Mademoiselle de Maupin

Chapitre 11 – Les hommes de génie sonttrès bornés…

 

Les hommes de génie sont très bornés, et c’estpour cela qu’ils sont hommes de génie. Le manque d’intelligence lesempêche d’apercevoir les obstacles qui les séparent de l’objetauquel ils veulent arriver ; ils vont, et, en deux ou troisenjambées, ils dévorent les espaces intermédiaires. – Comme leuresprit reste obstinément fermé à certains courants, et qu’ils neperçoivent que les choses qui sont les plus immédiates à leursprojets, ils font une bien moindre dépense de pensée etd’action : rien ne les distrait, rien ne les détourne, ilsagissent plutôt par instinct qu’autrement, et plusieurs, tirés deleur sphère spéciale, sont d’une nullité que l’on a peine àcomprendre.

Assurément, c’est un don rare et charmant quede bien faire les vers ; peu de gens se plaisent plus que moiaux choses de la poésie ; – mais cependant je ne veux pasborner et circonscrire ma vie dans les douze pieds d’unalexandrin ; il y a mille choses qui m’inquiètent autant qu’unhémistiche : – ce n’est pas l’état de la société et lesréformes qu’il faudrait faire ; je me soucie assez peu que lespaysans sachent lire ou non, et que les hommes mangent du pain oubroutent de l’herbe ; mais il me passe par la tête, en uneheure, plus de cent mille visions qui n’ont pas le moindre rapportavec la césure ou la rime, et c’est ce qui fait que j’exécute sipeu, tout en ayant plus d’idées que certains poètes que l’onpourrait brûler avec leurs propres œuvres.

J’adore la beauté et je la sens ; je puisla dire aussi bien que peuvent la comprendre les plus amoureuxstatuaires, – et je ne fais cependant pas de sculptures. La laideuret l’imperfection de l’ébauche me révoltent ; je ne puisattendre que l’œuvre vienne à bien à force de la polir et de larepolir ; si je pouvais me résoudre à laisser certaines chosesdans ce que je fais, soit en vers, soit en peinture, je finiraispeut-être par faire un poème ou un tableau qui me rendrait célèbre,et ceux qui m’aiment (s’il y a quelqu’un au monde qui se donnecette peine) ne seraient pas forcés de me croire sur parole, etauraient une réponse victorieuse aux ricanements sardoniques desdétracteurs de ce grand génie ignoré qui est moi.

J’en vois beaucoup qui prennent une palette,des pinceaux et couvrent leur toile, sans se soucier autrement dece que le caprice fait naître au bout de leur brosse, et d’autresqui écrivent cent vers de suite sans faire une rature et sans leverune seule fois les yeux au plafond. – Je les admire toujourseux-mêmes si quelquefois je n’admire pas leurs productions ;j’envie de tout mon cœur cette charmante intrépidité et cet heureuxaveuglement qui les empêchent de voir leurs défauts, même les pluspalpables. Aussitôt que j’ai dessiné quelque chose de travers, jele vois sur-le-champ et je m’en préoccupe outre mesure ; et,comme je suis beaucoup plus savant en théorie qu’en pratique, ilarrive très souvent que je ne puis corriger une faute dont j’ai laconscience ; alors je tourne la toile le nez contre le mur, etje n’y reviens jamais.

J’ai si présente l’idée de la perfection quele dégoût de mon œuvre me prend tout d’abord et m’empêche decontinuer.

Ah ! lorsque je compare aux doux souriresde ma pensée la laide moue qu’elle fait sur la toile ou le papier,lorsque je vois passer une affreuse chauve-souris à la place dubeau rêve qui ouvrait au sein de mes nuits ses longues ailes delumière, un chardon pousser sur l’idée d’une rose, et que j’entendsbraire un âne où j’attendais les plus suaves mélodies du rossignol,je suis si horriblement désappointé, si en colère moi-même, sifurieux de mon impuissance qu’il me prend des résolutions de neplus écrire ni dire un seul mot de ma vie plutôt que de commettreainsi des crimes de haute trahison contre mes pensées.

Je ne puis même pas parvenir à écrire unelettre comme je le voudrais : je dis souvent tout autrechose ; certaines portions prennent un développement démesuré,d’autres se rapetissent à devenir imperceptibles, et très souventl’idée que j’avais à rendre ne s’y trouve pas ou n’y est qu’enpost-scriptum.

En commençant à t’écrire, je n’avaiscertainement pas l’intention de te dire la moitié de ce que j’aidit. – Je voulais simplement te faire savoir que nous allions jouerla comédie ; mais un mot amène une phrase ; lesparenthèses sont grosses d’autres petites parenthèses qui,elles-mêmes, en ont d’autres dans le ventre toutes prêtes àaccoucher. Il n’y a pas de raison pour que cela finisse et n’aillejusqu’à deux cents volumes in-folio, – ce qui serait tropassurément.

Dès que je prends la plume, il se fait dansmon cerveau un bourdonnement et un bruissement d’ailes, comme sil’on y lâchait des multitudes de hannetons. Cela se cogne auxparois de mon crâne, et tourne, et descend, et monte avec un tapagehorrible ; ce sont mes pensées qui veulent s’envoler et quicherchent une issue ; – toutes s’efforcent de sortir à lafois ; plus d’une s’y casse les pattes et y déchire le crêpede son aile : quelquefois la porte est tellement obstruée quepas une ne peut en franchir le seuil et arriver jusque sur lepapier.

Voilà comme je suis fait : ce n’est pasêtre bien fait sans doute, mais que voulez-vous ? la faute enest aux dieux, et non à moi, pauvre diable qui n’en peux mais. Jen’ai pas besoin de réclamer ton indulgence, mon cher Silvio ;elle m’est acquise d’avance, et tu as la bonté de lire jusqu’aubout mes indéchiffrables barbouillages, mes rêvasseries sans queueni tête : si décousues et si absurdes qu’elles soient, ellest’offrent toujours de l’intérêt, parce qu’elles viennent de moi,et ce qui est moi, quand même cela est mauvais, n’est pas sansquelque prix pour toi.

