Mademoiselle de Maupin

Chapitre 11 – Beaucoup de choses sontennuyeuses…

 

Beaucoup de choses sont ennuyeuses :il est ennuyeux de rendre l’argent qu’on avait emprunté, et qu’ons’était accoutumé à regarder comme à soi ; il est ennuyeux decaresser aujourd’hui la femme qu’on aimait hier ; il estennuyeux d’aller dans une maison à l’heure du dîner, et de trouverque les maîtres sont partis pour la campagne depuis un mois ;il est ennuyeux de faire un roman, et plus ennuyeux de lelire ; il est ennuyeux d’avoir un bouton sur le nez et leslèvres gercées le jour où l’on va rendre visite à l’idole de soncœur ; il est ennuyeux d’être chaussé de bottes facétieuses,souriant au pavé par toutes leurs coutures, et surtout de loger levide derrière les toiles d’araignée de son gousset ; il estennuyeux d’être portier ; il est ennuyeux d’êtreempereur ; il est ennuyeux d’être soi, et même d’être unautre ; il est ennuyeux d’aller à pied parce que l’on se faitmal à ses cors, à cheval parce que l’on s’écorche l’antithèse dudevant, en voiture parce qu’un gros homme se fait immanquablementun oreiller de votre épaule, sur le paquebot parce que l’on a lemal de mer et qu’on se vomit tout entier ; – il est ennuyeuxd’être en hiver parce que l’on grelotte, et en été parce qu’onsue ; mais ce qu’il y a de plus ennuyeux sur terre, en enferet au ciel, c’est assurément une tragédie, à moins que ce ne soitun drame ou une comédie.

Cela me fait réellement mal au cœur. – Qu’ya-t-il de plus niais et de plus stupide ? Ces gros tyrans àvoix de taureau, qui arpentent le théâtre d’une coulisse à l’autre,en faisant aller comme des ailes de moulin leurs bras velus,emprisonnés dans des bas de couleur de chair, ne sont-ils pas depiètres contrefaçons de Barbe-Bleue ou de Croquemitaine ?Leurs rodomontades feraient pouffer de rire quiconque se pourraittenir éveillé.

Les amantes infortunées ne sont pas moinsridicules. – C’est quelque chose de divertissant que de les voirs’avancer, vêtues de noir ou de blanc, avec des cheveux quipleurent sur leurs épaules, des manches qui pleurent sur leursmains, et le corps prêt à saillir de leur corset comme un noyauqu’on presse entre les doigts ; ayant l’air de traîner leplancher à la semelle de leurs souliers de satin, et, dans lesgrands mouvements de passion, repoussant leur queue en arrière avecun petit coup de talon. – Le dialogue, exclusivement composé deoh ! et de ah ! qu’elles gloussent en faisant la roue,est vraiment une agréable pâture et de facile digestion. – Leursprinces sont aussi fort charmants ; ils sont seulement un peuténébreux et mélancoliques, ce qui ne les empêche pas d’être lesmeilleurs compagnons qui soient au monde et ailleurs.

Quant à la comédie qui doit corriger lesmœurs, et qui s’acquitte heureusement assez mal de son devoir, jetrouve que les sermons des pères et les rabâcheries des onclessont aussi assommants sur le théâtre que dans la réalité. – Jene suis pas d’avis que l’on double le nombre des sots en lesreprésentant ; il y en a déjà bien assez comme cela, Dieumerci, et la race n’est pas près de finir. – Où est la nécessitéque l’on fasse le portrait de quelqu’un qui a un groin de porc ouun mufle de bœuf, et qu’on recueille les billevesées d’un manantque l’on jetterait par la fenêtre s’il venait chez vous ?L’image d’un cuistre est aussi peu intéressante que ce cuistrelui-même, et pour être vu au miroir, ce n’en est pas moins uncuistre. – Un acteur qui parviendrait à imiter parfaitement lesposes et les manières des savetiers ne m’amuserait pas beaucoupplus qu’un savetier réel.

Mais il est un théâtre que j’aime, c’est lethéâtre fantastique, extravagant, impossible, où l’honnête publicsifflerait impitoyablement dès la première scène, faute d’ycomprendre un mot.

C’est un singulier théâtre que celui-là. – Desvers luisants y tiennent lieu de quinquets ; un scarabéebattant la mesure avec ses antennes est placé au pupitre. Legrillon y fait sa partie ; le rossignol est premièreflûte ; de petits sylphes, sortis de la fleur des pois,tiennent des basses d’écorce de citron entre leurs jolies jambesplus blanches que l’ivoire, et font aller à grand renfort de brasdes archets faits avec un cil de Titania sur des cordes de fild’araignée ; la petite perruque à trois marteaux dont estcoiffé le scarabée chef d’orchestre frissonne de plaisir, et répandautour d’elle une poussière lumineuse, tant l’harmonie est douce etl’ouverture bien exécuter !

Un rideau d’ailes de papillon, plus mince quela pellicule intérieure d’un œuf, se lève lentement après les troiscoups de rigueur. La salle est pleine d’âmes de poètes assises dansdes stalles de nacre de perle, et qui regardent le spectacle àtravers des gouttes de rosée montées sur le pistil d’or des lis. –Ce sont leurs lorgnettes.

Les décorations ne ressemblent à aucunedécoration connue ; le pays qu’elles représentent est plusignoré que l’Amérique avant sa découverte. – La palette du peintrele plus riche n’a pas la moitié des tons dont elles sontdiaprées : tout y est peint de couleurs bizarres etsingulières : la cendre verte, la cendre bleue, l’outremer,les laques jaunes et rouges y sont prodigués.

