Mademoiselle de Maupin

Chapitre 3

 

Je suis l’amant en pied de la dame enrose ; c’est presque un état, une charge, et cela donne de laconsistance dans le monde. Je n’ai plus l’air d’un écolier quicherche une bonne fortune parmi les aïeules et qui n’ose débiter unmadrigal à une femme, à moins qu’elle ne soit centenaire : jem’aperçois, depuis mon installation, que l’on me considère beaucoupplus, que toutes les femmes me parlent avec une coquetterie jalouseet font de grands frais pour moi. – Les hommes, au contraire, ymettent plus de froideur, et, dans le peu de mots que nouséchangeons, il y a quelque chose d’hostile et de contraint ;ils sentent qu’ils ont en moi un rival déjà redoutable et qui peutle devenir davantage. – Il m’est revenu que beaucoup d’entre euxavaient amèrement critiqué ma façon de me mettre, et avaient ditque je m’habillais d’une manière trop efféminée : que mescheveux étaient bouclés et lustrés avec plus de soin qu’il neconvenait ; que cela, joint à ma figure imberbe, me donnait unair damoiseau on ne peut plus ridicule ; que j’affectais pourmes vêtements des étoffes riches et brillantes qui sentaient leurthéâtre, et que je ressemblais plus à un comédien qu’à unhomme : – toutes les banalités qu’on dit pour se donner ledroit d’être sale et de porter des habits pauvres et mal coupés.Mais tout cela ne fait que blanchir, et toutes les dames trouventque mes cheveux sont les plus beaux du monde, que mesrecherches sont du meilleur goût, et semblent fort disposéesà me dédommager des frais que je fais pour elles, car elles ne sontpoint assez sottes pour croire que toute cette élégance n’ait pourbut que mon embellissement particulier.

La dame du logis a d’abord paru un peu piquéede mon choix, qu’elle croyait devoir nécessairement tomber surelle, et pendant quelques jours elle en a gardé une certaineaigreur (envers sa rivale seulement ; car, moi, elle m’atoujours parlé de même), qui se manifestait par quelquespetits : – Ma chère, – dits avec cette manière sèche etdécoupée que les femmes ont seules, et par quelques avisdésobligeants sur sa toilette donnés à aussi haute voix quepossible, comme : – Vous êtes coiffée beaucoup trop haut etpas du tout à l’air de votre visage ; ou : – Votrecorsage poche sous les bras ; qui vous a donc fait cetterobe ? Ou : – Vous avez les yeux bien battus ; jevous trouve toute changée ; et mille autres menuesobservations à quoi l’autre ne manquait pas de riposter avec toutela méchanceté désirable quand l’occasion s’en présentait ; et,si l’occasion tardait trop, elle s’en faisait elle-même une pourson usage, et rendait, et au-delà, ce qu’on lui avait donné. Maisbientôt, un autre objet ayant détourné l’attention de l’infantedédaignée, cette petite guerre de mots cessa et tout rentra dansl’ordre habituel.

Je t’ai dit sommairement que j’étais l’amanten pied de la dame rose ; cela ne suffit pas pour un hommeaussi ponctuel que tu l’es. Tu me demanderas sans doute commentelle s’appelle : quant à son nom, je ne te le dirai pas ;mais si tu veux, pour la facilité du récit, et en mémoire de lacouleur de la robe avec laquelle je l’ai vue pour la première fois,– nous l’appellerons Rosette ; c’est un joli nom : mapetite chienne s’appelait comme cela.

Tu voudras savoir de point en point, car tuaimes la précision dans ces sortes de choses, l’histoire de nosamours avec cette belle Bradamante, et par quelles gradationssuccessives j’ai passé du général au particulier, et de l’état desimple spectateur à celui d’acteur ; comment, de public quej’étais, je suis devenu amant. Je contenterai ton envie avec leplus grand plaisir. Il n’y a rien de sinistre dans notreroman ; il est couleur de rose, et l’on n’y verse d’autreslarmes que celles du plaisir ; on n’y rencontre ni longueursni redites, et tout y marche vers la fin avec cette hâte et cetterapidité si recommandées par Horace ; – c’est un véritableroman français. – Toutefois ne va pas t’imaginer que j’ai emportéla place au premier assaut. – La princesse, quoique fort humainepour ses sujets, n’est pas aussi prodigue de ses faveurs qu’onpourrait le croire d’abord ; elle en connaît trop le prix pourne pas vous les faire acheter ; elle sait trop bien aussi cequ’un juste retard donne de vivacité au désir, et le ragoût qu’unedemi-résistance ajoute au plaisir, pour se livrer à vous toutd’abord, si vif que soit le goût que vous lui ayez inspiré.

Pour te conter la chose tout au long, il fautremonter un peu plus haut. Je t’ai fait un récit assezcirconstancié de notre première entrevue. J’en ai eu encore une oudeux autres dans la même maison ou même trois, puis elle m’a invitéà aller chez elle ; je ne me suis pas fait prier, comme tupeux le croire ; j’y suis allé avec discrétion d’abord, puisun peu plus souvent, puis encore plus souvent, puis enfin toutesles fois que l’envie m’en prenait, et je dois avouer qu’elle m’enprenait au moins trois ou quatre fois par jour.

– La dame, après quelques heures d’absence, merecevait toujours comme si je fusse revenu des Indesorientales ; ce à quoi j’étais on ne peut plus sensible, et cequi m’obligeait à montrer ma reconnaissance d’une manière marquéepar les choses les plus galantes et les plus tendres du monde,auxquelles elle répondait de son mieux.

Rosette, puisque nous sommes convenus del’appeler ainsi, est une femme d’un grand esprit et qui comprendl’homme de la manière la plus aimable ; quoiqu’elle aitretardé quelques temps la conclusion du chapitre, je n’ai pas prisune seule fois de l’humeur contre elle : ce qui est vraimentmerveilleux ; car tu sais les belles fureurs où j’entrelorsque je n’ai pas sur-le-champ ce que je désire, et qu’une femmedépasse le temps que je lui ai assigné dans ma tête pour serendre. – Je ne sais pas comment elle a fait ; dès la premièreentrevue elle m’a fait comprendre que je l’aurais, et j’en étaisplus sûr que si j’en eusse tenu la promesse écrite et signée de samain. On dira peut-être que la hardiesse et la facilité de sesmanières laissaient le champ libre à la témérité des espérances. Jene pense pas que ce soit là le véritable motif : j’ai vuquelques femmes dont la prodigieuse liberté excluait, en quelquesorte, jusqu’à l’ombre d’un doute, qui ne m’ont pas produit ceteffet, et auprès desquelles j’avais des timidités et desinquiétudes pour le moins déplacées.