Je puis te laisser voir ce qui révolte le plusle commun des hommes : – un orgueil sincère. – Mais faisons unpeu trêve à toutes ces belles choses, et, puisque je t’écris àpropos de la pièce que nous devons jouer, revenons-y et parlons-enun peu.

La répétition a eu lieu aujourd’hui ; –jamais de ma vie je n’ai été aussi bouleversé, – non pas à cause del’embarras qu’il y a toujours à réciter quelque chose devantbeaucoup de personnes, mais pour un autre motif. Nous étions encostume, et prêts à commencer ; Théodore seul n’était pasencore arrivé : on envoya à sa chambre voir ce qui leretardait ; il fit dire qu’il avait tantôt fini et qu’ilallait descendre.

Il vint en effet ; j’entendis son pasdans le corridor bien avant qu’il parût, et cependant personne aumonde n’a la démarche plus légère que Théodore ; mais lasympathie que j’éprouve pour lui est si forte que je devine enquelque sorte ses mouvements à travers les murailles, et, quand jecompris qu’il allait poser la main sur le bouton de la porte, il meprit comme un tremblement, et le cœur me battit d’une forcehorrible. Il me sembla que quelque chose d’important dans ma vieallait se décider, et que j’étais arrivé à un moment solennel etattendu depuis longtemps.

Le battant s’ouvrit lentement et retomba demême.

Ce fut un cri général d’admiration. – Leshommes applaudirent, les femmes devinrent écarlates. Rosette seulepâlit extrêmement et s’appuya au mur, comme si une révélationsoudaine lui traversait le cerveau elle fit en sens inverse le mêmemouvement que moi. – Je l’ai toujours soupçonnée d’aimerThéodore.

Sans doute, en ce moment-là, elle crut commemoi que la feinte Rosalinde n’était effectivement rien moins qu’unejeune et belle femme, et le frêle château de cartes de son espoirs’affaissa tout d’un coup, tandis que le mien se relevait sur sesruines ; du moins voilà ce que j’ai pensé : je me trompepeut-être, car je n’étais guère en état de faire des observationsexactes.

Il y avait là, sans compter Rosette, trois ouquatre jolies femmes ; elles parurent d’une laideurrévoltante. – À côté de ce soleil, l’étoile de leur beauté s’étaitéclipsée subitement, et chacun se demandait comment on avait pu lestrouver seulement passables. Des gens qui, avant cela, se fussentestimés tout heureux de les avoir pour maîtresses en eussent àpeine voulu pour servantes.

L’image qui jusqu’alors ne s’était dessinerque faiblement et avec des contours vagues, le fantôme adoré etvainement poursuivi était là, devant mes yeux, vivant, palpable,non plus dans le demi-jour et la vapeur, mais inondé des flotsd’une blanche lumière ; non pas sous un vain déguisement, maissous son costume réel ; non plus avec la forme dérisoired’un jeune homme, mais avec les traits de la plus charmantefemme.

J’éprouvais une sensation de bien-être énorme,comme si l’on m’eût ôté une montagne ou deux de dessus la poitrine.– Je sentis s’évanouir l’horreur que j’avais de moi-même, et je fusdélivré de l’ennui de me regarder comme un monstre. Je revins àconcevoir de moi une opinion tout à fait pastorale, et toutes lesviolettes du printemps refleurirent dans mon cœur.

Il, ou plutôt elle (car je ne veux plus mesouvenir que j’ai eu cette stupidité de la prendre pour un homme),resta une minute immobile sur le seuil de la porte, comme pourdonner le temps à l’assemblée de jeter sa première exclamation. Unvif rayon l’éclairait de la tête aux pieds, et, sur le fond sombredu corridor qui s’allégeait au loin par-derrière, le chambranlesculpté lui servant de cadre, elle étincelait comme si la lumièrefût émanée d’elle au lieu d’être simplement réfléchie, et on l’eûtplutôt prise pour une production merveilleuse du pinceau que pourune créature humaine faite de chair et d’os.

Ses grands cheveux bruns, entremêlés decordons de grosses perles, tombaient en boucles naturelles au longde ses belles joues ! ses épaules et sa poitrine étaientdécouvertes, et jamais je n’ai rien vu de si beau au monde ;le marbre le plus élevé n’approche pas de cette exquise perfection.– Comme on voit la vie courir sous cette transparenced’ombre ! comme cette chair est blanche et colorée à lafois ! et que ces teintes harmonieusement blondissantesménagent avec bonheur la transition de la peau aux cheveux !quels ravissants poèmes dans les moelleuses ondulations de cescontours plus souples et plus veloutés que le cou des cygnes !– S’il y avait des mots pour rendre ce que je sens, je te feraisune description de cinquante pages ; mais les langues ont étéfaites par je ne sais quels goujats qui n’avaient jamais regardéavec attention le dos ou le sein d’une femme, et l’on n’a pas lamoitié des termes les plus indispensables.

Je crois décidément qu’il faut que je me fassesculpteur ; car avoir vu une telle beauté et ne pouvoir larendre d’une manière ou de l’autre, il y a de quoi devenir fou etenragé. J’ai fait vingt sonnets sur ces épaules-là, mais ce n’estpoint assez : je voudrais quelque chose que je pusse toucherdu doigt et qui fût exactement pareil ; les vers ne rendentque le fantôme de la beauté et non la beauté elle-même. Le peintrearrive à une apparence plus exacte, mais ce n’est qu’une apparence.La sculpture a toute la réalité que peut avoir une chosecomplètement fausse ; elle a l’aspect multiple, porte ombre,et se laisse toucher. Votre maîtresse sculptée ne diffère de lavéritable qu’en ce qu’elle est un peu plus dure et ne parle pas,deux défauts très légers !