Le ciel, d’un bleu verdissant, est zébré delarges bandes blondes et fauves ; de petits arbres fluets etgrêles balancent sur le second plan leur feuillage clairsemé,couleur de rose sèche ; les lointains, au lieu de se noyerdans leur vapeur azurée, sont du plus beau vert pomme, et il s’enéchappe çà et là des spirales de fumée dorée. – Un rayon égaré sesuspend au fronton d’un temple ruiné ou à la flèche d’une tour. –Des villes pleines de clochetons, de pyramides, de dômes,d’arcades et de rampes sont assises sur les collines et seréfléchissent dans des lacs de cristal ; de grands arbres auxlarges feuilles, profondément découpées par les ciseaux des fées,enlacent inextricablement leurs troncs et leurs branches pour faireles coulisses. Les nuages du ciel s’amassent sur leurs têtes commedes flocons de neige, et l’on voit scintiller dans leursinterstices les yeux des nains et des gnomes, leurs racinestortueuses se plongent dans le sol comme le doigt d’une main degéant. Le pivert les frappe en mesure avec son bec de corne, et deslézards d’émeraude se chauffent au soleil sur la mousse de leurspieds.

Le champignon regarde la comédie son chapeausur la tête, comme un insolent qu’il est, la violette mignonne sedresse sur la pointe de ses petits pieds entre deux brins d’herbe,et ouvre toutes grandes ses prunelles bleues, afin de voir passerle héros.

Le bouvreuil et la linotte se penchent au boutdes rameaux pour souffler les rôles aux acteurs.

À travers les grandes herbes, les hautschardons pourprés et les bardanes aux feuilles de velours,serpentent, comme des couleuvres d’argent, des ruisseaux faits avecles larmes des cerfs aux abois : de loin en loin, on voitbriller sur le gazon les anémones pareilles à des gouttes de sang,et se rengorger les marguerites la tête chargée d’une couronne deperles, comme de véritables duchesses.

Les personnages ne sont d’aucun temps nid’aucun pays ; ils vont et viennent sans que l’on sachepourquoi ni comment ; ils ne mangent ni ne boivent, ils nedemeurent nulle part et n’ont aucun métier ; ils ne possèdentni terres, ni rentes, ni maisons ; quelquefois seulement ilsportent sous le bras une petite caisse pleine de diamants groscomme des œufs de pigeon ; en marchant, ils ne font pas tomberune seule goutte de pluie de la pointe des fleurs et ne soulèventpas un seul grain de la poussière des chemins.

Leurs habits sont les plus extravagants et lesplus fantasques du monde. Des chapeaux pointus comme des clochersavec des bords aussi larges qu’un parasol chinois et des plumesdémesurées arrachées à la queue de l’oiseau de paradis et duphénix ; des capes rayées de couleurs éclatantes, despourpoints de velours et de brocart, laissant voir leur doublure desatin ou de toile d’argent par leurs crevés galonnés d’or ;des hauts-de-chausses bouffants et gonflés comme des ballons ;des bas écarlates à coins brodés, des souliers à talons hauts et àlarges rosettes ; de petites épées fluettes, la pointe enl’air, la poignée en bas, toutes pleines de ganses et derubans ; – voilà pour les hommes. Les femmes ne sont pas moinscurieusement accoutrées.

– Les dessins de Della Bella et de Romain deHooge peuvent servir à se représenter le caractère de leurajustement : ce sont des robes étoffées, ondoyantes, avec degrands plis qui chatoient comme des gorges de tourterelles etreflètent toutes les teintes changeantes de l’iris, de grandesmanches d’où sortent d’autres manches des fraises de dentellesdéchiquetées à jour, qui montent plus haut que la tête à laquelleelles servent de cadre, des corsets chargés de nœuds et debroderies, des aiguillettes, des joyaux bizarres, des aigrettes deplumes de héron, des colliers de grosses perles, des éventails dequeue de paon avec des miroirs au milieu, de petites mules et despatins, des guirlandes de fleurs artificielles, des paillettes, desgazes lamées, du fard, des mouches, et tout ce qui peut ajouter duragoût et du piquant à une toilette de théâtre.

C’est un goût qui n’est précisément nianglais, ni allemand, ni français, ni turc, ni espagnol, nitartare, quoiqu’il tienne un peu de tout cela, et qu’il ait pris àchaque pays ce qu’il avait de plus gracieux et de pluscaractéristique. – Des acteurs ainsi habillés peuvent dire tout cequ’ils veulent sans choquer la vraisemblance. La fantaisie peutcourir de tous côtés, le style dérouler à son aise ses anneauxdiaprés, comme une couleuvre qui se chauffe au soleil ; lesconcetti les plus exotiques épanouir sans crainte leurs calicessinguliers et répandre autour d’eux leur parfum d’ambre et de musc.– Rien ne s’y oppose, ni les lieux, ni les noms, ni le costume.

Comme ce qu’ils débitent est amusant etcharmant ! Ce ne sont pas eux, les beaux acteurs, qui iraient,comme ces hurleurs de drame, se tordre la bouche et se sortirles yeux de la tête pour dépêcher la tirade à effet ; – aumoins ils n’ont pas l’air d’ouvriers à la tâche, de bœufs attelés àl’action et pressés d’en finir ; ils ne sont pas plâtrés decraie et de rouge d’un demi-pouce d’épaisseur ; ils ne portentpas des poignards de fer-blanc, et ils ne tiennent pas en réservesous leur casaque une vessie de porc remplie de sang depoulet ; ils ne traînent pas le même lambeau taché d’huilependant des actes entiers.

Il parlent sans se presser, sans crier, commedes gens de bonne compagnie qui n’attachent pas grande importance àce qu’ils font : l’amoureux fait à l’amoureuse sa déclarationde l’air le plus détaché du monde ; tout en causant, il frappesa cuisse du bout de son gant blanc, ou rajuste ses canons. La damesecoue nonchalamment la rosée de son bouquet, et fait des pointesavec sa suivante ; l’amoureux se soucie très peu d’attendrirsa cruelle : sa principale affaire est de laisser tomber de sabouche des grappes de perles, des touffes de roses, et de semer envrai prodigue les pierres précieuses poétiques ; – souventmême il s’efface tout à fait, et laisse l’auteur courtiser samaîtresse pour lui. La jalousie n’est pas son défaut, et son humeurest des plus accommodantes. Les yeux levés vers les bandes d’air etles frises du théâtre, il attend complaisamment que le poète aitachevé de dire ce qui lui passait par la fantaisie pour reprendreson rôle et se remettre à genoux.

