas me faire une querelle avecvotre modestie, mon cher monsieur, mais je sais ce que je sais, etje dis ce qui est : il est probable que de longtemps nous nereverrons madame Rosette de bonne humeur, car c’est vous maintenantqui faites la pluie et le beau temps sur ses joues. Son deuil vafinir, et il serait vraiment fâcheux qu’elle déposât sa gaieté avecsa dernière robe noire ; cela serait de fort mauvais exempleet tout à fait contraire aux lois ordinaires. C’est une chose quevous pouvez empêcher sans vous donner beaucoup de peine, et quevous empêcherez sans doute, dit la vieille en appuyant beaucoup surles derniers mots.

– Assurément, je ferai tout mon possible pourque votre chère nièce conserve sa belle gaieté, puisque vous mesupposez une telle influence sur elle. Cependant je ne vois guèrecomment je m’y pourrai prendre.

– Oh ! vraiment vous ne voyezguère ! À quoi vous servent vos beaux yeux ? – Je nesavais pas que vous eussiez la vue si courte. Rosette estlibre ; elle a quatre-vingt mille livres de rente où personnen’a rien à voir, et l’on trouve fort jolies des femmes deux foisplus laides qu’elle. Vous êtes jeune, bien fait, et, à ce que jepense, non marié ; la chose me paraît la plus simple du monde,à moins que vous n’ayez pour Rosette une insurmontable horreurce qui est difficile à croire…

– Ce qui n’est pas et ne peut pas être ;car son âme vaut son corps, et elle est de celles qui pourraientêtre laides sans qu’on s’en aperçût ou qu’on les désirâtautrement…

– Elle pourrait être laide impunément, et elleest charmante. – C’est avoir doublement raison ; je ne doutepas de ce que vous dites, mais elle a pris le plus sage parti. –Pour ce qui est d’elle, je répondrais volontiers qu’il y a millepersonnes qu’elle hait plus que vous, et que, si on le luidemandait plusieurs fois, elle finirait peut-être par avouer quevous ne lui déplaisez pas précisément. Vous avez au doigt une baguequi lui irait parfaitement, car vous avez la main aussi petitequ’elle, et je suis presque sûre qu’elle l’accepterait avecplaisir.

La bonne dame s’arrêta quelques instants pourvoir l’effet que ses paroles produiraient sur moi, et je ne sais sielle dut être satisfaite de l’expression de ma figure. – J’étaiscruellement embarrassée et je ne savais que répondre. Dès lecommencement de cet entretien, j’avais vu où tendaient toutes sesinsinuations ; et, quoique je m’attendisse presque à cequ’elle venait de dire, j’en restais toute surprise etinterdite ; je ne pouvais que refuser ; mais quels motifsvalables donner d’un pareil refus ? Je n’en avais aucun, si cen’est que j’étais femme : c’était, il est vrai, un excellentmotif, mais précisément le seul que je ne voulusse pasalléguer.

Je ne pouvais guère me rejeter sur des parentsféroces et ridicules ; tous les parents du monde eussentaccepté une pareille union avec ivresse. Rosette n’eût-elle pas étéce qu’elle était, bonne et belle, et de naissance, les quatre-vingtmille livres de rente eussent levé toute difficulté. – Dire que jene l’aimais pas, ce n’eût été ni vrai ni honnête, car je l’aimaisréellement beaucoup, et plus qu’une femme n’aime une femme. –J’étais trop jeune pour prétendre être engagée ailleurs : ceque je trouvais de mieux à faire, c’était de donner à entendrequ’étant cadet de famille les intérêts de la maison exigeaient quej’entrasse dans l’ordre de Malte, et ne me permettaient pas desonger au mariage : ce qui me faisait le plus grand chagrin dumonde depuis que j’avais vu Rosette.

Cette réponse ne valait pas le diable, et jele sentais parfaitement. La vieille dame n’en fut pas dupe et ne laregarda point comme définitive ; elle pensa que j’avais parléainsi pour me donner le temps de réfléchir et de consulter mesparents. – En effet, une pareille union était tellement avantageuseet inespérée pour moi qu’il n’était pas possible que je larefusasse, même quand je n’eusse que peu ou point aiméRosette ; – c’était une bonne fortune à ne point négliger.

Je ne sais pas si la tante me fit cetteouverture à l’instigation de la nièce, cependant je penche à croireque Rosette n’y était pour rien : elle m’aimait tropsimplement et trop ardemment pour penser à autre chose que mapossession immédiate, et le mariage eût été assurément le dernierdes moyens qu’elle eût employés. – La douairière, qui n’avait pasété sans remarquer notre intimité, qu’elle croyait sans doutebeaucoup plus grande qu’elle ne l’était, avait arrangé tout ce plandans sa tête pour me faire rester auprès d’elle, et remplacer,autant que possible, son cher fils Henri, tué à l’armée, aveclequel elle me trouvait une si frappante ressemblance. Elle s’étaitcomplu dans cette idée et avait profité de ce moment de solitudepour s’expliquer avec moi. Je vis à son air qu’elle ne se regardaitpas comme battue, et qu’elle se proposait de revenir bientôt à lacharge, ce qui me contraria au dernier point.

Rosette, de son côté, fit, la nuit du mêmejour, une dernière tentative qui eut des résultats si graves qu’ilfaut que je t’en fasse un récit à part, et que je ne puis te laraconter dans cette lettre déjà démesurément enflée. – Tu verras àquelles singulières aventures j’étais prédestinée, et comme le cielm’avait taillée d’avance pour être une héroïne de roman ; jene sais pas trop, par exemple, quelle moralité on pourra tirer detout cela, – mais les existences ne sont pas comme les fables,chaque chapitre n’a pas à la queue une sentence rimée. – Biensouvent le sens de la vie est que ce n’est pas la mort. Voilàtout. Adieu, ma chère, je t’embrasse sur tes beaux yeux. Turecevras incessamment la suite de ma triomphantebiographie.

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