Sa robe était faite d’une étoffe de couleurchangeante, azur dans la lumière, or dans l’ombre ; unbrodequin très juste et très serré chaussait un pied qui n’avaitpas besoin de cela pour être trop petit, et des bas de soieécarlate se collaient amoureusement autour de la jambe la mieuxtournée et la plus agaçante ; ses bras étaient nus jusqu’auxcoudes, et ils sortaient d’une touffe de dentelles ronds, poteléset blancs, splendides comme de l’argent poli et d’une délicatessede linéaments inimaginable ; ses mains, chargées de bagues etd’anneaux, balançaient mollement un grand éventail de plumesbigarrées de teintes singulières et qui semblait comme un petitarc-en-ciel de poche.

Elle s’avança dans la chambre, la jouelégèrement allumée d’un rouge qui n’était pas du fard, et chacun des’extasier, et de se récrier, et de se demander s’il était bienpossible que ce fût lui, Théodore de Sérannes, le hardi écuyer, ledamné duelliste, le chasseur déterminé, et s’il était parfaitementsûr qu’il ne fût pas sa sœur jumelle.

Mais on dirait qu’il n’a jamais porté d’autrecostume de sa vie ! il n’est pas gêné le moins du monde dansses mouvements, il marche très bien et ne s’embarrasse pas dans saqueue ; il joue de la prunelle et de l’éventail à ravir ;et comme il a la taille fine ! – on le tiendrait entre lesdoigts ! – C’est prodigieux ! c’est inconcevable ! –L’illusion est aussi complète que possible : on diraitpresque qu’il a de la gorge, tant sa poitrine est grasse et bienremplie, et puis pas un seul poil de barbe, mais pas un ; etsa voix qui est douce ! Oh ! la belle Rosalinde ! etqui ne voudrait être son Orlando ?

Oui, – qui ne voudrait être l’Orlando de cetteRosalinde, même au prix des tourments que j’ai soufferts ? –Aimer comme j’aimais d’un amour monstrueux, inavouable, et quepourtant l’on ne peut déraciner de son cœur ; être condamné àgarder le silence le plus profond, et n’oser se permettre ce quel’amant le plus discret et le plus respectueux dirait sans crainteà la femme la plus prude et la plus sévère ; se sentir dévoréd’ardeurs insensées et sans excuses, même aux yeux des plus damnéslibertins ; que sont les passions ordinaires à côté decelle-là, une passion honteuse d’elle-même, sans espérance, et dontle succès improbable serait un crime et vous ferait mourir dehonte ? Être réduit à souhaiter de ne pas réussir, à craindreles chances et les occasions favorables et à les éviter comme unautre les chercherait, voilà quel était mon sort.

Le découragement le plus profond s’étaitemparé de moi ; je me regardais avec une horreur mélangée desurprise et de curiosité. Ce qui me révoltait le plus, c’était depenser que je n’avais jamais aimé auparavant, et que c’était chezmoi la première effervescence de jeunesse, la première pâquerettede mon printemps d’amour.

Cette monstruosité remplaçait pour moi lesfraîches et pudiques illusions du bel âge ; mes rêves detendresse si doucement caressés, le soir, à la lisière des bois,par les petits sentiers rougissants, ou le long des blanchesterrasses de marbre, près de la pièce d’eau du parc, devaient doncse métamorphoser en ce sphinx perfide, au sourire douteux, à lavoix ambiguë, et devant lequel je me tenais debout sans oserentreprendre d’expliquer l’énigme ! L’interpréter à faux eûtcausé ma mort ; car, hélas ! c’est le seul lien qui merattache au monde ; quand il sera brisé, tout sera dit.Ôtez-moi cette étincelle, je serai plus morne et plus inanimé quela momie emprisonnée de bandelettes du plus antiquepharaon.

Aux moments où je me sentais entraîné avec leplus de violence vers Théodore, je me rejetais avec effroi dans lesbras de Rosette, quoiqu’elle me déplût infiniment ; je tâchaisde l’interposer entre lui et moi comme une barrière et un bouclier,– et j’éprouvais une secrète satisfaction, lorsque j’étais couchéauprès d’elle, à penser qu’au moins c’était une femme bien avérée,et que, si je ne l’aimais plus, j’en étais encore assez aimé pourque cette liaison ne dégénérât pas en intrigue et en débauche.

Cependant je sentais au fond de moi, à traverstout cela, une espèce de regret d’être ainsi infidèle à l’idée dema passion impossible ; je m’en voulais comme d’une trahison,et, quoique je susse bien que je ne posséderais jamais l’objet demon amour, j’étais mécontent de moi, et je reprenais avecRosette ma froideur.

La répétition a été beaucoup mieux que je nel’espérais ; Théodore surtout s’est montré admirable ; ona aussi trouvé que je jouais supérieurement bien. – Ce n’est pascependant que j’aie les qualités qu’il faut pour être bon acteur,et l’on se tromperait fort en me croyant capable de remplird’autres rôles de la même manière ; mais par un hasard assezsingulier, les paroles que j’avais à prononcer répondaient si bienà ma situation qu’elles me semblaient plutôt inventées par moiqu’apprises par cœur dans un livre. – La mémoire m’aurait manquédans certains endroits qu’à coup sûr je n’eusse pas hésité uneminute pour remplir le vide avec une phrase improvisée. Orlandoétait moi au moins autant que j’étais Orlando, et il est impossiblede rencontrer une plus merveilleuse coïncidence.