Tout se noue et se dénoue avec une insoucianceadmirable : les effets n’ont point de cause, et les causesn’ont point d’effet ; le personnage le plus spirituel estcelui qui dit le plus de sottises ; le plus sot dit les chosesles plus spirituelles ; les jeunes filles tiennent desdiscours qui feraient rougir des courtisanes ; les courtisanesdébitent des maximes de morale. Les aventures les plus inouïes sesuccèdent coup sur coup sans qu’elles soient expliquées ; lepère noble arrive tout exprès de la Chine dans une jonque de bamboupour reconnaître une petite fille enlevée ; les dieux et lesfées ne font que monter et descendre dans leurs machines. L’actionplonge dans la mer sous le dôme de topaze des flots, et se promèneau fond de l’Océan, à travers les forêts de coraux et demadrépores, ou elle s’élève au ciel sur les ailes de l’alouette etdu griffon. – Le dialogue est très universel ; le lion ycontribue par un oh ! oh ! vigoureusement poussé ;la muraille parle par ses crevasses, et, pourvu qu’il ait unepointe, un rébus ou un calembour à y jeter, chacun est libred’interrompre la scène la plus intéressante : la tête d’âne deBottom est aussi bien venue que la tête blonde d’Ariel ; –l’esprit de l’auteur s’y fait voir sous toutes les formes ; ettoutes ces contradictions sont comme autant de facettes qui enréfléchissent les différents aspects, en y ajoutant les couleurs duprisme.

Ce pêle-mêle et ce désordre apparents setrouvent, au bout du compte, rendre plus exactement la vie réellesous ses allures fantasques que le drame de mœurs le plusminutieusement étudié. – Tout homme renferme en soi l’humanitéentière, et en écrivant ce qui lui vient à la tête il réussit mieuxqu’en copiant à la loupe les objets placés en dehors delui.

Ô la belle famille ! – jeunes amoureuxromanesques, demoiselles vagabondes, serviables suivantes, bouffonscaustiques, valets et paysans naïfs, rois débonnaires, dont le nomest ignoré de l’historien, et le royaume du géographe ;graciosos bariolés, clowns aux reparties aiguës et auxmiraculeuses cabrioles ; ô vous qui laissez parler le libèrecaprice par votre bouche souriante, je vous aime et je vous adoreentre tous et sur tous : – Perdita, Rosalinde, Célie,Pandarus, Parolles, Silvio, Léandre et les autres, tous ces typescharmants, si faux et si vrais, qui, sur les ailes bigarrées de lafolie, s’élèvent au-dessus de la grossière réalité, et dans qui lepoète personnifie sa joie, sa mélancolie, son amour et son rêve leplus intime sous les apparences les plus frivoles et les plusdégagées.

Dans ce théâtre, écrit pour les fées, et quidoit être joué au clair de lune, il est une pièce qui me ravitprincipalement ; – c’est une pièce si errante, si vagabonde,dont l’intrigue est si vaporeuse et les caractères si singuliersque l’auteur lui-même, ne sachant quel titre lui donner, l’aappelée Comme il vous plaira, nom élastique, et qui répondà tout.

En lisant cette pièce étrange, on se senttransporté dans un monde inconnu, dont on a pourtant quelque vagueréminiscence : on ne sait plus si l’on est mort ou vivant, sil’on rêve ou si l’on veille ; de gracieuses figures voussourient doucement, et vous jettent, en passant, un bonjouramical ; vous vous sentez ému et troublé à leur vue, comme si,au détour d’un chemin, vous rencontriez tout à coup votre idéal, ouque le fantôme oublié de votre première maîtresse se dressâtsubitement devant vous. Des sources coulent en murmurant desplaintes à demi étouffées ; le vent remue les vieux arbres del’antique forêt sur la tête du vieux duc exilé, avec des soupirscompatissants ; et, lorsque James le mélancolique laisse allerau fil de l’eau, avec les feuilles du saule, ses philosophiquesdoléances, il vous semble que c’est vous-même qui parlez, et que lapensée la plus secrète et la plus obscure de votre cœur se révèleet s’illumine.

Ô jeune fils du brave chevalier Rowland desBois, tant maltraité du sort ! je ne puis m’empêcher d’êtrejaloux de toi ; tu as encore un serviteur fidèle, le bon Adam,dont la vieillesse est si verte sous la neige de ses cheveux. – Tues banni, mais au moins tu l’es après avoir lutté ettriomphé ; ton méchant frère t’enlève tout ton bien, maisRosalinde te donne la chaîne de son cou ; tu es pauvre,mais tu es aimé ; tu quittes ta patrie, mais la fille de tonpersécuteur te suit au-delà des mers.

Les noires Ardennes ouvrent, pour te recevoiret te cacher, leurs grands bras de feuillage ; la bonne forêt,pour te coucher, amasse au fond de ses grottes sa mousse la plussoyeuse ; elle incline ses arceaux sur ton front afin de tegarantir de la pluie et du soleil ; elle te plaint avec leslarmes de ses sources et les soupirs de ses faons et de ses daimsqui brament ; elle fait de ses rochers de complaisantspupitres pour tes épîtres amoureuses ; elle te prête lesépines de ses buissons pour les suspendre, et ordonne à l’écorce desatin de ses trembles de céder à la pointe de ton stylet quand tuveux y graver le chiffre de Rosalinde.