Ce qui fait qu’en général je suis bien moinsaimable avec les femmes que je veux avoir qu’avec celles qui mesont indifférentes, c’est l’attente passionnée de l’occasion etl’incertitude où je suis de la réussite de mon projet : celame donne du sombre et me jette dans une rêverie qui m’ôte beaucoupde mes moyens et de ma présence d’esprit. Quand je vois s’échapperune à une les heures que j’avais destinées à un autre emploi, lacolère me gagne malgré moi, et je ne puis m’empêcher de dire deschoses fort sèches et fort aigres, qui vont quelquefois jusqu’à labrutalité et qui reculent mes affaires à cent lieues. Avec Rosette,je n’ai rien senti de tout cela ; jamais, même au moment oùelle me résistait le plus, je n’ai eu cette idée qu’elle voulûtéchapper à mon amour. Je lui ai laissé déployer tranquillementtoutes ses petites coquetteries, et j’ai pris en patience lesdélais assez longs qu’il lui a plu d’apporter à mon ardeur :sa rigueur avait quelque chose de souriant qui vous en consolaitautant que possible, et dans ses cruautés les plus hyrcaniennes onentrevoyait un fond d’humanité qui ne vous permettait guère d’avoirune peur bien sérieuse. – Les honnêtes femmes, même lorsqu’elles lesont moins, ont une façon rechignée et dédaigneuse qui m’estparfaitement insupportable. Elles vous ont l’air toujours prêtes àsonner et à vous faire jeter à la porte par leurs laquais ; –et il me semble, en vérité, qu’un homme qui prend la peine de fairela cour à une femme (ce qui n’est pas déjà aussi agréable qu’onveut le croire) ne mérite pas d’être regardé de cette manière-là.La chère Rosette n’a pas de ces regards-là, elle ; – et jet’assure qu’elle y trouve son profit ; – c’est la seule femmeavec qui j’aie été moi, et j’ai la fatuité de dire que je n’aijamais été aussi bien. – Mon esprit s’est déployé librement ;et, par l’adresse et le feu de ses répliques, elle m’en a faittrouver plus que je ne m’en croyais et plus que je n’en aipeut-être réellement. – Il est vrai que j’ai été assez peu lyrique,– cela n’est guère possible avec elle ; – ce n’est pascependant qu’elle n’ait son côté poétique, malgré ce que de C*** ena dit ; mais elle est si pleine de vie et de force et demouvement, elle a l’air d’être si bien dans le milieu où elle estqu’on n’a pas envie d’en sortir pour monter dans les nuages. Elleremplit la vie réelle si agréablement et en fait une chosesi amusante pour elle et pour les autres que la rêverie n’a rien àvous offrir de mieux.

Chose miraculeuse ! voilà près de deuxmois que je la connais, et depuis ce temps je ne me suis ennuyé quelorsque je n’étais pas avec elle. Tu conviendras que cela n’est pasd’une femme médiocre de produire un pareil effet, carhabituellement les femmes produisent sur moi l’effet précisémentinverse, et me plaisent beaucoup plus de loin que de près.

Rosette a le meilleur caractère du monde, avecles hommes s’entend, car avec les femmes elle est méchante comme undiable ; elle est gaie, vive, alerte, prête à tout, trèsoriginale dans sa manière de parler, et a toujours à vous direquelques charmantes drôleries auxquelles on ne s’attend pas :– c’est un délicieux compagnon, un joli camarade avec lequel oncouche, plutôt qu’une maîtresse ; et, si j’avais quelquesannées de plus et quelques idées romanesques de moins, cela meserait parfaitement égal, et même je m’estimerais le plus fortunémortel qui soit. Mais… mais… – voilà une particule qui n’annoncerien de bon, et ce diable de petit mot restrictif estmalheureusement celui de toutes les langues humaines qui est leplus employé ; – mais je suis un imbécile, un idiot, unvéritable oison, qui ne sais me contenter de rien et qui vaistoujours chercher midi à quatorze heures ; et, au lieud’être tout à fait heureux, je ne le suis qu’à moitié ; – àmoitié, c’est déjà beaucoup pour ce monde-ci, et cependant jetrouve que ce n’est pas assez.

Aux yeux de tout le monde, j’ai une maîtresseque plusieurs désirent et m’envient, et que personne nedédaignerait. Mon désir est donc rempli en apparence, et je n’aiplus le droit de chercher des querelles au sort. Cependant il ne mesemble pas avoir une maîtresse ; je le comprends parraisonnement, mais je ne le sens pas ; et, si quelqu’un medemandait inopinément si j’en ai une, je crois que je répondraisque non. – Pourtant la possession d’une femme qui a de la beauté,de la jeunesse et de l’esprit constitue ce que, dans tous les tempset dans tous les pays, on a appelé et appelle avoir une maîtresse,et je ne pense pas qu’il y ait une autre manière. Cela n’empêchepas que je n’aie les plus étranges doutes à cet égard, et cela estpoussé au point que, si plusieurs personnes s’entendaient pour mesoutenir que je ne suis pas l’amant favorisé de Rosette, malgrél’évidence palpable de la chose, je finirais par les croire.

Ne va pas imaginer, d’après ce que je te dis,que je ne l’aime pas, ou qu’elle me déplaise en quelquechose : je l’aime au contraire beaucoup et je la trouve ce quetout le monde la trouvera : une jolie et piquante créature.Simplement je ne me sens pas l’avoir, voilà tout. Et pourtantaucune femme ne m’a donné autant de plaisir, et si jamais j’aicompris la volupté, c’est dans ses bras. – Un seul de ses baisers,la plus chaste de ses caresses me fait frissonner jusqu’à la plantedes pieds et fait refluer tout mon sang au cœur. Arrangez toutcela. La chose est pourtant comme je te la conte. Mais le cœur del’homme est plein de ces absurdités-là ; et, s’il fallaitconcilier toutes les contradictions qu’il renferme, on aurait fortà faire.