À la scène du lutteur, lorsque Théodoredétacha la chaîne de son cou et m’en fit présent, ainsi que celaest dans le rôle, il me jeta un regard si doucement langoureux, sirempli de promesses, et il prononça avec tant de grâce et denoblesse la phrase : « Brave cavalier, portez ceci ensouvenir de moi, d’une jeune fille qui vous donnerait plus si elleavait plus à vous offrir », que j’en fus réellement troublé,et que ce fut à peine si je pus continuer : « Quellepassion appesantit donc ma langue et lui donne ainsi desfers ? je ne puis lui parler, et cependant elle désireraitm’entretenir. Ô pauvre Orlando ! »

Au troisième acte, Rosalinde, habillée enhomme et sous le nom de Ganymède, réparait avec sa cousine Célie,qui a changé son nom pour celui d’Aliéna.

Cela me fit une impression désagréable :– je m’étais si bien accoutumé déjà à ce costume de femme quipermettait à mes désirs quelques espérances, et qui m’entretenaitdans une erreur perfide, mais séduisante ! On s’habitue bienvite à regarder ses souhaits comme des réalités sur la foi des plusfugitives apparences, et je devins tout sombre quand Théodorereparut sous son costume d’homme, plus sombre que je ne l’étaisauparavant ; car la joie ne sert qu’à mieux faire sentir ladouleur, le soleil ne brille que pour mieux faire comprendrel’horreur des ténèbres, et la gaieté du blanc n’a pour but que defaire ressortir toute la tristesse du noir.

Son habit était le plus galant et le pluscoquet du monde, d’une coupe élégante et capricieuse, tout orné depasse-quilles et de rubans, à peu près dans le goût des raffinés dela cour de Louis XIII ; un chapeau de feutre pointu, avec unelongue plume frisée, ombrageait les boucles de ses beaux cheveux,et une épée damasquinée relevait le bas de son manteau devoyage.

Cependant il était ajusté de manière à fairepressentir que ces habits virils avaient une doublureféminine ; quelque chose de plus large dans les hanches et deplus rempli à la poitrine, je ne sais quoi d’ondoyant que lesétoffes ne présentent pas sur le corps d’un homme ne laissaientque de faibles doutes sur le sexe du personnage.

Il avait une tournure moitié délibérée, moitiétimide, on ne peut plus divertissante, et, avec un art infini, ilse donnait l’air aussi gêné dans un costume qui lui était ordinairequ’il avait eu l’air à son aise dans des vêtements qui n’étaientpas les siens.

La sérénité me revint un peu, et je mepersuadai de nouveau que c’était bien effectivement une femme. – Jerepris assez de sang-froid pour remplir convenablement monrôle.

Connais-tu cette pièce ? peut-être quenon. Depuis quinze jours que je ne fais que la lire et la déclamer,je la sais entièrement par cœur, et je ne puis m’imaginer que toutle monde ne soit pas aussi au courant que moi du nœud del’intrigue ; c’est une erreur où je tombe assez communément,de croire que, lorsque je suis ivre, toute la création est soûle etbat les murailles, et, si je savais l’hébreu, il est sûr que jedemanderais en hébreu ma robe de chambre et mes pantoufles à mondomestique, et que je serais fort étonné qu’il ne me comprît pas. –Tu la liras si tu veux ; je fais comme si tu l’avais lue, etje ne touche qu’aux endroits qui se rapportent à ma situation.

Rosalinde, en se promenant dans la forêt avecsa cousine, est très étonnée que les buissons portent, au lieu demûres et de prunelles, des madrigaux à sa louange : fruitssinguliers qui heureusement ne sont pas habitués à pousser surdes ronces ; car il vaut mieux, quand on a soif, trouver debonnes mûres sur les branches que de méchants sonnets. Elles’inquiète fort pour savoir qui a ainsi gâté l’écorce des jeunesarbres en y taillant son chiffre. – Célie, qui a déjà rencontréOrlando, lui dit, après s’être fait longtemps prier, que ce rimeurn’est autre que le jeune homme qui a vaincu à la lutte Charles,l’athlète du duc.

Bientôt paraît Orlando lui-même, et Rosalindeengage la conversation en lui demandant l’heure. – Certes, voilà undébut de la plus extrême simplicité ; – il ne se peut rienvoir au monde de plus bourgeois. – Mais n’ayez pas peur : decette phrase banale et vulgaire vous allez voir lever sur-le-champune moisson de concetti inattendus, toute pleine de fleurs et decomparaisons bizarres comme de la terre la plus forte et la mieuxfumée.

Après quelques lignes d’un dialogueétincelant, où chaque mot, en tombant sur la phrase, fait sauter àdroite et à gauche des millions de folles paillettes, comme unmarteau d’une barre de fer rouge, Rosalinde demande à Orlando sid’aventure il connaîtrait cet homme qui suspend des odes surl’aubépine et des élégies sur les ronces, et qui paraît attaqué dumal d’amour quotidien, mal qu’elle sait parfaitement guérir.Orlando lui avoue que c’est lui qui est cet homme si tourmenté parl’amour, et que, puisqu’il s’est vanté d’avoir plusieurs recettesinfaillibles pour guérir cette maladie, il lui fasse la grâce delui en indiquer une. – Vous, amoureux ? répliqueRosalinde ; vous n’avez aucun des symptômes auxquels onreconnaît un amoureux ; vous n’avez ni les joues maigres niles yeux cernés ; vos bas ne traînent pas sur vos talons, vosmanches ne sont pas déboutonnées, et la rosette de vos souliers estnouée avec beaucoup de grâce ; si vous êtes amoureux dequelqu’un, c’est assurément de votre propre personne, et vousn’avez que faire de mes remèdes.