Si l’on pouvait, jeune Orlando, avoir commetoi une grande forêt ombreuse pour se retirer et s’isoler dans sapeine, et si, au détour d’une allée, on rencontrait celle que l’oncherche, reconnaissable, quoique déguisée ! – Mais,hélas ! le monde de l’âme n’a pas d’Ardennes verdoyantes, etce n’est que dans le parterre de poésie que s’épanouissent cespetites fleurs capricieuses et sauvages dont le parfum fait toutoublier. Nous avons beau verser des larmes, elles ne forment pas deces belles cascades argentines ; nous avons beau soupirer,aucun écho complaisant ne se donne la peine de nous renvoyer nosplaintes ornées d’assonances et de concetti. – C’est en vain quenous accrochons des sonnets aux piquants de toutes les ronces,jamais Rosalinde ne les ramasse, et c’est gratuitement que nousentaillons l’écorce des arbres de chiffres amoureux.

Oiseaux du ciel, prêtez-moi chacun une plume,l’hirondelle comme l’aigle, le colibri comme l’oiseau roc, afin queje m’en fasse une paire d’ailes pour voler haut et vite par desrégions inconnues, où je ne retrouve rien qui rappelle à monsouvenir la cité des vivants, où je puisse oublier que je suis moi,et vivre d’une vie étrange et nouvelle, plus loin que l’Amérique,plus loin que l’Afrique, plus loin que l’Asie, plus loin que ladernière île du monde, par l’océan de glace, au-delà du pôle oùtremble l’aurore boréale, dans l’impalpable royaume où s’envolentles divines créations des poètes et les types de la suprêmebeauté.

Comment supporter les conversations ordinairesdans les cercles et les salons, quand on t’a entendu parler,étincelant Mercutio, dont chaque phrase éclate en pluie d’or etd’argent, comme une bombe d’artifices sous un ciel seméd’étoiles ? Pâle Desdémona, quel plaisir veux-tu que l’onprenne, après la romance du Saule, à aucune musiqueterrestre ? Quelles femmes ne semblent pas laides à côté devos Vénus, sculpteurs antiques, poètes aux strophes demarbre ?

Ah ! malgré l’étreinte furieuse dont j’aivoulu enlacer le monde matériel au défaut de l’autre, je sens queje suis mal né, que la vie n’est pas faite pour moi, et qu’elleme repousse ; je ne puis me mêler à rien : quelque cheminque je suive, je me fourvoie ; l’allée unie, le sentierrocailleux me conduisent également à l’abîme. Si je veux prendremon essor, l’air se condense autour de moi, et je reste pris, lesailes étendues sans les pouvoir refermer. – Je ne puis ni marcherni voler ; le ciel m’attire quand je suis sur terre, la terrequand je suis au ciel ; en haut, l’aquilon m’arrache lesplumes ; en bas, les cailloux m’offensent les pieds. J’ai lesplantes trop tendres pour cheminer sur les tessons de verre de laréalité : l’envergure trop étroite pour planer au-dessus deschoses, et m’élever, de cercle en cercle, dans l’azur profond dumysticisme, jusqu’aux sommets inaccessibles de l’éternelamour ; je suis le plus malheureux hippogriffe, le plusmisérable ramassis de morceaux hétérogènes qui ait jamais existédepuis que l’Océan aime la lune, et que les femmes trompent leshommes : la monstrueuse Chimère, mise à mort par Bellérophon,avec sa tête de vierge, ses pattes de lion, son corps de chèvre etsa queue de dragon, était un animal d’une composition simple auprèsde moi.

Dans ma frêle poitrine habitent ensemble lesrêveries semées de violettes de la jeune fille pudique et lesardeurs insensées des courtisanes en orgie : mes désirs vont,comme les lions, aiguisant leurs griffes dans l’ombre et cherchantquelque chose à dévorer ; mes pensées, plus fiévreuses etplus inquiètes que les chèvres, se suspendent aux crêtes les plusmenaçantes ; ma haine, toute bouffie de poison, entortille ennœuds inextricables ses replis écaillés, et se traîne longuementdans les ornières et les ravins.

C’est un étrange pays que mon âme, un paysflorissant et splendide en apparence, mais plus saturé de miasmesputrides et délétères que le pays de Batavia : le moindrerayon de soleil sur la vase y fait éclore les reptiles et pullulerles moustiques ; – les larges tulipes jaunes, les nagassariset les fleurs d’angsoka y voilent pompeusement d’immondescharognes. La rose amoureuse ouvre ses lèvres écarlates, et faitvoir en souriant ses petites dents de rosée aux galants rossignolsqui lui récitent des madrigaux et des sonnets : rien n’estplus charmant ; mais il y a cent à parier contre un que, dansl’herbe, au bas du buisson, un crapaud hydropique rampe sur despattes boiteuses et argenté son chemin avec sa bave.

Voilà des sources plus claires et pluslimpides que le diamant le plus pur ; mais il vaudrait mieuxpour vous puiser l’eau stagnante du marais sous son manteau dejoncs pourris et de chiens noyés que de tremper votre coupe à cetteonde. – Un serpent est caché au fond, et tourne sur lui-même avecune effrayante rapidité en dégorgeant son venin.

Vous avez planté du blé ; il pousse del’asphodèle, de la jusquiame, de l’ivraie et de pâles ciguës auxrameaux vert-de-grisés. Au lieu de la racine que vous aviezenfouie, vous êtes tout surpris de voir sortir de terre les jambesvelues et tortillées de la noire mandragore.

Si vous y laissez un souvenir, et que vousveniez le reprendre quelque temps après, vous le retrouverez plusverdi de mousse et plus fourmillant de cloportes et d’insectesdégoûtants qu’une pierre posée sur le terrain humide d’unecave.