D’où cela peut-il venir ? En vérité, jene sais.

Je la vois toute la journée, et même toute lanuit, si je veux. Je lui fais toutes les caresses qu’il me plaît delui faire ; je l’ai nue ou habillée, à la ville ou à lacampagne. Elle est d’une complaisance inépuisable, et entreparfaitement dans tous mes caprices, si bizarres qu’ilssoient : un soir, il m’a pris cette fantaisie de la posséderau milieu du salon, le lustre et les bougies allumées, le feu dansla cheminée, les fauteuils rangés en cercle comme pour une grandesoirée de réception, elle en toilette de bal avec son bouquet etson éventail, tous ses diamants aux doigts et au cou, des plumessur la tête, le costume le plus splendide possible, et moi habilléen ours ; elle y a consenti. – Quand tout fut prêt, lesdomestiques furent très surpris de recevoir l’ordre de fermer lesportes et de ne laisser monter personne ; ils n’avaient pasl’air de comprendre le moins du monde, et s’en allèrent avec unemine hébétée qui nous fit bien rire. À coup sûr, ils pensèrentque leur maîtresse était décidément folle ; mais ce qu’ilspensaient ou ne pensaient pas ne nous importait guère.

Cette soirée est la plus bouffonne de ma vie.Te figures-tu l’air que je devais avoir avec mon chapeau à plumessous la patte, des bagues à toutes les griffes, une petite épée àgarde d’argent et un ruban bleu de ciel à la poignée ? Je mesuis approché de la belle ; et, après lui avoir fait la plusgracieuse révérence, je m’assis à côté d’elle et je l’assiégeaidans toutes les formes. Les madrigaux musqués, les galanteriesexagérées que je lui adressais, tout le jargon de la circonstanceprenait un relief singulier en passant par mon mufle d’ours ;car j’avais une superbe tête en carton peint que je fus bientôtobligé de jeter sous la table tellement ma déité était adorable cesoir-là et tant j’avais envie de lui baiser la main et mieux que lamain. La peau suivit la tête à peu de distance ; car, n’ayantpas l’habitude d’être ours j’y étouffais très bien et plus qu’iln’était nécessaire. Alors la toilette de bal eut beau jeu, comme tupeux le croire ; les plumes tombaient comme une neige autourde ma beauté, les épaules sortirent bientôt des manches, les seinsdu corset, les pieds des souliers, et les jambes des bas : lescolliers défilés roulèrent sur le plancher, et je crois que jamaisrobe plus fraîche n’a été plus impitoyablement fripée etchiffonnée ; la robe était de gaze d’argent, et la doublure desatin blanc. Rosette a déployé dans cette occasion un héroïsmetout à fait au-dessus de son sexe, et qui m’a donné d’elle la plushaute opinion. – Elle a assisté au sac de sa toilette comme untémoin désintéressé, et n’a pas montré un seul instant le moindreregret pour sa robe et ses dentelles ; elle était au contrairede la gaieté la plus folle, et aidait elle-même à déchirer et àrompre ce qui ne se dénouait pas ou ne se dégrafait pas assez viteà mon gré et au sien. – Ne trouves-tu pas cela d’un beau àconsigner dans l’histoire à côté des plus éclatantes actions deshéros de l’antiquité ? C’est la plus grande preuve d’amourqu’une femme puisse donner à son amant que de ne pas luidire : Prenez garde de me chiffonner ou de me faire destaches, surtout si sa robe est neuve. – Une robe neuve est un plusgrand motif de sécurité pour un mari qu’on ne le croit communément.– Il faut que Rosette m’adore, ou qu’elle ait une philosophiesupérieure à celle d’Épictète.

Toujours est-il que je crois bien avoir payé àRosette la valeur de sa robe et au-delà en une monnaie qui, pourn’avoir pas cours chez les marchands, n’en est pas moins estimée etprisée. – Tant d’héroïsme méritait bien une pareille récompense. Aureste, en femme généreuse, elle m’a bien rendu ce que je lui aidonné. – J’ai eu un plaisir fou, presque convulsif et comme je neme croyais pas capable d’en éprouver. Ces baisers sonores mêlés derires éclatants, ces caresses frémissantes et pleinesd’impatience, toutes ces voluptés âcres et irritantes, ceplaisir goûté incomplètement à cause du costume et de la situation,mais plus vif cent fois que s’il eût été sans entraves, medonnèrent tellement sur les nerfs qu’il me prit des spasmes dontj’eus quelque peine à me remettre. – Tu ne saurais t’imaginer l’airtendre et fier dont Rosette me regardait tout en cherchant à mefaire revenir, et la manière pleine de joie et d’inquiétude dontelle s’empressait autour de moi : sa figure rayonnait encoredu plaisir qu’elle ressentait de produire sur moi un effetsemblable en même temps que ses yeux, tout trempés de douceslarmes, témoignaient de la peur qu’elle avait de me voir malade etde l’intérêt qu’elle prenait à ma santé. – Jamais elle ne m’a paruaussi belle qu’à ce moment-là. Il y avait quelque chose de simaternel et de si chaste dans son regard que j’oubliai totalementla scène plus qu’anacréontique qui venait de se passer, et me mis àgenoux devant elle en lui demandant la permission de baiser samain ; ce qu’elle m’accorda avec une gravité et une dignitésingulières.

Assurément, cette femme-là n’est pas aussidépravée que de C*** le prétend, et qu’elle me l’a paru biensouvent à moi-même ; sa corruption est dans son esprit et nonpas dans son cœur.

Je t’ai cité cette scène entre vingtautres : il me semble qu’après cela on peut, sans fatuitéexcessive, se croire l’amant d’une femme. – Eh bien ! c’estce que je ne fais pas. – J’étais à peine de retour chez moi quecette pensée me reprit et se mit à me travailler comme d’habitude.– Je me souvenais parfaitement de tout ce que j’avais fait et vufaire. – Les moindres gestes, les moindres poses, tous les pluspetits détails se dessinaient très nettement dans ma mémoire ;je me rappelais tout, jusqu’aux plus légères inflexions de voix,jusqu’aux plus insaisissables nuances de la volupté :seulement il ne me paraissait ; pas que ce fût à moi plutôtqu’à un autre que toutes ces choses fussent arrivées. Je n’étaispas sûr que ce ne fût une illusion, une fantasmagorie, un rêve, ouque je n’eusse lu cela quelque part, ou même que ce ne fût unehistoire composée par moi, comme je m’en suis fait bien souvent. Jecraignais d’être la dupe de ma crédulité et le jouet de quelquemystification ; et, malgré le témoignage de ma lassitude etles preuves matérielles que j’avais couché dehors, j’aurais cruvolontiers que je m’étais mis dans mes couvertures à mon heureordinaire, et que j’avais dormi jusqu’au matin.