Ce ne fut pas sans une véritable émotion queje lui donnai la réplique dont voici les mots textuels :

« Beau jeune homme, je voudrais pouvoirte faire croire que je t’aime. »

Cette réponse si imprévue, si étrange, quin’est amenée par rien, et qui semblait écrite exprès pour moi commepar une espèce de prévision du poète, me fit beaucoup d’effet quandje la prononçai devant Théodore, dont les lèvres divines étaientencore légèrement gonflées par l’expression ironique de la phrasequ’il venait de dire, tandis que ses yeux souriaient avec uneinexprimable douceur, et qu’un clair rayon de bienveillance doraittout le haut de sa jeune et belle figure.

« Moi le croire ? il vous est aussiaisé de le persuader à celle qui vous aime, et cependant elle neconviendra pas aisément qu’elle vous aime, et c’est une des chosessur lesquelles les femmes donnent toujours un démenti à leurconscience ; – mais, bien sincèrement, est-ce vous quiaccrochez aux arbres tous ces beaux éloges de Rosalinde, etauriez-vous en effet besoin de remède pour votrefolie ? »

Quand elle est bien assurée que c’est lui,Orlando, et non pas un autre, qui a rimé ces admirables vers quimarchent sur tant de pieds, la belle Rosalinde consent à lui direquelle est sa recette. Voici en quoi elle consiste : elle afait semblant d’être la bien-aimée du malade d’amour, qui étaitobligé de lui faire la cour comme à sa maîtresse véritable, et,pour le dégoûter de sa passion, elle donnait dans les caprices lesplus extravagants ; tantôt elle pleurait, tantôt elleriait ; un jour elle l’accueillait bien, l’autre mal ;elle l’égratignait, elle lui crachait au visage ; elle n’étaitpas une seule minute pareille à elle-même ; minaudière,volage, prude, langoureuse, elle était cela tour à tour, et tout ceque l’ennui, les vapeurs et les diables bleus peuvent faire naîtrede fantaisies désordonnées dans la tête creuse d’unepetite-maîtresse, il fallait que le pauvre diable le supportât oul’exécutât. – Un lutin, un singe et un procureur réunis n’eussentpas inventé plus de malices. – Ce traitement miraculeux n’avait pasmanqué de produire son effet ; – le malade, d’un accèsd’amour, était tombé dans un accès de folie, qui lui avait faitprendre tout le monde en horreur, et il avait été finir ses joursdans un réduit vraiment monastique ; résultat on ne peut plussatisfaisant, et auquel, du reste, il n’était pas difficile des’attendre.

Orlando, comme on peut bien le croire, nese soucie guère de revenir à la santé par un pareil moyen ;mais Rosalinde insiste et veut entreprendre cette cure. – Et elleprononça cette phrase : « Je vous guérirais si vousvouliez seulement consentir à m’appeler Rosalinde et à venir tousles jours me rendre vos soins dans ma cabane », avec uneintention si marquée et si visible, et en me jetant un regard siétrange, qu’il me fut impossible de ne pas y attacher un sens plusétendu que celui des mots, et de n’y pas voir comme unavertissement indirect de déclarer mes véritables sentiments. – Etquand Orlando lui répondit : « Bien volontiers, aimablejeune homme », elle prononça d’une manière encore plussignificative, et comme avec une espèce de dépit de ne pas se fairecomprendre, la réplique : « Non, non, il faut que vousm’appeliez Rosalinde. »

Peut-être me suis-je trompé, et ai-je cru voirce qui n’existait point en effet, mais il m’a semblé que Théodores’était aperçu de mon amour, quoique assurément je ne lui eussejamais dit un seul mot, et qu’à travers le voile de ces expressionsempruntées, sous ce masque de théâtre, avec ses paroleshermaphrodites, il faisait allusion à son sexe réel et à notresituation réciproque. Il est bien impossible qu’une femme aussispirituelle qu’elle l’est, et qui a autant de monde qu’elle en a,n’ait pas, dès les commencements, démêlé ce qui se passait dans monâme : – à défaut de ma langue, mes yeux et mon troubleparlaient suffisamment, et le voile d’ardente amitié que j’avaisjeté sur mon amour n’était pas impénétrable à ce point qu’unobservateur attentif et intéressé ne le pût facilement traverser –La fille la plus innocente et la moins usagée ne s’y fût pasarrêtée une minute.

Quelque raison importante, et que je ne puissavoir, force sans doute la belle à ce déguisement maudit, qui aété la cause de tous mes tourments, et qui a failli faire de moi unétrange amoureux : sans cela tout aurait été uniquement,facilement, comme une voiture dont les roues sont bien graisséessur une route bien plane et sablée avec du sable fin ;j’aurais pu me laisser aller avec une douce sécurité aux rêveriesles plus amoureusement vagabondes, et prendre entre mes mains lapetite main blanche et soyeuse de ma divinité, sans frissonsd’horreur, et sans reculer à vingt pas, comme si j’eusse touché unfer rouge, ou senti les griffes de Belzébuth en personne.

Au lieu de me désespérer et de m’agiter commeun vrai maniaque, de me battre les flancs pour avoir des remords,et de me dolenter de n’en pas avoir, tous les matins, en étendantles bras, je me serais dit avec un sentiment de devoir rempli et deconscience satisfaite : – Je suis amoureux – phrase aussiagréable à se dire le matin, la tête sur un oreiller bien doux,sous une couverture bien chaude, que toute autre phrase de troismots que l’on pourrait imaginer, – excepté toutefoiscelle-ci : – J’ai de l’argent.

Après m’être levé, j’aurais été me planterdevant ma glace, et là, me regardant avec une sorte de respect, jeme serais attendri, tout en peignant mes cheveux, sur ma poétiquepâleur, en me promettant bien d’en tirer bon parti, et de la faireconvenablement valoir, car rien n’est ignoble comme de fairel’amour avec une trogne écarlate ; et, quand on a le malheurd’être rouge et amoureux, choses qui peuvent se rencontrer, je suisd’avis qu’il se faut quotidiennement enfariner la physionomie, ourenoncer à être du bel air et s’en tenir aux Margots et auxToinons.