N’essayez pas d’en franchir les ténébreusesforêts ; elles sont plus impraticables que les forêts viergesd’Amérique et que les jungles de Java : des lianes fortescomme des câbles courent d’un arbre à l’autre ; des plantes,hérissées et pointues comme des fers de lance, obstruent tous lespassages ; le gazon lui-même est couvert d’un duvet brûlantcomme celui de l’ortie. Aux arceaux du feuillage se suspendent parles ongles de gigantesques chauves-souris du genre vampire ;des scarabées d’une grosseur énorme agitent leurs cornesmenaçantes, et fouettent l’air de leurs quadruples ailes ; desanimaux monstrueux et fantastiques, comme ceux que l’on voit passerdans les cauchemars, s’avancent péniblement en cassant les roseauxdevant eux. Ce sont des troupeaux d’éléphants qui écrasent lesmouches entre les rides de leur peau desséchée ou qui se frottentles flancs au long des pierres et des arbres, des rhinocéros à lacarapace rugueuse, des hippopotames au mufle bouffi et hérisséde poils, qui vont pétrissant la boue et le détritus de la forêtavec leurs larges pieds.

Dans les clairières, là où le soleil enfoncecomme un coin d’or un rayon lumineux, à travers la moite humidité,à l’endroit où vous auriez voulu vous asseoir, vous trouvereztoujours quelque famille de tigres nonchalamment couchés, humantl’air par les naseaux, clignant leurs yeux vert-de-mer et lustrantleurs fourrures de velours avec leur langue rouge-de-sang etcouverte de papilles ; ou bien c’est quelque nœud de serpentsboas à moitié endormis et digérant le dernier taureau avalé.

Redoutez tout : l’herbe, le fruit, l’eau,l’air, l’ombre, le soleil, tout est mortel.

Fermez l’oreille au babil des petitesperruches au bec d’or et au cou d’émeraude qui descendent desarbres et viennent se poser sur vos doigts en palpitant desailes ; car, avec leur joli bec d’or, les petites perruches aucou d’émeraude finiront par vous crever gentiment les yeux aumoment où vous vous abaisserez pour les embrasser. – C’estainsi !

Le monde ne veut pas de moi ; il merepousse comme un spectre échappé des tombeaux ; j’en aipresque la pâleur : mon sang se refuse à croire que je vis, etne veut pas colorer ma peau ; il se traîne lentement dans mesveines, comme une eau croupie dans des canaux engorgés. – Mon cœurne bat pour rien de ce qui fait battre le cœur de l’homme. – Mesdouleurs et mes joies ne sont pas celles de mes semblables. J’aiviolemment désiré ce que personne ne désire ; j’ai dédaignédes choses que l’on souhaite éperdument. – J’ai aimé des femmesquand elles ne m’aimaient pas, et j’ai été aimé quand j’auraisvoulu être haï : toujours trop tôt ou trop tard, plus oumoins, en deçà ou au-delà ; jamais ce qu’il auraitfallu ; ou je ne suis pas arrivé, ou j’ai été trop loin. –J’ai jeté ma vie par les fenêtres, ou je l’ai concentrée à l’excèssur un seul point, et de l’activité inquiète de l’ardélion j’ensuis venu à la morne somnolence du tériaki et du stylite sur sacolonne.

Ce que je fais a toujours l’apparence d’unrêve ; mes actions semblent plutôt le résultat dusomnambulisme que celui d’une libre volonté ; quelque choseest en moi, que je sens obscurément à une grande profondeur, qui mefait agir sans ma participation et toujours en dehors des loiscommunes ; le côté simple et naturel des choses ne se révèle àmoi qu’après tous les autres, et je saisirai tout d’abordl’excentrique et le bizarre : pour peu que la ligne biaise,j’en ferai bientôt une spirale plus entortillée qu’unserpent ; les contours, s’ils ne sont pas arrêtés de lamanière la plus précise, se troublent et se déforment. Les figuresprennent un air surnaturel et vous regardent avec des yeuxeffrayants.

Aussi, par une espèce de réaction instinctive,je me suis toujours désespérément cramponné à la matière, à lasilhouette extérieure des choses, et j’ai donné dans l’art unetrès grande place à la plastique. – Je comprends parfaitement unestatue, je ne comprends pas un homme ; où la vie commence, jem’arrête et recule effrayé comme si j’avais vu la tête de Méduse.Le phénomène de la vie me cause un étonnement dont je ne puisrevenir. – Je ferai sans doute un excellent mort, car je suis unassez pauvre vivant, et le sens de mon existence m’échappecomplètement. Le son de ma voix me surprend à un pointinimaginable, et je serais tenté quelquefois de la prendre pour lavoix d’un autre. Lorsque je veux étendre mon bras et que mon brasm’obéit, cela me paraît tout à fait prodigieux, et je tombe dans laplus profonde stupéfaction.

En revanche, Silvio, je comprends parfaitementl’inintelligible ; les données les plus extravagantes mesemblent fort naturelles, et j’y entre avec une facilitésingulière. Je trouve aisément la suite du cauchemar le pluscapricieux et le plus échevelé. – C’est la raison pourquoi le genrede pièces dont je te parlais tout à l’heure me plaît par-dessustous les autres.

Nous avons avec Théodore et Rosette de grandesdiscussions à ce sujet : Rosette goûte peu mon système, elleest pour la vérité vraie ;Théodore donne au poèteplus de latitude, et admet une vérité de convention et d’optique. –Moi, je soutiens qu’il faut laisser le champ tout à fait libre àl’auteur et que la fantaisie doit régner en souveraine.

Beaucoup de personnes de la compagnie sefondaient principalement sur ce que ces pièces étaient en généralhors des conditions théâtrales et ne pouvaient pas se jouer ;je leur ai répondu que cela était vrai dans un sens et faux dansl’autre, à peu près comme tout ce que l’on dit, et que les idéesque l’on avait sur les possibilités et les impossibilités de lascène me paraissaient manquer de justesse et tenir à des préjugésplutôt qu’à des raisons, et je dis, entre autres choses, que lapièce Comme il vous plaira était assurément trèsexécutable, surtout pour des gens du monde qui n’auraient pasl’habitude d’autres rôles.