Je suis très malheureux de ne pouvoir acquérirla certitude morale d’une chose dont j’ai la certitude physique. –C’est ordinairement l’inverse qui a lieu et c’est le fait quiprouve l’idée. Je voudrais me prouver le fait par l’idée ; jene le puis ; quoique la chose soit assez singulière, elle est.Il dépend de moi, jusqu’à un certain point, d’avoir unemaîtresse ; mais je ne puis me forcer à croire que j’en aieune tout en l’ayant. Si je n’ai pas en moi la foi nécessaire, mêmepour une chose aussi évidente, il m’est aussi impossible de croireà un fait aussi simple qu’à un autre de croire à la Trinité. La foine s’acquiert pas, et c’est un pur don, une grâce spéciale duciel.

Jamais personne autant que moi n’a désirévivre de la vie des autres, et s’assimiler une autre nature ;– jamais personne n’y a moins réussi. – Quoi que je fasse, lesautres hommes ne sont guère pour moi que des fantômes, et je nesens pas leur existence ; ce n’est pourtant pas le désir dereconnaître leur vie et d’y participer qui me manque. – C’est lapuissance ou le défaut de sympathie réelle pour quoi que ce soit.L’existence ou la non-existence d’une chose ou d’une personne nem’intéresse pas assez pour que j’en sois affecté d’une manièresensible et convaincante. – La vue d’une femme ou d’un homme quim’apparaît dans la réalité ne laisse pas sur mon âme des tracesplus fortes que la vision fantastique du rêve : – il s’agiteautour de moi un pâle monde d’ombres et de semblants faux ou vraisqui bourdonnent sourdement, au milieu duquel je me trouve aussiparfaitement seul que possible, car aucun n’agit sur moi en bien ouen mal, et ils me paraissent d’une nature tout à fait différente. –Si je leur parle et qu’ils me répondent quelque chose qui ait à peuprès le sens commun, je suis aussi surpris que si mon chien oumon chat prenait tout à coup la parole et se mêlait à laconversation : – le son de leur voix m’étonne toujours, et jecroirais très volontiers qu’ils ne sont que de fugitives apparencesdont je suis le miroir objectif. Inférieur ou supérieur, à coup sûrje ne suis pas de leur espèce. Il y a des moments où je nereconnais que Dieu au-dessus de moi, et d’autres où je me juge àpeine l’égal du cloporte sous sa pierre ou du mollusque sur sonbanc de sable ; mais dans quelque situation d’esprit que je metrouve, haut ou bas, je n’ai jamais pu me persuader que les hommesétaient vraiment mes semblables. Quand on m’appelle monsieur, ouqu’en parlant de moi on dit : – Cet homme, – cela me paraîtfort singulier. Mon nom même me semble un nom en l’air et qui n’estpas mon véritable nom ; cependant, si bas qu’il soit prononcéau milieu du bruit le plus fort, je me retourne subitement avec unevivacité convulsive et fébrile dont je n’ai jamais bien pu merendre compte. – Est-ce la crainte de trouver dans cet homme quisait mon nom et pour qui le ne suis plus la foule un antagoniste ouun ennemi ?

C’est surtout lorsque j’ai vécu avec une femmeque j’ai le mieux senti combien ma nature repoussait invinciblementtoute alliance et toute miction. Je suis comme une goutte d’huiledans un verre d’eau. Vous aurez beau tourner et remuer, jamaisl’huile ne se pourra lier avec elle ; elle se divisera en centmille petits globules qui se réuniront et remonteront à lasurface, au premier moment de calme : la goutte d’huile et leverre d’eau, voilà mon histoire. La volupté même, cette chaîne dediamant qui lie tous les êtres, ce feu dévorant qui fond lesrochers et les métaux de l’âme et les fait retomber en pleurs,comme le feu matériel fait fondre le fer et le granit, toutepuissante qu’elle est, n’a jamais pu me dompter ou m’attendrir.Cependant j’ai les sens très vifs ; mais mon âme est pour moncorps une sœur ennemie, et le malheureux couple, comme tout couplepossible, légal ou illégal, vit dans un état de guerre perpétuel. –Les bras d’une femme, ce qui lie le mieux sur la terre, à ce qu’ondit, sont pour moi de bien faibles attaches, et je n’ai jamais étéplus loin de ma maîtresse que lorsqu’elle me serrait sur son cœur.– J’étouffais, voilà tout.

Que de fois je me suis coloré contremoi-même ! que d’efforts j’ai faits pour ne pas êtreainsi ! Comme je me suis exhorté à être tendre, amoureux,passionné ! que souvent j’ai pris mon âme par les cheveux etl’ai traînée sur mes lèvres au beau milieu d’un baiser !

Quoi que j’aie fait, elle s’est toujoursreculée en s’essuyant, aussitôt que je l’ai lâchée. Quel supplicepour cette pauvre âme d’assister aux débauches de mon corps et des’asseoir perpétuellement à des festins où elle n’a rien àmanger !

C’est avec Rosette que j’ai résolu, une foispour toutes, d’éprouver si je ne suis pas décidément insociable,et si je puis prendre assez d’intérêt dans l’existence d’une autrepour y croire. J’ai poussé les expériences jusqu’à l’épuisement, etje ne me suis pas beaucoup éclairci dans mes doutes. Avec elle, leplaisir est si vif que l’âme se trouve assez souvent, sinontouchée, au moins distraite, ce qui nuit un peu à l’exactitude desobservations. Après tout, j’ai reconnu que cela ne passait pas lapeau, et que je n’avais qu’une jouissance d’épiderme à laquellel’âme ne participait que par curiosité. J’ai du plaisir, parce queje suis jeune et ardent ; mais ce plaisir me vient de moi etnon d’un autre. La cause est dans moi-même plutôt que dansRosette.