Puis j’eusse déjeuné avec componction etgravité pour nourrir ce cher corps, cette précieuse boite depassion, lui composer du suc des viandes et du gibier de bon chyleamoureux, de bon sang vif et chaud, et le maintenir dans un état àfaire plaisir aux âmes charitables.

Le déjeuner fini, tout en me curant les dents,j’eusse entrelacé quelques rimes hétéroclites en manière de sonnet,le tout en l’honneur de ma princesse ; j’aurais trouvé millepetites comparaisons plus médites les unes que les autres, etinfiniment galantes : dans le premier quatrain, il y aurait euune danse de soleils, et, dans le second, un menuet de vertusthéologales, les deux tercets n’eussent pas été d’un goûtinférieur ; Hélène y eût été traitée de servante d’auberge, etParis d’idiot ; l’Orient n’eût rien eu à envier pour lamagnificence des métaphores ; le dernier vers surtout eûtété particulièrement admirable et eût renfermé deux concetti aumoins par syllabe ; car le venin du scorpion est dans saqueue, et le mérite du sonnet dans son dernier vers. – Le sonnetparachevé et bien et dûment transcrit sur papier glacé et parfumé,je serais sorti de chez moi haut de cent coudées et baissant latête de peur de me cogner au ciel et d’accrocher les nuages (sageprécaution), et j’aurais été débiter ma nouvelle production à tousmes amis et à tous mes ennemis, puis aux enfants à la mamelle et àleurs nourrices, puis aux chevaux et aux ânes, puis aux murailleset aux arbres, pour savoir un peu l’avis de la création sur cedernier produit de ma veine.

Dans les cercles, j’aurais parlé avec lesfemmes d’un air doctoral, et soutenu des thèses de sentiment d’unton de voix grave et mesuré, comme un homme qui en sait beaucoupplus qu’il n’en veut dire sur la matière qu’il traite, et qui n’apas appris ce qu’il sait dans les livres ; – ce qui ne manquepas de produire un effet on ne peut plus prodigieux, et de fairepâmer comme des carpes sur le sable toutes les femmes del’assemblée qui ne disent plus leur âge, et les quelques petitesfilles que l’on n’a pas invitées à danser.

J’aurais pu mener la plus heureuse vie dumonde marcher sur la queue du carlin sans trop faire crier samaîtresse, renverser les guéridons chargés de porcelaine, manger àtable le meilleur morceau sans en laisser pour le reste de lacompagnie : tout cela eût été excusé en faveur de ladistraction bien connue des amoureux ; et, en me voyant ainsitout avaler avec une mine effarée, tout le monde eût dit enjoignant les mains : – Pauvre garçon !

Et puis cet air rêveur et dolent, ces cheveuxen pleurs, ces bas mal tirés, cette cravate lâche, ces grands braspendants que je vous aurais eus ! comme j’aurais parcouru lesallées du parc, tantôt à grands pas, tantôt à petits pas, à lafaçon d’un homme dont la raison est complètement égarée !Comme j’aurais regardé la lune entre les deux yeux, et fait desronds dans l’eau avec une profonde tranquillité !

Mais les dieux en ont ordonné autrement.

Je me suis épris d’une beauté en pourpoint eten bottes, d’une fière Bradamante qui dédaigne les habits de sonsexe, et qui vous laisse par moments flotter dans les plusinquiétantes perplexités ; – ses traits et son corps sont biendes traits et un corps de femme, mais son esprit estincontestablement celui d’un homme.

Ma maîtresse est de première force à l’épée,et en remontrerait au prévôt de salles le plus expérimenté ;elle a eu je ne sais combien de duels, et tué ou blessé trois ouquatre personnes ; elle franchit à cheval des fossés de dixpieds de large, et chasse comme un vieux gentillâtre deprovince : – singulières qualités pour une maîtresse ! iln’y a qu’à moi que ces choses-là arrivent.

Je ris, mais certainement il n’y a pas dequoi, car je n’ai jamais tant souffert, et ces deux derniers moism’ont semblé deux années ou plutôt deux siècles. C’était dans matête un flux et reflux d’incertitudes à hébéter le plus fortcerveau ; j’étais si violemment agité et tiraillé en toussens, j’avais des élans si furieux, de si plates atonies, desespoirs si extravagants et des désespoirs si profonds que je nesais réellement pas comment je ne suis pas mort à la peine. Cetteidée m’occupait et me remplissait tellement que je m’étonnais qu’onne la vît pas clairement à travers mon corps comme une bougie dansune lanterne, et j’étais dans des transes mortelles que quelqu’unne vînt à découvrir quel était l’objet de cet amour insensé. – Dureste, Rosette, étant la personne du monde qui avait le plusd’intérêt à surveiller les mouvements de mon cœur, n’a point parus’apercevoir de rien ; je crois qu’elle était elle-même tropoccupée à aimer Théodore, pour faire attention à monrefroidissement pour elle ; ou bien il faut que je sois passémaître en fait de dissimulation, et je n’ai pas cette fatuité. –Théodore lui-même n’a point montré jusqu’à ce jour qu’il eût leplus léger soupçon de l’état de mon âme, et il m’a toujours parléfamilièrement et amicalement, comme un jeune homme bien élevé parleà un jeune homme de son âge, mais rien de plus. – Sa conversationavec moi roulait indifféremment sur toute sorte de sujets, sur lesarts, sur la poésie et autres matières pareilles ; maisrien d’intime et de précis qui eût trait à lui ou à moi.