Cela fit venir l’idée de la jouer. La saisons’avance, et l’on a épuisé tous les genres d’amusements ; l’onest las de la chasse, des parties à cheval et sur l’eau ; leschances du boston, toutes variées qu’elles soient, n’ont pas assezde piquant pour occuper la soirée, et la proposition fut reçue avecun enthousiasme universel.

Un jeune homme qui savait peindre s’offritpour faire les décorations ; il y travaille maintenant avecbeaucoup d’ardeur, et dans quelques jours elles seront achevées. –Le théâtre est dressé dans l’orangerie, qui est la plus grandesalle du château, et je pense que tout ira bien. C’est moi qui faisOrlando ; Rosette devait jouer Rosalinde, cela était de toutejustice : comme ma maîtresse et comme maîtresse de la maison,le rôle lui revenait de droit ; mais elle n’a pas voulu setravestir en homme par un caprice assez singulier pour elle, dontassurément la pruderie n’est pas le défaut. Si je n’avais pas étésûr du contraire, j’aurais cru qu’elle avait les jambes mal faites.Actuellement aucune des dames de la société n’a voulu se montrermoins scrupuleuse que Rosette, et cela a failli faire manquer lapièce ; mais Théodore qui avait pris le rôle de James lemélancolique, s’est offert pour la remplacer, attendu que Rosalindeest presque toujours en cavalier, excepté au premier acte, où elleest en femme, et qu’avec du fard, un corset et une robe il pourrafaire suffisamment illusion, n’ayant point encore de barbe et étantfort mince de taille.

Nous sommes en train d’apprendre nos rôles, etc’est quelque chose de curieux que de nous voir. – Dans tous lesrecoins solitaires du parc, vous êtes sûr de trouver quelqu’un avecun papier à la main, marmottant des phrases tout bas, levant lesyeux au ciel, les baissant tout à coup, et refaisant sept à huitfois le même geste. Si l’on ne savait pas que nous devons jouer lacomédie, assurément l’on nous prendrait pour une maisonnée de fousou de poètes (ce qui est presque un pléonasme).

Je pense que nous saurons bientôt assez pourfaire une répétition. – Je m’attends à quelque chose de trèssingulier. Peut-être ai-je tort. – J’ai eu peur un instant qu’aulieu de jouer d’inspiration nos acteurs ne s’attachassent àreproduire les poses et les inflexions de voix de quelque comédienen vogue ; mais ils n’ont heureusement pas suivi le théâtreavec assez d’exactitude pour tomber dans cet inconvénient, et ilest à croire qu’ils auront, à travers la gaucherie de gens quin’ont jamais monté sur les planches, de précieux éclairs de naturelet de ces charmantes naïvetés que le talent le plus consommé nesaurait reproduire.

Notre jeune peintre a vraiment fait desmerveilles : – il est impossible de donner une tournure plusétrange aux vieux troncs d’arbres et aux lierres qui lesenlacent ; il a pris modèle sur ceux du parc en les accentuantet les exagérant, ainsi que cela doit être pour une décoration.Tout est touché avec une fierté et un caprice admirables ; lespierres, les rochers, les nuages sont d’une forme mystérieusementgrimaçante ; des reflets miroitants jouent sur les eauxtremblantes et plus émues que le vif-argent, et la froideurordinaire des feuillages est merveilleusement relevée par desteintes de safran qu’y jette le pinceau de l’automne ; laforêt varie depuis le vert de l’émeraude jusqu’à la pourpre de lacornaline ; les tons les plus chauds et les plus frais seheurtent harmonieusement, et le ciel lui-même passe du bleu le plustendre aux couleurs les plus ardentes.

Il a dessiné tous les costumes sur mesindications ; ils sont du plus beau caractère. On a d’abordcrié qu’ils ne pourraient pas se traduire en soie et en velours,ni en aucune étoffe connue, et j’ai presque vu le moment où lecostume troubadour allait être généralement adopté. Les damesdisaient que ces couleurs tranchantes éteindraient leurs yeux. Àquoi nous avons répondu que leurs yeux étaient des astres trèsparfaitement inextinguibles, et que c’étaient, au contraire, leursyeux qui éteindraient les couleurs, et même les quinquets, lelustre et le soleil, s’il y avait lieu. – Elles n’eurent rien àrépondre à cela ; mais c’étaient d’autres objections quirepoussaient en foule et se hérissaient, pareilles à l’hydre deLerne ; on n’avait pas plutôt coupé la tête à l’une quel’autre se dressait plus entêtée et plus stupide.

– Comment voulez-vous que cela tienne ?Tout va sur le papier, mais c’est autre chose sur le dos ; jen’entrerai jamais là-dedans ! – Mon jupon est trop court aumoins de quatre doigts ; je n’oserai jamais me présenterainsi ! – Cette fraise est trop haute ; j’ai l’air d’êtrebossue et de n’avoir pas de cou.

– Cette coiffure me vieillitintolérablement.

– Avec de l’empois, des épingles et de labonne volonté, tout tient. – Vous voulez rire ! une taillecomme la vôtre, plus frêle qu’une taille de guêpe, et qui passeraitdans la bague de mon petit doigt ! je gage vingt-cinq louiscontre un baiser qu’il faudra rétrécir ce corsage. – Votre jupe estbien loin d’être trop courte, et, si vous pouviez voir quelleadorable jambe vous avez, vous seriez assurément de mon avis. – Aucontraire votre cou se détache et se dessine admirablement biendans son auréole de dentelles. – Cette coiffure ne vous vieillitpoint du tout, et, quand même vous paraîtriez quelques années deplus, vous êtes d’une si excessive Jeunesse que cela doit être onne peut plus indifférent ; en vérité, vous nous donneriezd’étranges soupçons, si nous ne savions pas où sont les morceaux devotre dernière poupée… et cœtera.