J’ai beau faire, je n’ai pu sortir de moi uneminute.

– Je suis toujours ce que j’étais,c’est-à-dire quelque chose de très ennuyé et de très ennuyeux, quime déplaît fort. Je n’ai pu venir à bout de faire entrer dans macervelle l’idée d’un autre, dans mon âme le sentiment d’un autre,dans mon corps la douleur ou la jouissance d’un autre. – Je suisprisonnier dans moi-même, et toute évasion est impossible : leprisonnier veut s’échapper, les murs ne demandent pas mieux que decrouler, les portes que de s’ouvrir pour lui livrer passage ;je ne sais quelle fatalité retient invinciblement chaque pierre àsa place, et chaque verrou dans ses ferrures ; il m’est aussiimpossible d’admettre quelqu’un chez moi que d’aller moi-mêmechez les autres ; je ne saurais ni faire ni recevoir devisites et je vis dans le plus triste isolement au milieu de lafoule : mon lit peut n’être pas veuf, mais mon cœur l’esttoujours.

Ah ! ne pouvoir s’augmenter d’une seuleparcelle, d’un seul atome ; ne pouvoir faire couler le sangdes autres dans ses veines ; voir toujours de ses yeux, niplus clair, ni plus loin, ni autrement ; entendre les sonsavec les mêmes oreilles et la même émotion ; toucher avec lesmêmes doigts ; percevoir des choses variées avec un organeinvariable ; être condamné au même timbre de voix, au retourdes mêmes tons, des mêmes phrases et des mêmes paroles, et nepouvoir s’en aller, se dérober à soi-même, se réfugier dans quelquecoin où l’on ne se suive pas ; être forcé de se gardertoujours, de dîner et de coucher avec soi, – d’être le même hommepour vingt femmes nouvelles ; traîner, au milieu dessituations les plus étranges du drame de notre vie, un personnageobligé et dont vous savez le rôle par cœur ; penser les mêmeschoses, avoir les mêmes rêves : – quel supplice, quelennui !

J’ai désiré le cor des frères Tangut, lechapeau de Fortunatus, le bâton d’Abaris, l’anneau de Gygès ;j’aurais vendu mon âme pour arracher la baguette magique de la maind’une fée, mais je n’ai jamais rien tant souhaité que de rencontrersur la montagne, comme Tirésias le devin, ces serpents qui fontchanger de sexe ; et ce que j’envie le plus aux dieuxmonstrueux et bizarres de l’Inde, ce sont leurs perpétuelsavatarset leurs transformations innombrables.

J’ai commencé par avoir envie d’être un autrehomme ; – puis, faisant réflexion que je pouvais parl’analogie prévoir à peu près ce que je sentirais, et alors ne paséprouver la surprise et le changement attendus, j’aurais préféréd’être femme ; cette idée m’est toujours venue, lorsquej’avais une maîtresse qui n’était pas laide ; car une femmelaide est un homme pour moi, et aux instants de plaisirs j’auraisvolontiers changé de rôle, car il est bien impatientant de ne pasavoir la conscience de l’effet qu’on produit et de ne juger de lajouissance des autres que par la sienne. Ces pensées et beaucoupd’autres m’ont souvent donné, dans les moments où il était le plusdéplacé, un air méditatif et rêveur qui m’a fait accuser bien àtort vraiment de froideur et d’infidélité.

Rosette, qui ne sait pas tout cela, fortheureusement, me croit l’homme le plus amoureux de la terre ;elle prend cette impuissante fureurpour une fureur depassion, et elle se prête de son mieux à tous les capricesexpérimentaux qui me passent par la tête.

J’ai fait tout ce que j’ai pu pour meconvaincre de sa possession : j’ai tâché de descendre dans soncœur, mais je me suis toujours arrêté à la première marche del’escalier, à sa peau ou sur sa bouche. Malgré l’intimité de nosrelations corporelles, je sens bien qu’il n’y a rien de communentre nous. Jamais une idée pareille aux miennes n’a ouvert sesailes dans cette tête jeune et souriante ; jamais ce cœur devie et de feu, qui soulève palpitant une gorge si ferme et si pure,n’a battu à l’unisson de mon cœur. Mon âme ne s’est jamais unieavec cette âme. Cupidon, le dieu aux ailes d’épervier, n’a pasembrassé Psyché sur son beau front d’ivoire. Non ! – cettefemme n’est pas ma maîtresse.

Si tu savais tout ce que j’ai fait pour forcermon âme à partager l’amour de mon corps ! avec quelle furiej’ai plongé ma bouche dans sa bouche, trempé mes bras dans sescheveux, et comme j’ai serré étroitement sa taille ronde et souple.Comme l’antique Salmacis, l’amoureuse du jeune Hermaphrodite, jetâchais de fondre son corps avec le mien ; je buvais sonhaleine et les tièdes larmes que la volupté faisait déborder ducalice trop plein de ses yeux. Plus nos corps s’enlaçaient et plusnos étreintes étaient intimes, moins je l’aimais. Mon âme, assisetristement, regardait d’un air de pitié ce déplorable hymen où ellen’était pas invitée, ou se voilait le front de dégoût et pleuraitsilencieusement sous le pan de son manteau. – Tout cela tientpeut-être à ce que réellement je n’aime pas Rosette, toute digned’être aimée qu’elle soit, et quelque envie que j’en aie.

Pour me débarrasser de l’idée que j’étais moi,je me suis composé des milieux très étranges, où il était tout àfait improbable que je me rencontrasse, et j’ai tâché, ne pouvantjeter mon individualité aux orties, de la dépayser de façon qu’ellene se reconnût plus. J’y ai assez médiocrement réussi, et ce diablede moi me suit obstinément ; il n’y a pas moyen de s’endéfaire ; – je n’ai pas la ressource de lui faire dire, commeaux autres importuns, que je suis sorti ou que je suis allé à lacampagne.

J’ai eu ma maîtresse au bain, et j’ai fait leTriton de mon mieux. – La mer était une fort grande cuve de marbre.– Quant à la Néréide, ce qu’elle faisait voir accusait l’eau, toutetransparente qu’elle fût, de ne pas l’être encore assez pourl’exquise beauté des choses qu’elle cachait. – Je l’aie eue lanuit, au clair de lune, dans une gondole avec de la musique.