Peut-être les motifs qui l’obligeaient à cetravestissement n’existent-ils plus, et va-t-il bientôt reprendrele vêtement qui lui convient : c’est ce que j’ignore ;toujours est-il que la Rosalinde a prononcé certains mots avec desinflexions particulières, et qu’elle a appuyé d’une manière trèsmarquée sur tous les passages du rôle qui avaient une significationambiguë et qui se pouvaient détourner dans ce sens-là.

Dans la scène du rendez-vous, depuis l’instantoù elle reproche à Orlando de n’être pas arrivé deux heures avant,comme il sied à un véritable amoureux, mais bien deux heures après,jusqu’au douloureux soupir qu’effrayée de l’étendue de sa passionelle pousse en se jetant dans les bras d’Aliéna : « Ôcousine ! cousine ! ma jolie petite cousine ! si tusavais à quelle profondeur je suis enfoncée dans l’abîme del’amour ! », elle a déployé un talent miraculeux. C’étaitun mélange de tendresse, de mélancolie et d’amourirrésistible ; sa voix avait quelque chose de tremblant etd’ému, et derrière le rire on sentait l’amour le plus violent prêtà faire explosion ; ajoutez à cela tout le piquant et lasingularité de la transposition et ce qu’il y a de nouveau à voirun jeune homme faire la cour à sa maîtresse qu’il prend pour unhomme et qui en a toutes les apparences.

Des expressions qui eussent paru ordinaireset communes dans d’autres situations prenaient dans celle-ci unrelief particulier, et toute cette menue monnaie de comparaisons etde protestations amoureuses, qui a cours sur le théâtre, semblaitrefrappée avec un coin tout neuf ; d’ailleurs les pensées, aulieu d’être rares et charmantes comme elles le sont, eussent-ellesété plus usées que la soutane d’un juge ou la croupière d’un âne delouage, la façon dont elles étaient débitées les eût fait trouverde la plus merveilleuse finesse et du meilleur goût dumonde.

J’ai oublié de te dire que Rosette, aprèsavoir refusé le rôle de Rosalinde, s’était complaisamment chargéedu rôle secondaire de Phoebé ; Phoebé est une bergère de laforêt des Ardennes, éperdument aimée du berger Sylvius, qu’elle nepeut souffrir et qu’elle accable des plus constantes rigueurs.Phoebé est froide comme la lune dont elle porte le nom ; ellea un cœur de neige qui ne fond point au feu des plus ardentssoupirs, mais dont la croûte glacée s’épaissit de plus en plus etdevient dure comme le diamant ; mais à peine a-t-elle vuRosalinde sous les habits du beau page Ganymède, que toute cetteglace se résout en pleurs et que le diamant devient plus mou que dela cire. L’orgueilleuse Phoebé, qui se riait de l’amour, estamoureuse elle-même ; elle souffre maintenant les tourmentsqu’elle faisait endurer aux autres. Sa fierté s’abat jusqu’à fairetoutes les avances, et elle fait porter à Rosalinde, par lepauvre Sylvius, une lettre brûlante qui contient l’aveu de sapassion dans les termes les plus humbles et les plus suppliants.Rosalinde, touchée de pitié pour Sylvius, et ayant d’ailleurs lesplus excellentes raisons du monde pour ne pas répondre à l’amour dePhoebé, lui fait essuyer les traitements les plus durs et se moqued’elle avec une cruauté et un acharnement sans pareils. Phoebépréfère cependant ces injures aux plus délicats et plus passionnésmadrigaux de son malheureux berger ; elle suit partout le belinconnu, et à force d’importunités, ce qu’elle en peut tirer deplus doux est cette promesse que, si jamais il épouse une femme, àcoup sûr ce sera elle ; en attendant, il l’engage à bientraiter Sylvius et à ne pas se bercer d’une trop flatteuseespérance.

Rosette s’est acquittée de son rôle avec unegrâce triste et caressante, un ton douloureux et résigné qui allaitau cœur ; – et lorsque Rosalinde lui dit : « Je vousaimerais, si je pouvais », les larmes furent au moment dedéborder de ses yeux, et elle eut peine à les contenir, carl’histoire de Phoebé est la sienne, comme celle d’Orlando est lamienne, à cette différence près que tout se dénoue heureusementpour Orlando, et que Phoebé, trompée dans son amour, au lieu ducharmant idéal qu’elle voulait embrasser, en est réduite à épouserSylvius. La vie est ainsi disposée : ce qui fait le bonheur del’un fait nécessairement le malheur de l’autre. Il est très heureuxpour moi que Théodore soit une femme ; il est trèsmalheureux pour Rosette que ce ne soit pas un homme, et elle setrouve jetée maintenant dans les impossibilités amoureuses oùj’étais naguère égaré.

À la fin de la pièce, Rosalinde quitte pourdes vêtements de son sexe le pourpoint du page Ganymède, et se faitreconnaître par le duc pour sa fille, par Orlando pour samaîtresse ; le dieu Hymenaeus arrive avec sa livrée de safranet ses torches légitimes. – Trois mariages ont lieu. – Orlandoépouse Rosalinde, Phoebé Sylvius, et le bouffon Touchstone la naïveAudrey. – Puis l’épilogue vient faire sa salutation, et le rideautombe…

Tout cela nous a extrêmement intéressés etoccupés : c’était en quelque sorte une autre pièce dans lapièce, un drame invisible et inconnu aux autres spectateurs quenous jouions pour nous seuls, et qui, sous des paroles symboliques,résumait notre vie complète et exprimait nos plus cachés désirs. –Sans la singulière recette de Rosalinde, je serais plus malade quejamais n’ayant pas même un espoir de lointaine guérison, etj’aurais continué à errer tristement dans les sentiers obliques del’obscure forêt.