Tu ne te figures pas la prodigieuse quantitéde madrigaux que nous avons été obligés de dépenser pourcontraindre nos dames à mettre des costumes charmants, et qui leurallaient le mieux du monde.

Nous avons eu aussi beaucoup de peine à leurfaire poser congrûment leurs assassines. Quel diable degoût ont les femmes ! et de quel titanique entêtement estpossédée une petite-maîtresse vaporeuse qui croit que le jaunepaille glacé lui va mieux que le jonquille ou le rose vif. Je suissûr que, si j’avais appliqué aux affaires publiques la moitié desruses et des intrigues que j’ai employées pour faire mettre uneplume rouge à gauche et non à droite, je serais ministre d’État ouempereur pour le moins.

Quel pandémonium ! quelle cohue énorme etinextricable doit être un théâtre véritable !

Depuis que l’on a parlé de jouer la comédie,tout est ici dans le désordre le plus complet. Tous les tiroirssont ouverts, toutes les armoires vidées ; c’est un vraipillage. Les tables, les fauteuils, les consoles, tout estencombré, on ne sait où poser le pied : il traîne par lamaison des quantités prodigieuses de robes, de mantelets, devoiles, de jupes, de capes, de toques, de chapeaux ; et, quandon pense que cela doit tenir sur le corps de sept ou huitpersonnes, on se rappelle involontairement ces bateleurs de lafoire qui ont huit à dix habits les uns sur les autres : etl’on ne peut se figurer que, de tout cet amas, Il ne sortira qu’uncostume pour chacun.

Les domestiques ne font qu’aller etvenir ; – il y en a toujours deux ou trois sur le chemin duchâteau à la ville, et, si cela continue, tous les chevauxdeviendront poussifs.

Un directeur de théâtre n’a pas le tempsd’être mélancolique, et je ne l’ai guère été depuis quelque temps.Je suis tellement assourdi et assommé que je commence à ne plusrien comprendre à la pièce. Comme c’est moi qui remplis le rôle del’imprésario outre mon rôle d’Orlando, ma besogne est double. Quandil se présente quelque difficulté, c’est à moi qu’on a recours, etmes décisions n’étant pas toujours écoutées comme des oracles, celadégénère en des discussions interminables.

Si ce qu’on appelle vivre est d’être toujourssur ses jambes, de répondre à vingt personnes, de monter et dedescendre des escaliers, de ne pas penser une minute dans unejournée, je n’ai jamais tant vécu que cette semaine ; je neprends pourtant pas autant de part à ce mouvement que l’on pourraitle croire. – L’agitation est très peu profonde, et à quelquesbrasses on retrouverait l’eau morte et sans courant ; la viene me pénètre pas si facilement que cela ; et c’est même alorsque le vis le moins, quoique j’aie l’air d’agir et de me mêler à cequi se fait ; l’action m’hébète et me fatigue à un point donton ne peut se faire une idée ; – quand je n’agis pas, je penseou au moins je rêve, et c’est une façon d’existence ; – je nel’ai plus dès que je sors de mon repos d’idole deporcelaine.

Jusqu’à présent, je n’ai rien fait, etj’ignore si je ferai jamais rien. Je ne sais pas arrêter moncerveau, ce qui est toute la différence de l’homme de talent àl’homme de génie ; c’est un bouillonnement sans fin, le flotpousse le flot ; je ne puis maîtriser cette espèce de jetintérieur qui monte de mon cœur à ma tête, et qui noie toutes mespensées faute d’issues. – Je ne puis rien produire, non parstérilité, mais par surabondance ; mes idées poussent si drueset si serrées qu’elles s’étouffent et ne peuvent mûrir. – Jamaisl’exécution, si rapide et si fougueuse qu’elle soit, n’atteindra àune pareille vélocité : – quand j’écris une phrase, la penséequ’elle rend est déjà aussi loin de moi que si un siècle se fûtécoulé au lieu d’une seconde, et souvent il m’arrive d’y mêler,malgré moi, quelque chose de la pensée qui l’a remplacée dans matête.

Voilà pourquoi je ne saurais vivre, – nicomme poète ni comme amant. – Je ne puis rendre que les idées queje n’ai plus ; – je n’ai les femmes que lorsque je les aioubliées et que j’en aime d’autres ; – homme, commentpourrais-je produire ma volonté au jour, puisque, si fort que je mehâte, je n’ai plus le sentiment de ce que je fais, et que je n’agisque d’après une faible réminiscence ?

Prendre une pensée dans un filon de soncerveau, l’en sortir brute d’abord comme un bloc de marbre qu’onextrait de la carrière, la poser devant soi, et du matin au soir,un ciseau d’une main, un marteau de l’autre, cogner, tailler,gratter, et emporter à la nuit une pincée de poudre pour jeter surson écriture ; voilà ce que je ne pourrai jamais faire.

Je dégage bien en idée la svelte figure dubloc grossier, et j’en ai la vision très nette ; mais il y atant d’angles à abattre, tant d’éclats à faire sauter, tant decoups de râpe et de marteau à donner pour approcher de la forme etsaisir la juste sinuosité du contour que les ampoules me viennentaux mains, et que je laisse tomber le ciseau par terre.

Si je persiste, la fatigue prend un degréd’intensité tel que ma vue intime s’obscurcit totalement, et que jene saisis plus à travers le nuage du marbre la blanche divinitécachée dans son épaisseur. Alors je la poursuis au hasard et commeà tâtons ; je mords trop dans un endroit, je ne vais pasassez avant dans l’autre ; j’enlève ce qui devait être lajambe ou le bras, et je laisse une masse compacte où devait setrouver un vide ; au lieu d’une déesse, je fais un magot,quelquefois moins qu’un magot, et le magnifique bloc tiré à sigrands frais et avec tant de labeur des entrailles de la terre,martelé, tailladé, fouillé en tous les sens, a plutôt l’air d’avoirété rongé et percé à jour par les polypes pour en faire une rucheque façonné par un statuaire d’après un plan donné.