Cela serait fort commun à Venise, mais icicela l’est fort peu. – Dans sa voiture lancée au grand galop, aumilieu du bruit des roues, des sauts et des cahots, tantôtilluminés par les lanternes, tantôt plongés dans la plus profondeobscurité… – C’est une manière qui ne manque pas d’un certainpiquant, et je te conseille d’en user : mais j’oubliais que tues un vénérable patriarche, et que tu ne donnes point dans depareils raffinements. – Je suis entré chez elle par la fenêtre,ayant la clef de la porte dans ma poche. – Je l’ai fait venir chezmoi en plein jour, et enfin je l’ai compromise de telle façonque personne maintenant (excepté moi, bien entendu) ne doutequ’elle ne soit ma maîtresse.

À cause de toutes ces inventions qui, si jen’étais aussi jeune, auraient l’air des ressources d’un libertinblasé, Rosette m’adore principalement et par-dessus tous autres.Elle y voit l’ardeur d’un amour pétulant que rien ne peut contenir,et qui est le même malgré la diversité des temps et des lieux. Elley voit l’effet sans cesse renaissant de ses charmes et le triomphede sa beauté, et, en vérité, je voudrais qu’elle eût raison, et cen’est point ma faute ni la sienne non plus, il faut être juste, sielle ne l’a pas.

Le seul tort que j’aie envers elle, c’estd’être moi. Si je lui disais cela, l’enfant répondrait bien viteque c’est précisément mon plus grand mérite à ses yeux ; cequi serait plus obligeant que sensé.

Une fois, – c’était dans les commencements denotre liaison, – j’ai cru être arrivé à mon but, une minute j’aicru avoir aimé ; – j’ai aimé. – Ô mon ami ! je n’ai vécuque cette minute-là, et, si cette minute eût été une heure, jefusse devenu un dieu – Nous étions sortis tous les deux à cheval,moi sur mon cher Ferragus, elle sur une jument couleur de neige quia l’air d’une licorne, tant elle a les pieds déliés et l’encoluresvelte. Nous suivions une grande allée d’ormes d’une hauteurprodigieuse ; le soleil descendait sur nous, tiède etblond, tamisé par les déchiquetures du feuillage, – des losangesd’outremer scintillaient par places dans des nuages pommelés, degrandes lignes d’un bleu pâle jonchaient les bords de l’horizon etse changeaient en un vert pomme extrêmement tendre, lorsqu’elles serencontraient avec les tons orangés du couchant. – L’aspect du cielétait charmant et singulier ; la brise nous apportait je nesais quelle odeur de fleurs sauvages on ne peut plus ravissante. –De temps en temps un oiseau partait devant nous et traversaitl’allée en chantant. – La cloche d’un village que l’on ne voyaitpas sonnait doucement l’Angélus, et les sons argentins, qui ne nousarrivaient qu’atténués par l’éloignement, avaient une douceurinfinie. Nos bêtes allaient le pas et marchaient côte à côte d’unemanière si égale que l’une ne dépassait pas l’autre. – Mon cœur sedilatait, et mon âme débordait sur mon corps. – Je n’avais jamaisété si heureux. Je ne disais rien, ni Rosette non plus, et pourtantnous ne nous étions jamais aussi bien entendus. – Nous étions siprès l’un de l’autre que ma jambe touchait le ventre du cheval deRosette. Je me penchai vers elle et passai mon bras autour de sataille ; elle fit le même mouvement de son côté, et renversasa tête sur mon épaule. Nos bouches se prirent ; ô quel chasteet délicieux baiser ! – Nos chevaux marchaient toujours avecleur bride flottante sur le cou. – Je sentais le bras deRosette se relâcher et ses reins ployer de plus en plus. –Moi-même je faiblissais et j’étais près de m’évanouir. – Ah !je t’assure que dans ce moment-là je ne songeais guère si j’étaismoi ou un autre. Nous allâmes ainsi jusqu’au bout de l’allée, où unbruit de pas nous fit reprendre brusquement notre position ;c’étaient des gens de connaissance aussi à cheval qui vinrent ànous et nous parlèrent. Si j’avais eu des pistolets, je crois quej’aurais tiré sur eux.

Je les regardais d’un air sombre et furieux,qui aura dû leur paraître bien singulier. – Après tout, j’avaistort de me mettre si fort en colère contre eux, car ils m’avaientrendu, sans le vouloir, le service de couper mon plaisir à point,au moment où, par son intensité même, il allait devenir une douleurou s’affaisser sous sa violence. – C’est une science que l’on neregarde pas avec tout le respect qu’on lui doit que celle des’arrêter à temps. – Quelquefois, en étant couché avec une femme,on lui passe le bras sous la taille : c’est d’abord une grandevolupté de sentir la tiède chaleur de son corps, la chair douce etveloutée de ses reins, l’ivoire poli de ses flancs et de refermersa main sur sa gorge qui se dresse et frissonne. – La belles’endort dans cette position amoureuse et charmante ; lacambrure de ses reins devient moins prononcée ; sa gorges’apaise ; son flanc est soulevé par la respiration plus largeet plus régulière du sommeil ; ses muscles se dénouent, satête roule dans ses cheveux. – Cependant votre bras est pluspressé, vous commencez à vous apercevoir que c’est une femme et nonpas une sylphide : – mais vous n’ôteriez votre bras pour rienau monde, il y a beaucoup de raisons pour cela : la première,c’est qu’il est assez dangereux de réveiller une femme avec quil’on est couché ; il faut être en état de substituer au rêvedélicieux qu’elle fait sans doute une réalité encore plusdélicieuse ; la seconde, c’est qu’en la priant de se souleverpour retirer votre bras vous lui dites d’une manière indirectequ’elle est lourde et qu’elle vous gêne, ce qui n’est pas honnête,ou bien vous lui faites entendre que vous êtes faible ou fatigué,chose extrêmement humiliante pour vous et qui vous nuira infinimentdans son esprit ; – la troisième est que, comme l’on a eu duplaisir dans cette position, l’on croit qu’en la gardant on pourraen éprouver encore, en quoi l’on se trompe. – Le pauvre bras setrouve pris sous la masse qui l’opprime, le sang s’arrête, lesnerfs sont tiraillés, et l’engourdissement vous picote avec sesmillions d’aiguilles : vous êtes une manière de petit MilonCrotoniate, et le matelas de votre lit et le dos de votre divinitéreprésentent assez exactement les deux parties de l’arbre qui sesont rejointes. – Le jour vient enfin, qui vous délivre de cemartyre, et vous sautez à bas de ce chevalet avec plusd’empressement qu’aucun mari n’en met à descendre del’échafaud nuptial.