Cependant je n’ai qu’une certitudemorale ; les preuves me manquent, et je ne puis rester pluslongtemps dans cet état d’incertitude ; il faut absolument queje parle à Théodore d’une manière plus précise. Je me suis approchévingt fois de lui avec une phrase préparée, sans pouvoir venir àbout de la dire, – je n’ose pas ; j’ai bien des occasions delui parler seul ou dans le parc, ou dans ma chambre, ou dans lasienne, car il vient me voir et je vais le voir, mais je les laissepasser sans m’en servir, bien que l’instant d’après j’en éprouve unregret mortel, et que j’entre contre moi-même en des colèreshorribles. J’ouvre la bouche, et malgré moi d’autres mots sesubstituent aux mots que je voudrais dire ; au lieu dedéclarer mon amour, je disserte sur la pluie et le beau temps outelle autre stupidité pareille. Cependant la saison va finir, etbientôt l’on retournera à la ville ; les facilités quis’ouvrent ici favorablement devant mes désirs ne se retrouverontnulle part : – nous nous perdrons peut-être de vue, et uncourant opposé nous emportera sans doute.

La liberté de la campagne est une chose sicharmante et si commode ! – les arbres même un peu effeuillésde l’automne offrent de si délicieux ombrages aux rêveries dunaissant amour ! il est difficile de résister au milieu de labelle nature ! les oiseaux ont des chansons si langoureuses,les fleurs des parfums si enivrants, le revers des collines desgazons si dorés et si soyeux ! La solitude vous inspire millevoluptueuses pensées, que le tourbillon du monde eût dispersées oufait envoler çà et là, et le mouvement instinctif de deux êtres quientendent battre leur cœur dans le silence d’une campagne déserteest d’enlacer leurs bras plus étroitement et de se replier l’unsur l’autre, comme si effectivement il n’y avait plus qu’eux devivants au monde.

J’ai été me promener ce matin ; le tempsétait doux et humide, le ciel ne laissait pas entrevoir le moindrelosange d’azur ; cependant il n’était ni sombre ni menaçant.Deux ou trois tons de gris de perle, harmonieusement fondus, lenoyaient d’un bout à l’autre, et sur ce fond vaporeux passaientlentement des nuages cotonneux semblables à de grands morceauxd’ouate ; ils étaient poussés par le souffle mourant d’unepetite brise à peine assez forte pour agiter les sommités destrembles les plus inquiets : des flocons de brouillardsmontaient entre les grands marronniers et indiquaient de loin lecours de la rivière. Quand la brise reprenait haleine, quelquesfeuilles rougies et grillées s’éparpillaient tout émues, etcouraient devant moi le long du sentier comme des essaims demoineaux peureux ; puis, le souffle cessant, elless’abattaient quelques pas plus loin : vraie image de cesesprits qu’on prend pour des oiseaux volant librement avec leursailes, et qui ne sont, au bout du compte, que des feuillesdesséchées par la gelée du matin, et dont le moindre vent qui passefait son jouet et sa risée.

Les lointains étaient tellement estompés devapeurs, et les franges de l’horizon tellement effilées sur le bordqu’il n’était guère possible de savoir le point précis oùcommençait le ciel et où finissait la terre : un gris unpeu plus opaque, une brume un peu plus épaisse indiquaient d’unemanière vague l’éloignement et la différence des plans. À traversce rideau, les saules, avec leurs têtes cendrées, avaient plutôtl’air de spectres d’arbres que d’arbres véritables ; lessinuosités des collines ressemblaient plutôt aux ondulations d’unentassement de nuées qu’au gisement d’un terrain solide. Lescontours des objets tremblaient à l’œil, et une espèce de tramegrise d’une finesse inexprimable, pareille à une toile d’araignée,s’étendait entre les devants du paysage et les fuyantesprofondeurs ; aux endroits ombrés, les hachures se dessinaienten clair beaucoup plus nettement, et laissaient voir les mailles duréseau ; aux places plus éclairées, ce filet de brume étaitinsensible, et se confondait dans une lueur diffuse. Il y avaitdans l’air quelque chose d’assoupi, d’humidement tiède et dedoucement terne qui prédisposait singulièrement à lamélancolie.

Tout en allant, je pensais que l’automne étaitvenu aussi pour moi, et que l’été rayonnant était passé sansretour ; l’arbre de mon âme était peut-être encore pluseffeuillé que les arbres des forêts ; à peine restait-il à laplus haute branche une seule petite feuille verte qui se balançaiten frissonnant, toute triste de voir ses sœurs la quitter une àune.

Reste sur l’arbre, ô petite feuille couleurd’espérance, retiens-toi à la branche de toute la force de tesnervures et de tes fibres ; ne te laisse pas effrayer par lessifflements du vent, ô bonne petite feuille ! car, lorsque tum’auras quitté, qui pourra distinguer si je suis un arbre mort ouvivant, et qui empêchera le bûcheron de m’entailler le pied à coupsde hache et de faire des fagots avec mes branches ? – Il n’estpas encore le temps où les arbres n’ont plus de feuilles, et lesoleil peut encore se débarrasser des langes de brouillard quil’environnent.

Ce spectacle de la saison mourante me fitbeaucoup d’impression. Je pensais que le temps fuyait vite, et queje pourrais mourir sans avoir serré mon idéal sur mon cœur.

En rentrant chez moi, j’ai pris unerésolution. – Puisque je ne pouvais me décider à parler, j’ai écrittoute ma destinée sur un carré de papier. – Il est peut-êtreridicule d’écrire à quelqu’un qui demeure dans la même maison quevous, que l’on peut voir tous les jours, à toute heure ; maisje n’en suis plus à regarder ce qui est ridicule ou non.

J’ai cacheté ma lettre non sans trembler etsans changer de couleur ; puis, choisissant le moment oùThéodore était sorti, je l’ai posée sur le milieu de la table, etje me suis enfui aussi troublé que si j’avais commis la plusabominable action du monde.

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