Mademoiselle de Maupin

Chapitre 17

 

« Vous êtes sans doute très surpris,mon cher d’Albert, de ce que je viens de faire après ce que j’aifait. – Je vous le permets, il y a de quoi. – Parions que vousm’avez déjà donné au moins vingt de ces épithètes que nous étionsconvenus de rayer de votre vocabulaire : – perfide,inconstante, scélérate, – n’est-ce pas ? – Au moins, vous nem’appellerez pas cruelle ou vertueuse, c’est toujours cela degagné. – Vous me maudissez, et vous avez tort. – Vous aviez enviede moi, vous m’aimiez, j’étais votre idéal ; – fort bien. Jevous ai accordé sur-le-champ ce que vous demandiez ; il n’atenu qu’à vous de l’avoir plus tôt. J’ai servi de corps à votrerêve le plus complaisamment du monde. – Je vous ai donné ce que jene donnerai assurément plus à personne, surprise sur laquelle vousne comptiez guère et dont vous devriez me savoir plus de gré. –Maintenant que je vous ai satisfait, il me plaît de m’enaller.

« Qu’y a-t-il de si monstrueux ?

« Vous m’avez eue entièrement et sansréserve toute une nuit ; – que voulez-vous de plus ? Uneautre nuit, et puis encore une autre ; vous vous accommoderiezmême des jours au besoin. – Vous continueriez ainsi jusqu’à ce quevous fussiez dégoûté de moi. – Je vous entends d’ici vous écriertrès galamment que je ne suis pas de celles dont on se dégoûte. MonDieu ! de moi comme des autres.

« Cela durerait six mois, deux ans,dix ans même, si vous voulez, mais il faut toujours que toutfinisse. – Vous me garderiez par une espèce de sentiment deconvenance, ou parce que vous n’auriez pas le courage de mesignifier mon congé. À quoi bon attendre d’en venirlà ?

« Et puis, ce serait peut-être moi quicesserais de vous aimer. Je vous ai trouvé charmant ;peut-être, à force de vous voir, vous eussé-je trouvé détestable. –Pardonnez-moi cette supposition. – En vivant avec vous dans unegrande intimité, j’aurais sans doute eu l’occasion de vous voir enbonnet de coton ou dans quelque situation domestique ridicule etbouffonne. – Vous auriez nécessairement perdu ce côté romanesque etmystérieux qui me séduit sur toutes choses, et votre caractère,mieux compris, ne m’eût plus paru si étrange. Je me serais moinsoccupée de vous en vous ayant auprès de moi, à peu près comme onfait de ces livres qu’on n’ouvre jamais parce qu’on les a dans sabibliothèque. – Votre nez ou votre esprit ne m’aurait plus semblé àbeaucoup près aussi bien tourné ; je me serais aperçue quevotre habit vous allait mal et que vos bas étaient mal tirés ;j’aurais eu mille déceptions de ce genre qui m’auraientsingulièrement fait souffrir, et à la fin je me serais arrêtée àceci : – que décidément vous n’aviez ni cœur ni âme, et quej’étais destinée à n’être pas comprise en amour.

« Vous m’adorez et je vous le rends. Vousn’avez pas le plus léger reproche à me faire, et je n’ai pas lemoins du monde à me plaindre de vous. Je vous ai été parfaitementfidèle tout le temps de nos amours. Je ne vous ai trompé en rien. –Je n’avais ni fausse gorge ni fausse vertu ; vous avez eucette extrême bonté de dire que j’étais encore plus belle que vousne l’imaginiez. – Pour la beauté que je vous donnais, vous m’avezrendu beaucoup de plaisir ; nous sommes quittes : – jevais de mon côté et vous du vôtre, et peut-être que nous nousretrouverons aux antipodes.

« Vivez dans cet espoir.

« Vous croyez peut-être que je ne vousaime pas parce que je vous quitte. Vous reconnaîtrez plus tard lavérité de ceci. – Si j’avais moins fait de cas de vous, je seraisrestée, et je vous aurais versé le fade breuvage jusqu’à la lie.Votre amour eût été bientôt mort d’ennui ; – au bout dequelque temps, vous m’auriez parfaitement oubliée, et, en relisantmon nom sur la liste de vos conquêtes, vous vous seriezdemandé : Qui diable était donc celle-ci ? – J’ai aumoins cette satisfaction de penser que vous vous souviendrez de moiplutôt que d’une autre. Votre désir inassouvi ouvrira encore sesailes pour voler à moi ; je serai toujours pour vous quelquechose de désirable où votre fantaisie aimera à revenir, et j’espèreque, dans le lit des maîtresses que vous pourrez avoir, voussongerez quelquefois à cette nuit unique que vous avez passée avecmoi.

« Jamais vous ne serez plus aimableque vous l’avez été dans cette soirée bienheureuse, et, quand mêmevous le seriez autant, ce serait déjà l’être moins ; car, enamour comme en poésie, rester au même point, c’est reculer.Tenez-vous-en à cette impression, – vous ferez bien.

« Vous avez rendu difficile la tâche desamants que j’aurai (si j’ai d’autres amants), et personne ne pourraeffacer votre souvenir ; – ce seront les héritiersd’Alexandre.

« Si cela vous désole trop de me perdre,brûlez cette lettre, qui est la seule preuve que vous m’ayez eue,et vous croirez avoir fait un beau rêve. Qui vous en empêche ?La vision s’est évanouie avant le jour, à l’heure où les songesrentrent chez eux par la porte de corne ou d’ivoire. – Combien sontmorts qui, moins heureux que vous, n’ont pas même donné un seulbaiser à leur chimère !

« Je ne suis ni capricieuse, ni folle, nibégueule. – Ce que je fais est le résultat d’une convictionprofonde. – Ce n’est point pour vous enflammer davantage et par uncalcul de coquetterie que je me suis éloignée de C*** ;n’essayez pas de me suivre ou de me retrouver : vous n’yréussirez pas. Mes précautions pour vous dérober mes traces sonttrop bien prises ; vous serez toujours pour moi l’homme quim’a ouvert un monde de sensations nouvelles. Ce sont là de ceschoses qu’une femme n’oublie pas facilement. Quoique absente, jepenserai souvent a vous, plus souvent que si vous étiez avecmoi.

« Consolez au mieux que vous pourrezla pauvre Rosette, qui doit être au moins aussi fâchée que vous demon départ. Aimez-vous tous deux en souvenir de moi, que vous avezaimée l’un et l’autre, et dites-vous quelquefois mon nom dans unbaiser. »

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