Ceci est l’histoire de bien des passions.

– C’est celle de tous les plaisirs.

Quoi qu’il en soit, – malgré l’interruption ouà cause de l’interruption, jamais volupté pareille n’a passé sur matête : je me sentais réellement un autre. L’âme de Rosetteétait entrée tout entière dans mon corps. – Mon âme m’avait quittéet remplissait son cœur comme son âme à elle remplissait le mien. –Sans doute, elles s’étaient rencontrées au passage dans ce longbaiser équestre, comme Rosette l’a appelé depuis (ce qui m’a fâchépar parenthèse), et s’étaient traversées et confondues aussiintimement que le peuvent faire les âmes de deux créaturesmortelles sur un grain de boue périssable.

Les anges doivent assurément s’embrasserainsi, et le vrai paradis n’est pas au ciel, mais sur la bouched’une personne aimée.

J’ai attendu vainement une minute pareille, etj’en ai sans succès provoqué le retour. Nous avons été bien souventnous promener à cheval dans l’allée du bois, par de beaux couchersde soleil ; les arbres avaient la même verdure, les oiseauxchantaient la même chanson, mais nous trouvions le soleil terne, lefeuillage jauni : le chant des oiseaux nous paraissait aigreet discordant, l’harmonie n’était plus en nous. Nous avons mis noschevaux au pas, et nous avons essayé le même baiser. – Hélas !nos lèvres seules se joignaient, et ce n’était que le spectre del’ancien baiser. – Le beau, le sublime, le divin, le seul vraibaiser que j’aie donné et reçu en ma vie était envolé à toutjamais. – Depuis ce jour-là je suis toujours revenu du bois avec unfond de tristesse inexprimable. – Rosette, toute gaie et folâtrequ’elle soit habituellement, ne peut échapper à cette impression,et sa rêverie se trahit par une petite moue délicatement plisséequi vaut au moins son sourire.

Il n’y a guère que la fumée du vin et le grandéclat des bougies qui me puissent faire revenir de cesmélancolies-là. Nous buvons tous les deux comme des condamnés àmort, silencieusement et coup sur coup, jusqu’à ce que nous ayonsatteint la dose qu’il nous faut ; alors nous commençons à rireet à nous moquer du meilleur cœur de ce que nous appelons notresentimentalité.

Nous rions, – parce que nous ne pouvonspleurer. – Ah ! qui pourra faire germer une larme au fond demon œil tari ?

Pourquoi ai-je eu tant de plaisir cesoir-là ? Il me serait bien difficile de le dire. J’étaispourtant le même homme, Rosette la même femme. Ce n’était pas lapremière fois que je me promenais à cheval, ni elle non plus. Nousavions déjà vu se coucher le soleil, et ce spectacle ne nous a pasautrement touchés que la vue d’un tableau que l’on admire, selonque les couleurs en sont plus ou moins brillantes. Il y a plusd’une allée d’ormes et de marronniers dans le monde, et celle-làn’était pas la première que nous parcourions ; qui donc nous ya fait trouver un charme si souverain, qui métamorphosait lesfeuilles mortes en topazes, les feuilles vertes en émeraudes, quiavait doré tous ces atomes voltigeants, et changé en perles toutesces gouttes d’eau égrenées sur la pelouse, qui donnait une harmoniesi douce aux sons d’une cloche habituellement discordante, et auxpiaillements de je ne sais quels oisillons ? – Il fallaitqu’il y eût dans l’air une poésie bien pénétrante puisque noschevaux mêmes paraissaient la sentir.

Rien au monde cependant n’était plus pastoralet plus simple : quelques arbres, quelques nuages, cinq ou sixbrins de serpolet, une femme et un rayon de soleil brochant sur letout comme un chevron d’or sur un blason. – Il n’y avaitd’ailleurs, dans ma sensation, ni surprise ni étonnement. Je mereconnaissais bien. Je n’étais jamais venu dans cet endroit, maisje me rappelais parfaitement et la forme des feuilles et laposition des nuées, cette colombe blanche qui traversait le ciel,s’envolait dans la même direction ; cette petite clocheargentine, que j’entendais pour la première fois, avait biensouvent tinté à mon oreille, et sa voix me semblait une voixd’amie ; j’avais, sans y être jamais passé, parcouru cetteallée bien des fois avec des princesses montées sur deslicornes ; les plus voluptueux de mes rêves s’y allaientpromener tous les soirs, et mes désirs s’y étaient donné desbaisers absolument pareils à celui échangé par moi et Rosette. – Cebaiser n’avait rien de nouveau pour moi ; mais il était telque j’avais pensé qu’il serait. C’est peut-être la seule fois de mavie que je n’ai pas été désappointé, et que la réalité m’a paruaussi belle que l’idéal. – Si je pouvais trouver une femme, unpaysage, une architecture, quelque chose qui répondit à mon désirintime aussi parfaitement que cette minute-là a répondu à la minuteque j’avais rêvée, je n’aurais rien à envier aux dieux, et jerenoncerais très volontiers à ma stalle du paradis. – Mais, envérité, je ne crois pas qu’un homme de chair pût résister une heureà des voluptés si pénétrantes ; deux baisers comme celapomperaient une existence entière, et feraient vide complet dansune âme et dans un corps. – Ce n’est pas cette considération-là quim’arrêterait ; car, ne pouvant prolonger ma vie indéfiniment,il m’est égal de mourir, et j’aimerais mieux mourir de plaisir quede vieillesse ou d’ennui. Mais cette femme n’existe pas. – Si, elleexiste ; – je n’en suis peut-être séparé que par une cloison.– Je l’ai peut-être coudoyée hier ou aujourd’hui.