Comment fais-tu, Michel-Ange, pour couper lemarbre par tranches, ainsi qu’un enfant qui sculpte unmarron ? de quel acier étaient faits tes ciseauxinvaincus ? et quels robustes flancs vous ont portés, voustous, artistes féconds et travailleurs, à qui nulle matière nerésiste, et qui faites couler votre rêve tout entier dans lacouleur et dans le bronze ?

C’est une vanité innocente et permise, enquelque sorte, après ce que je viens de dire de cruel sur moncompte, et ce n’est pas toi qui m’en blâmeras, ô Silvio ! –mais quoique l’univers ne doive jamais en rien savoir, et que monnom soit d’avance voué à l’oubli, je suis un poète et unpeintre ! – J’ai eu d’aussi belles idées que nul poète dumonde ; j’ai créé des types aussi purs, aussi divins que ceque l’on admire le plus dans les maîtres. – Je les vois là, devantmoi, aussi nets, aussi distincts que s’ils étaient peintsréellement, et, si je pouvais ouvrir un trou dans ma tête et ymettre un verre pour qu’on y regardât, ce serait la plusmerveilleuse galerie de tableaux que l’on eût jamais vue. Aucun roide la terre ne peut se vanter d’en posséder une pareille. – Il y ades Rubens aussi flamboyants, aussi allumés que les plus purs quisoient à Anvers ; mes Raphaëls sont de la plus belleconservation, et ses madones n’ont pas de plus gracieuxsourires ; Buonarotti ne tord pas un muscle d’une façon plusfière et plus terrible ; le soleil de Venise brille sur cettetoile comme si elle était signée Paulus Cagliari ;les ténèbres de Rembrandt lui-même s’entassent au fond de ce cadreoù tremble dans le lointain une pâle étoile de lumière ; lestableaux qui sont dans la manière qui m’est propre ne seraientassurément dédaignés de qui que ce soit.

Je sais bien que j’ai l’air étrange à direcela, et que je paraîtrai entêté de l’ivresse grossière du plus sotorgueil ; – mais cela est ainsi, et rien n’ébranlera maconviction là-dessus. Personne sans doute ne la partagera ;qu’y faire ? Chacun naît marqué d’un sceau noir ou blanc.Apparemment le mien est noir.

J’ai même quelquefois peine à voilersuffisamment ma pensée à cet endroit ; il m’est arrivé souventde parler trop familièrement de ces hauts génies dont on doitadorer la trace et contempler la statue de loin et à genoux. Unefois, je me suis oublié jusqu’à dire : Nous autres. –Heureusement c’était devant une personne qui n’y prit pas garde,sans quoi j’eusse infailliblement passé pour le plus énorme fat quifut jamais.

– N’est-ce pas, Silvio, que je suis un poèteet un peintre ?

C’est une erreur de croire que tous les gensqui ont passé pour avoir du génie étaient réellement de plus grandshommes que d’autres. On ne sait pas combien les élèves et lespeintres obscurs que Raphaël employait dans ses ouvrages ontcontribué à sa réputation ; il a donné sa signature à l’espritet aux talents de plusieurs, – voilà tout.

Un grand peintre, un grand écrivain occupentet remplissent à eux seuls tout un siècle : ils n’ont rien deplus pressé que d’entamer à la fois tous les genres, afin que, s’illeur survient quelques rivaux, ils puissent les accuser toutd’abord de plagiat et les arrêter dès leur premier pas dans lacarrière ; c’est une tactique connue et qui, pour ne pas êtrenouvelle, n’en réussit pas moins tous les jours.

Il se peut qu’un homme déjà célèbre aitprécisément le même genre de talent que vous auriez eu ; souspeine de passer pour son imitateur, vous êtes obligé de détournervotre inspiration naturelle et de la faire couler ailleurs. Vousétiez né pour souffler à pleine bouche dans le clairon héroïque, oupour évoquer les pâles fantômes des temps qui ne sont plus ;il faut que vous promeniez vos doigts sur la flûte à sept trous, ouque vous fassiez des nœuds sur un sofa dans le fond de quelqueboudoir, le tout parce que monsieur votre père ne s’est pas donnéla peine de vous jeter en moule huit ou dix ans plus tôt, et que lemonde ne conçoit pas que deux hommes cultivent le mêmechamp.

C’est ainsi que beaucoup de noblesintelligences sont forcées de prendre sciemment une route qui n’estpas la leur, et de côtoyer continuellement leur propre domaine dontelles sont bannies, heureuses encore de jeter un coup d’œil à ladérobée par-dessus la haie, et de voir de l’autre côté s’épanouirau soleil les belles fleurs diaprées qu’elles possèdent en graineset ne peuvent semer faute de terrain.

Pour ce qui est de moi, à part le plus oumoins d’opportunité des circonstances, le plus ou moins d’air et desoleil, une porte qui est restée fermée et qui aurait dû êtreouverte, une rencontre manquée, quelqu’un que j’aurais dû connaîtreet que je n’ai pas connu, je ne sais pas si je serais jamaisparvenu à quelque chose.

Je n’ai pas le degré de stupidité nécessairepour devenir ce que l’on appelle absolument un génie, nil’entêtement énorme que l’on divinise ensuite sous le beau nom devolonté, quand le grand homme est arrivé au sommet rayonnant de lamontagne, et qui est indispensable pour y atteindre ; – jesais trop bien comme toutes choses sont creuses et ne contiennentque pourriture, pour m’attacher pendant bien longtemps à aucune etla poursuivre à travers tout ardemment et uniquement.

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