Que manque-t-il à Rosette pour être cettefemme-là ? – Il lui manque que je le croie. Quelle fatalité mefait donc avoir toujours pour maîtresses des femmes que je n’aimepas. Son cou est assez poli pour y suspendre les colliers les mieuxouvrés ; ses doigts sont assez effilés pour faire honneuraux plus belles et aux plus riches bagues ; le rubis rougiraitde plaisir de briller au bout vermeil de son oreilledélicate ; sa taille pourrait ceindre le ceste de Vénus ;mais c’est l’amour seul qui sait nouer l’écharpe de samère.

Tout le mérite qu’a Rosette est en elle, je nelui ai rien prêté. Je n’ai pas jeté sur sa beauté ce voile deperfection dont l’amour enveloppe la personne aimée ; – levoile d’Isis est un voile transparent à côté de celui-là. – Il n’ya que la satiété qui en puisse lever le coin.

Je n’aime pas Rosette ; du moins l’amourque j’ai pour elle, si j’en ai, ne ressemble pas à l’idée que je mesuis faite de l’amour. – Après cela mon idée n’est peut-être pasjuste. Je n’ose rien décider. Toujours est-il qu’elle me rend toutà fait insensible au mérite des autres femmes, et je n’ai désirépersonne avec un peu de suite depuis que je la possède. – Si elle aà être jalouse, ce n’est que de fantômes, ce dont elle s’inquièteassez peu, et pourtant mon imagination est sa plus redoutablerivale ; c’est une chose dont, avec toute sa finesse, elle nes’apercevra probablement jamais.

Si les femmes savaient cela ! – Qued’infidélités l’amant le moins volage fait à la maîtresse la plusadorée ! – Il est à présumer que les femmes nous le rendent etau-delà ; mais elles font comme nous, et n’en disent rien. –Une maîtresse est un thème obligé qui disparaît ordinairement sousles fioritures et les broderies. – Bien souvent les baisersqu’on lui donne ne sont pas pour elle ; c’est l’idée d’uneautre femme que l’on embrasse dans sa personne, et elle profiteplus d’une fois (si cela peut s’appeler un profit) des désirsinspirés par une autre. Ah ! que de fois, pauvre Rosette, tuas servi de corps à mes rêves et donné une réalité à tesrivales ; que d’infidélités dont tu as été involontairement lacomplice ! Si tu avais pu penser, aux moments où mes bras teserraient avec tant de force, où ma bouche s’unissait le plusétroitement à la tienne, que ta beauté et ton amour n’y étaientpour rien, que ton idée était à mille lieues de moi ; si l’ont’avait dit que ces yeux, voilés d’amoureuses langueurs, nes’abaissaient que pour ne pas te voir et ne pas dissiper l’illusionque tu ne servais qu’à compléter, et qu’au lieu d’être unemaîtresse tu n’étais qu’un instrument de volupté, un moyen detromper un désir impossible à réaliser !

Ô célestes créatures, belles vierges frêles etdiaphanes qui penchez vos yeux de pervenche et joignez vos mains delis sur les tableaux à fond d’or des vieux maîtres allemands,saintes des vitraux, martyres des missels qui souriez si doucementau milieu des enroulements des arabesques, et qui sortez si blondeset si fraîches de la cloche des fleurs ! – ô vous, bellescourtisanes couchées toutes nues dans vos cheveux sur des litssemés de roses, sous de larges rideaux pourpres, avec vos braceletset vos colliers de grosses perles, votre éventail et vos miroirsoù le couchant accroche dans l’ombre une flamboyantepaillette ! – brunes filles du Titien, qui nous étalez sivoluptueusement vos hanches ondoyantes, vos cuisses fermes etdures, vos ventres polis et vos reins souples et musculeux ! –antiques déesses, qui dressez votre blanc fantôme sous les ombragesdu jardin ! – vous faites partie de mon sérail ; je vousai possédées tour à tour. – Sainte Ursule, j’ai baisé tes mains surles belles mains de Rosette ; – j’ai joué avec les noirscheveux de la Muranèse, et jamais Rosette n’a eu tant de peine à serecoiffer ; virginale Diane, j’ai été avec toi plus qu’Actéon,et je n’ai pas été changé en cerf : c’est moi qui ai remplacéton bel Endymion ! – Que de rivales dont on ne se défie pas,et dont on ne peut se venger ! encore ne sont-elles pastoujours peintes ou sculptées !

Femmes, quand vous voyez votre amant devenirplus tendre que de coutume, vous étreindre dans ses bras avec uneémotion extraordinaire ; quand il plongera sa tête dans vosgenoux et la relèvera pour vous regarder avec des yeux humides eterrants ; quand la jouissance ne fera qu’augmenter son désir,et qu’il éteindra votre voix sous ses baisers, comme s’il craignaitde l’entendre, soyez certaines qu’il ne sait seulement pas si vousêtes là ; qu’il a, en ce moment, rendez-vous avec une chimèreque vous rendez palpable, et dont vous jouez le rôle. – Bien deschambrières ont profité de l’amour qu’inspiraient des reines. –Bien des femmes ont profité de l’amour qu’inspiraient des déesses,et une réalité assez vulgaire a souvent servi de socle à l’idoleidéale. C’est pourquoi les poètes prennent habituellement d’assezsales guenipes pour maîtresses. – On peut coucher dix ans avec unefemme sans l’avoir jamais vue ; – c’est l’histoire de beaucoupde grands génies et dont les relations ignobles ou obscures ontfait l’étonnement du monde.

Je n’ai fait à Rosette que des infidélités dece genre-là. Je ne l’ai trahie que pour des tableaux et desstatues, et elle a été de moitié dans la trahison. Je n’ai pas surla conscience le plus petit péché matériel à me reprocher. Je suis,de ce côté, aussi blanc que la neige Jung-Frau, et pourtant, sansêtre amoureux de personne, je désirerais l’être de quelqu’un. – Jene cherche pas l’occasion, et je ne serais pas fâché qu’ellevînt ; si elle venait, je ne m’en servirais peut-être pas, carj’ai la conviction intime qu’il en serait de même avec une autre,et j’aime mieux qu’il en soit ainsi avec Rosette qu’avec touteautre ; car, la femme ôtée, il me reste du moins un jolicompagnon plein d’esprit, et très agréablement démoralisé ; etcette considération n’est pas une des moindres qui me retiennent,car, en perdant la maîtresse, je serais désolé de perdrel’amie.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer